Numéro 9 - Septembre 2021

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

Partie I - Arrêts et ordonnances

ACTION CIVILE

Crim., 7 septembre 2021, n° 19-87.031(B)

Cassation partielle sans renvoi

Recevabilité – Association – Association française des victimes du terrorisme – Article 2-9 du code de procédure pénale – Constitution de partie civile par voie d'intervention à titre incident exclusivement

Le premier alinéa de l'article 2-9 du code de procédure pénale ne subordonne pas la recevabilité de la constitution de partie civile d'une association à la nécessité d'assister une victime dans l'affaire dans laquelle l'action civile est exercée, mais seulement à l'objet statutaire de l'association, qui doit tendre, fût-ce à titre non exclusif, à l'assistance des victimes d'infractions, et à la date de sa déclaration.

La constitution de partie civile d'une association n'est permise sur le fondement de ce texte qu'après que l'action publique a été mise en mouvement, donc uniquement par voie d'intervention, à titre incident.

Recevabilité – Association – Association de lutte contre l'esclavage, la traite des êtres humains, le proxénétisme ou l'action sociale en faveur des personnes prostituées – Article 2-22 du code de procédure pénale – Consentement exprès de la victime afin que l'association exerce ses droits en son propre nom – Nécessité

Il résulte du premier alinéa de l'article 2-22 du code de procédure pénale que l'accord de la victime, condition de la recevabilité de la constitution de partie civile de l'association dont l'objet statutaire comporte la lutte contre l'esclavage, la traite des êtres humains, le proxénétisme ou l'action sociale en faveur des personnes prostituées, ne se présume pas. Il doit en ressortir que la personne lésée accepte sans équivoque que l'association exerce les droits reconnus à la partie civile en son propre nom. La constitution de partie civile d'une association n'est permise sur le fondement de ce texte qu'après que l'action publique a été mise en mouvement, donc uniquement par voie d'intervention, à titre incident.

Recevabilité – Association – Association de lutte contre les crimes de guerre et crimes contre l'humanité – Article 2-4 du code de procédure pénale – Objet statutaire de l'association – Cas – Défense du droit international humanitaire – Recevabilité (oui)

Il résulte de l'article 2-4, alinéa 1, du code de procédure pénale qu'une association peut exercer les droits reconnus à la partie civile du chef de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité dès lors qu'elle se donne pour objet de combattre les crimes de guerre ou les crimes contre l'humanité. Doit en conséquence être censurée la chambre de l'instruction qui déclare irrecevable la constitution de partie civile d'une association, alors qu'il résulte des statuts de celle-ci qu'elle s'est donné pour mission de promouvoir le droit international humanitaire, ce qui implique qu'elle entend combattre les crimes de guerre, de sorte qu'elle était recevable à se constituer du chef de crimes contre l'humanité.

Les associations Sherpa et European Center for Constitutional and Human Rights, parties civiles, ont formé un pourvoi contre l'arrêt n° 5 de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, 2e section, en date du 24 octobre 2019, qui, dans l'information suivie notamment contre la société Lafarge SA, des chefs, notamment, de financement d'entreprise terroriste, complicité de crimes contre l'humanité et mise en danger de la vie d'autrui, a infirmé l'ordonnance du juge d'instruction déclarant recevables leurs constitutions de partie civile.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. La société Lafarge SA (la société Lafarge), de droit français, dont le siège social se trouve à [Localité 1], a fait construire une cimenterie près de Jalabiya (Syrie), pour un coût de plusieurs centaines de millions d'euros, qui a été mise en service en 2010. Cette cimenterie est détenue et était exploitée par une de ses sous-filiales, dénommée Lafarge Cement Syria (la société LCS), de droit syrien, détenue à plus de 98 % par la société mère.

3. Entre 2012 et 2015, le territoire sur lequel se trouve la cimenterie a fait l'objet de combats et d'occupations par différents groupes armés, dont l'organisation dite Etat islamique (EI).

4. Pendant cette période, les salariés syriens de la société LCS ont poursuivi leur travail, permettant le fonctionnement de l'usine, tandis que l'encadrement de nationalité étrangère a été évacué en Egypte dès 2012, d'où il continuait d'organiser l'activité de la cimenterie. Logés à [Z] par leur employeur, les salariés syriens ont été exposés à différents risques, notamment d'extorsion et d'enlèvement par différents groupes armés, dont l'EI.

5. Concomitamment, la société LCS a versé des sommes d'argent, par l'intermédiaire de diverses personnes, à différentes factions armées qui ont successivement contrôlé la région et étaient en mesure de compromettre l'activité de la cimenterie.

6. Celle-ci a été évacuée en urgence au cours du mois de septembre 2014, peu avant que l'EI ne s'en empare.

7. Le 15 novembre 2016, les associations Sherpa et European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), ainsi que onze employés syriens de la société LCS, ont porté plainte et se sont constitués partie civile auprès du juge d'instruction des chefs, notamment, de financement d'entreprise terroriste, de complicité de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, d'exploitation abusive du travail d'autrui et de mise en danger de la vie d'autrui.

8. Les statuts de l'association Sherpa énoncent qu'elle a pour objet de prévenir et combattre les crimes économiques et que sont entendus comme tels les « atteintes aux droits humains (droits civils, politiques et sociaux ou culturels) à l'environnement et à la santé publique perpétrées par les acteurs économiques ». Ils ajoutent que cette association « entend ainsi apporter son soutien juridique aux populations victimes de crimes économiques » (article 3).

9. Les statuts de l'association ECCHR indiquent qu'elle a pour objet de « promouvoir durablement le droit international humanitaire et les droits humains ainsi que d'aider les personnes ou les groupes de personnes qui ont été affectées par les violations des droits humains ». Ils ajoutent que « cela peut prendre la forme d'un soutien aux victimes ou aux organisations de victimes de violations des droits humains dans le besoin, mais aussi d'une mobilisation de l'opinion publique pour les besoins des victimes, que ce soit dans un cas particulier [ou] dans un cas plus général ». Ils ajoutent que cette association entend offrir un soutien juridique gratuit aux personnes et aux groupes dont les droits humains ont été violés et qui en auraient le besoin (article 2).

10. Le ministère public, le 9 juin 2017, a requis le juge d'instruction d'informer sur les faits notamment de financement d'entreprise terroriste, de soumission de plusieurs personnes à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine et de mise en danger de la vie d'autrui.

11. M. [U] [A], président directeur général de la société Lafarge de 2007 à 2015, mis en examen le 8 décembre 2017, a demandé au juge d'instruction, par requête du 20 mars 2018, de constater l'irrecevabilité de la plainte avec constitution de partie civile de ces associations.

12. Ledit juge a déclaré recevables ces constitutions de partie civile par ordonnance du 18 avril 2018, dont appel par M. [A].

Examen des moyens

Sur le premier moyen pris en sa troisième branche et le troisième moyen pris en sa première branche

13. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Sur le quatrième moyen

Enoncé du moyen

14. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré irrecevables les constitutions de partie civile des associations Sherpa et ECCHR sur le fondement de l'article 2 du code de procédure pénale, alors :

« 1°/ que pour qu'une constitution de partie civile soit recevable devant la juridiction d'instruction, il suffit que les circonstances sur lesquelles elle s'appuie permettent au juge d'admettre comme possibles l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction pénale ; qu'une infraction peut être de nature à causer à une association un préjudice direct et personnel, au sens de l'article 2 du code de procédure pénale, en raison de la spécificité du but et de l'objet de sa mission ; qu'en faisant droit à l'argumentation des mis en examen se prévalant de deux arrêts de la chambre criminelle du 11 octobre 2017 (pourvoi n° 16-86.868, publié au bulletin) et du 31 janvier 2018 (pourvoi n° 17-80.659) pour affirmer de façon générale qu'une association doit justifier d'un préjudice direct et personnel qui ne peut résulter de la seule atteinte aux intérêts collectifs que, par ses statuts, elle se propose de défendre sans répondre à l'argumentation du mémoire des associations Sherpa et ECCHR faisant valoir que la solution retenue dans ces deux arrêts, spécifiques à l'articulation entre l'article 2-23 du code de procédure pénale et l'article 2 du même code et à la matière des infractions contre la probité publique, n'a pas vocation à remettre en cause la jurisprudence constante de la chambre criminelle reconnaissant l'existence d'un préjudice personnel et direct d'une association à raison de la spécificité du but et de l'objet de sa mission, préjudice dont les associations ont justifié de façon circonstanciée devant elle, et lorsque les victimes d'infractions graves contre les personnes et les associations qui les défendent sont recevables, au stade de l'information, à se constituer partie civile du chef de ces infractions et des infractions financières auxquelles elles sont liées de façon indivisible, la chambre de l'instruction a violé les articles 2, 3 et 85 du code de procédure pénale ;

2°/ que la limitation au droit d'accès à un juge ne se concilie avec l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme que si elle tend à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ; que la preuve mise à la charge d'une association de défense de victimes de violations des droits humains d'un préjudice autre que celui résultant de la spécificité du but et de l'objet de sa mission a pour effet de priver cette association de tout droit d'accès à un juge ; qu'en déclarant irrecevables les constitutions de parties civiles des associations Sherpa et ECCHR, qui ont justifié devant la chambre de l'instruction de l'ensemble des moyens qu'elles ont mis en oeuvre pour permettre aux personnes physiques, victimes de violations graves de leurs droits garantis au titre des articles 2, 3, 4, 5 et 9 de la Convention, d'accéder à un juge et de participer à la procédure, au motif qu'elles n'apportaient pas la preuve d'un préjudice distinct de l'atteinte portée aux intérêts collectifs qu'elles ont pour mission de défendre, la chambre de l'instruction a porté une atteinte disproportionnée au droit d'accès à un juge et a violé les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, ensemble les articles 2, 3, 4, 5 et 9 de cette Convention. »

Réponse de la Cour

15. Pour déclarer irrecevables les constitutions de partie civile des associations précitées, l'arrêt retient qu'elles n'apportent aucun élément permettant de considérer qu'elles ont pu subir un préjudice présentant un caractère direct et personnel, autre que l'atteinte portée aux intérêts collectifs qu'elles ont pour mission de défendre.

16. En prononçant par ces motifs, la chambre de l'instruction a fait l'exacte application de l'article 2 du code de procédure pénale.

17. En effet, l'exercice de l'action civile devant les tribunaux répressifs est un droit exceptionnel qui, en raison de sa nature, doit être strictement renfermé dans les limites fixées par le code de procédure pénale.

18. Une telle solution ne saurait être regardée comme inconciliable avec l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme, la Cour européenne des droits de l'homme n'admettant pas en soi le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers, et ayant précisé, en conséquence, que la Convention ne garantissait ni le droit à la « vengeance privée », ni l'actio popularis (CEDH, arrêt du 12 février 2004, [I] c. France, n° 47287/99, § 70 ; CEDH, arrêt du 22 septembre 2005, Sigalas c. Grèce, n° 19754/02, § 28).

19. Il en résulte qu'une association ne peut exercer les droits reconnus à la partie civile en vue de la réparation d'un préjudice porté à un intérêt collectif que dans les conditions prévues par les articles 2-1 et suivants du code de procédure pénale.

20. Le moyen ne saurait prospérer.

Sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

21. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré irrecevables les constitutions de partie civile des associations Sherpa et ECCHR sur le fondement de l'article 2-9 du code de procédure pénale, alors :

« 1°/ que toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans qui se propose, par ses statuts, d'assister les victimes d'infractions peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions entrant dans le champ d'application de l'article 706-16 du code de procédure pénale lorsque l'action publique a été mise en mouvement par le ministère public ou la partie lésée ; que la condition de mise en mouvement de l'action publique par la partie lésée est satisfaite lorsque celle-ci a déposé plainte avec constitution de partie civile du chef de l'infraction concernée ; qu'en retenant, pour déclarer irrecevables les constitutions de partie civile des associations Sherpa et ECCHR sur le fondement de l'article 2-9 du code de procédure pénale, qu'il ne pouvait être considéré que l'action publique visant les faits de financement d'entreprise terroriste avait été mise en mouvement par la partie lésée lorsqu'il ressort des termes clairs de la plainte avec constitution de partie civile déposée le 15 novembre 2016 par l'association Sherpa, l'association ECCHR, MM. [W] [T], [CP] [W] [B], [N] [V], [E] [O], [J] [W] [C], [K] [M] [X], [L] [H], [Q] [P], [Y] [P] [S], [D] [F] et [L] [YR], en pages 1 à 3 de la plainte et en page 63, que ces onze personnes physiques ont porté plainte du chef de financement d'entreprise terroriste, la chambre de l'instruction a violé l'article 2-9 du code de procédure pénale, ensemble les articles 591 et 593 du même code ;

2°/ que l'article 2-9 du code de procédure pénale exige pour que l'action civile d'une association soit recevable que l'action publique du chef de l'infraction de terrorisme ait été mise en mouvement par le ministère public ou la partie lésée ; que pour qu'une constitution de partie civile soit recevable devant la juridiction d'instruction, il suffit que les circonstances sur lesquelles elle s'appuie permettent au juge d'admettre comme possibles l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction pénale ; que la mise en mouvement de l'action publique par la partie lésée exigée à l'article 2-9 suppose donc que celle-ci ait fait état dans sa plainte avec constitution de partie civile de circonstances permettant au juge d'admettre comme possible l'existence d'un préjudice directement causé par les faits dénoncés, sans que la partie lésée ait à invoquer expressément un préjudice personnel et direct causé par l'infraction de terrorisme ; qu'en retenant, pour déclarer irrecevables les constitutions de partie civile des associations Sherpa et ECCHR sur le fondement de l'article 2-9 du code de procédure pénale, qu'aucune des personnes physiques plaignantes n'avaient invoqué avoir subi un préjudice direct et personnel qui leur aurait été causé par les faits de financement de terrorisme, n'ayant allégué dans leur plainte qu'un préjudice causé par d'autres infractions n'entrant pas dans le champ d'application de l'article 706-16 du code de procédure pénale lorsque, dans leur plainte avec constitution de partie civile, les onze anciens salariés de l'usine de Jalabiya ont fait valoir avoir été victimes d'enlèvements et de séquestrations, d'atteintes graves à leur intégrité psychique, de menaces, de tentatives d'atteintes à leur vie et à leur intégrité physique commis par des groupes armés dont la nature terroriste n'a jamais été contestée et qu'il ressortait ainsi nécessairement de leur plainte, dénonçant les faits d'actes de terrorisme prévus à l'article 421-1 du code pénal dont ils avaient été directement victimes, l'existence de circonstances permettant au juge d'admettre comme possibles l'existence d'un préjudice personnel des anciens salariés en relation directe avec l'infraction de financement de terrorisme, laquelle fournit les moyens de son action à l'entreprise terroriste, la chambre de l'instruction, qui a ajouté une condition non prévue par le texte de l'article 2-9 du code de procédure pénale, a violé celui-ci, ensemble les articles 591 et 593 du même code ;

3°/ que le réquisitoire introductif se référant à la plainte avec constitution de partie civile, pris dans la cadre de l'article 86 du code de procédure pénale, constitue un acte de poursuite mettant en mouvement l'action publique, peu important que les conditions requises pour la recevabilité de la constitution de partie civile ne soient pas réunies sauf nécessité d'une plainte préalable de la victime exigée par la loi ; qu'une association peut se constituer partie civile sur le fondement de l'article 2-9 du code de procédure pénale lorsque l'action publique a été mise en mouvement par le ministère public ; qu'en retenant, pour déclarer irrecevables les constitutions de partie civile des associations Sherpa et ECCHR sur le fondement de l'article 2-9 du code de procédure pénale, que l'action publique visant les faits de financement d'entreprise terroriste n'avait pas été mise en mouvement par le ministère public dès lors que le réquisitoire introductif avait été pris au visa de la plainte avec constitution de partie civile lorsque le réquisitoire introductif du parquet du 9 juin 2017 du chef de financement de terrorisme a mis en mouvement, en lui-même, l'action publique du chef de cette infraction, la chambre de l'instruction a violé les articles 2-9 et 86 du code de procédure pénale, ensemble les articles 591 et 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

22. Le premier alinéa de l'article 2-9 du code de procédure pénale dispose que toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans qui se propose, par ses statuts, d'assister les victimes d'infractions peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions entrant dans le champ d'application de l'article 706-16 du même code lorsque l'action publique a été mise en mouvement par le ministère public ou la partie lésée.

23. Pour déclarer la constitution de partie civile des associations en cause irrecevable sur le fondement de ce texte, l'arrêt énonce d'abord que ces dispositions, dans le champ d'application desquelles entre l'infraction de financement d'entreprise terroriste, n'exigent pas que les statuts de l'association visent spécifiquement la défense des victimes d'actes de terrorisme et en déduit que l'association Sherpa peut être considérée comme une association d'aide aux victimes au sens de ce texte.

24. Les juges ajoutent cependant que si l'action publique a été mise en mouvement par une plainte assortie d'une constitution de partie civile déposée non seulement par les associations Sherpa et ECCHR mais aussi par des personnes physiques, il ressort de la plainte qu'aucune de ces personnes physiques n'invoque avoir subi un préjudice direct et personnel qui leur aurait été causé par les faits de financement d'entreprise terroriste, ces plaignants alléguant un préjudice causé par d'autres infractions qui n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 706-16 précité.

25. La chambre de l'instruction conclut qu'il ne peut être considéré que l'action publique visant les faits de financement d'entreprise terroriste a été mise en mouvement par la partie lésée ou le ministère public, le réquisitoire du 9 juin 2017 ayant été pris au visa de la plainte avec constitution de partie civile.

26. C'est à juste titre que la chambre de l'instruction a estimé que l'article 2-9 du code de procédure pénale, en son premier alinéa, n'interdisait pas à l'association Sherpa de se constituer partie civile, ladite association ayant notamment pour objet l'assistance aux victimes, tel étant également le cas de l'association ECCHR.

27. C'est néanmoins par des motifs erronés qu'elle a déclaré irrecevable la constitution de partie civile de ces associations sur ce fondement.

28. En premier lieu, la chambre de l'instruction ne pouvait pas retenir que l'action publique n'a pas été mise en mouvement par le ministère public, alors que le réquisitoire du 9 juin 2017 a valablement saisi le juge d'instruction des faits de financement d'entreprise terroriste, peu important que la constitution de partie civile des requérantes soit ou non recevable.

29. En effet, l'irrecevabilité de l'action civile portée devant le juge d'instruction conformément aux dispositions de l'article 85 du code de procédure pénale ne saurait atteindre l'action publique, laquelle subsiste toute entière et prend sa source exclusivement dans les réquisitions du ministère public tendant après la communication prescrite par l'article 86 du même code à ce qu'il soit informé par le juge d'instruction. Il n'en irait autrement que si la plainte de la victime était nécessaire pour mettre l'action publique en mouvement.

30. En second lieu, il est indifférent que des personnes lésées se soient constituées sur le fondement de ce texte.

31. En effet, le premier alinéa de l'article 2-9 ne subordonne pas la recevabilité de la constitution de partie civile d'une association à la nécessité d'assister une victime dans l'affaire dans laquelle l'action civile est exercée, mais seulement à l'objet statutaire de l'association, qui doit tendre à l'assistance des victimes d'infractions, et à la date de sa déclaration.

32. Pour autant, l'arrêt n'encourt pas la censure, les associations Sherpa et ECCHR s'étant, concomitamment aux personnes lésées qu'elles soutiennent, constituées partie civile à titre principal.

33. En effet, il résulte du premier alinéa de l'article 2-9 du code de procédure pénale que la constitution de partie civile d'une association n'est permise qu'après que l'action publique a été mise en mouvement, donc uniquement par voie d'intervention, à titre incident.

34. Ainsi, le moyen doit être écarté.

Sur le troisième moyen, pris en ses deuxième et troisième branches

Enoncé du moyen

35. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré irrecevables les constitutions de partie civile des associations Sherpa et ECCHR sur le fondement de l'article 2-22 du code de procédure pénale, alors :

« 2°/ que l'article 2-22 du code de procédure pénale exige seulement de l'association qu'elle justifie avoir reçu l'accord de la victime ; qu'en reprochant aux associations Sherpa et ECCHR de ne pas avoir produit de mandat écrit donné à elles par les personnes physiques s'étant constituées partie civile lorsque la plainte avec constitution de partie civile du 15 novembre 2016 pour des faits de travail forcé et de servitude, dont les deux associations et les onze anciens salariés sont simultanément signataires, matérialise en elle-même l'accord des victimes à voir ces associations exercer les droits reconnus à la partie civile, la chambre de l'instruction a violé l'article 2-22 du code de procédure pénale, ensemble les articles 591 et 593 du code de procédure pénale ;

3°/ que l'insuffisance de motifs équivaut à l'absence de motifs ; qu'en retenant que si le texte du mandat à Sherpa était reproduit, aucun exemplaire de ces mandats n'était annexé au mémoire ou versé au dossier de l'information, lorsqu'ont été annexés à la plainte avec constitution de partie civile déposée par les associations Sherpa et ECCHR et les onze personnes physiques le 15 novembre 2016 des pouvoirs/mandats en langue anglaise ou arabe donnés à Sherpa par dix d'entre eux et cotés au dossier de l'information en D5 à D15 et lorsque la traduction de ces mandats en français a figuré dans le mémoire des associations devant la chambre de l'instruction en page 15, chaque personne physique donnant expressément mandat « à l'association Sherpa et à ses partenaires en France et à l'étranger » : « - Pour se coordonner avec les avocats afin de porter plainte en mon nom devant les juridictions françaises pour toutes les violations résultant des faits liés à mon travail chez LCS et faire le suivi de la procédure ;

- Plus généralement de prendre toutes les initiatives en France et à l'étranger pour défendre mes droits et ceux des employés de LCS ;

- Pour me faire part de l'évolution de la procédure ;

- Pour obtenir compensation pour tous les dommages que j'ai subis », la chambre de l'instruction n'a pas justifié légalement sa décision au regard de l'article 2-22 du code de procédure pénale, ensemble les articles 591 et 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

36. Il résulte du premier alinéa de l'article 2-22 du code de procédure pénale que l'association dont l'objet statutaire comporte la lutte contre l'esclavage, la traite des êtres humains, le proxénétisme ou l'action sociale en faveur des personnes prostituées n'est recevable à exercer les droits reconnus à la partie civile que si, d'une part, l'action publique a été mise en mouvement, et, d'autre part, elle justifie avoir reçu l'accord de la victime ou, si celle-ci est un mineur ou un majeur protégé, celui de son représentant légal.

37. Pour déclarer la constitution de partie civile des deux associations irrecevable sur le fondement de ce texte, l'arrêt énonce que si dans son mémoire, l'association Sherpa affirme avoir reçu l'accord des parties lésées qui lui ont donné mandat pour le soutien et l'accompagnement dans cette procédure, en particulier concernant le suivi judiciaire et la représentation de leurs intérêts dans ladite procédure, et si le texte de ce mandat est reproduit, aucun exemplaire de ces mandats n'est annexé au mémoire, et ils n'ont pas été versés au dossier de l'information.

38. Les juges ajoutent qu'il en est de même pour l'association ECCHR, à supposer qu'il puisse être considéré que de par son objet statutaire de promouvoir durablement le droit international humanitaire et les droits humains ainsi que d'aider les personnes ou les groupes de personnes qui ont été affectés par les violations des droits humains, elle se propose de lutter contre l'esclavage, aucun mandat qui lui aurait été donné par les personnes physiques qui ont porté plainte avec constitution de partie civile ne figurant au dossier de l'information ou n'étant annexé au mémoire.

39. La chambre de l'instruction précise encore que les seuls mandats communiqués au magistrat instructeur sont ceux donnés par ces personnes physiques, parties civiles, à leur avocat.

40. En l'état de ces énonciations, procédant de son appréciation souveraine des faits et circonstances de la cause contradictoirement débattus, d'où il se déduit qu'il ne résultait pas des pièces de la procédure que les personnes lésées aient donné leur accord, la chambre de l'instruction a suffisamment justifié sa décision.

41. En effet, il doit résulter de l'accord prévu par l'article 2-22 du code de procédure pénale, qui ne se présume pas, que les personnes lésées acceptent sans équivoque que l'association exerce les droits reconnus à la partie civile en son propre nom.

42. Par ailleurs, comme dans le cas de l'article 2-9 du code de procédure pénale, la constitution de partie civile d'une association sur le fondement de l'article 2-22 n'est permise qu'après que l'action publique a été mise en mouvement, donc uniquement par voie d'intervention, à titre incident.

43. Il en résulte que le moyen ne saurait être accueilli.

Sur le premier moyen, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

44. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré irrecevables les constitutions de partie civile des associations Sherpa et ECCHR sur le fondement de l'article 2-4 du code de procédure pénale, alors :

« 1°/ que toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans qui se propose, par ses statuts, de combattre les crimes contre l'humanité ou les crimes de guerre ou de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité ; que les juges du fond doivent examiner les statuts d'une association agissant sur le fondement de l'article 2-4 du code de procédure pénale et rechercher si l'objet statutaire de l'association correspond à la mission visée par cette disposition, la Cour de cassation exerçant un contrôle des appréciations des juges du fond ; que la lutte contre les crimes économiques résultant des atteintes aux droits humains perpétrées par les acteurs économiques que se propose de prévenir et combattre une association comprend nécessairement les crimes contre l'humanité ; qu'en retenant, pour déclarer irrecevable la constitution de partie civile de l'association Sherpa, qu'il n'apparaissait pas, à la lecture de l'article 3 de ses statuts, que Sherpa se proposait de combattre les crimes contre l'humanité et que l'interprétation stricte de l'article 2-4 du code de procédure pénale ne saurait permettre de déduire de la formule « les atteintes aux droits humains (droits civils, politiques et sociaux ou culturels) à l'environnement et à la santé publique perpétrées par les acteurs économiques » que sont inclus les crimes contre l'humanité dans les crimes économiques que Sherpa se propose de prévenir et de combattre la chambre de l'instruction a violé les articles 2-4 du code de procédure pénale, 212-1 et 121-7 du code pénal, ensemble les articles 591 et 593 du code de procédure pénale ;

2°/ que toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans qui se propose, par ses statuts, de combattre les crimes contre l'humanité ou les crimes de guerre ou de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité ; que les juges du fond doivent examiner les statuts d'une association agissant sur le fondement de l'article 2-4 du code de procédure pénale et rechercher si l'objet statutaire de l'association correspond à la mission visée par cette disposition, la Cour de cassation exerçant un contrôle des appréciations des juges du fond ; que les crimes contre l'humanité constituent les violations les plus graves du droit international humanitaire et des droits humains ; qu'en retenant, pour déclarer irrecevable la constitution de partie civile de l'association ECCHR sur le fondement de l'article 2-4 du code de procédure pénale qu'il ne pouvait être davantage déduit de l'article 2 des statuts de l'association ECCHR précisant que « l'objet de l'association European Center for Constitutional and Human Rights est de promouvoir durablement le droit international humanitaire et des droits humains ainsi que d'aider les personnes ou les groupes de personnes qui ont été affectées par les violations des droits humains » que l'association ECCHR se propose de combattre les crimes contre l'humanité lorsque la promotion durable du droit international humanitaire et des droits humains et l'aide aux victimes de violations des droits humains comprennent nécessairement la lutte contre les crimes contre l'humanité, violations les plus graves du droit international humanitaire et des droits humains, la chambre de l'instruction a violé les articles 2-4 du code de procédure pénale, 212-1 et 121-7 du code pénal, ensemble les articles 591 et 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

Sur le moyen, pris en sa première branche

45. Pour déclarer la constitution de partie civile de l'association Sherpa irrecevable sur le fondement de l'article 2-4 du code de procédure pénale, l'arrêt retient qu'il n'y a pas lieu de déduire des statuts de cette association, compte tenu de l'interprétation stricte qui doit être faite de ce texte, texte dérogatoire au droit commun de l'article 2 du code de procédure pénale, que les crimes contre l'humanité sont inclus dans les crimes économiques que ladite association se propose de prévenir et de combattre.

46. En prononçant par ces motifs, la chambre de l'instruction a justifié sa décision.

Mais sur le premier moyen, pris en sa seconde branche

Vu l'article 2-4, premier alinéa, du code de procédure pénale :

47. Aux termes de ce texte, toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans qui se propose, par ses statuts, de combattre les crimes contre l'humanité ou les crimes de guerre ou de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité.

48. Pour déclarer irrecevable la constitution de partie civile de l'association ECCHR, l'arrêt retient qu'il ne peut être déduit des statuts de cette association qu'elle se propose de combattre les crimes contre l'humanité.

49. En se déterminant ainsi, la chambre de l'instruction a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et du principe ci-dessus rappelé.

50. En effet, en premier lieu, l'association ECCHR, ainsi qu'il résulte de ses statuts, s'est donné pour mission de promouvoir le droit international humanitaire, ce qui implique qu'elle entend combattre les crimes de guerre.

51. En second lieu, cette association était par voie de conséquence recevable à se constituer du chef de crimes contre l'humanité, une association pouvant, selon la lettre de l'article 2-4, premier alinéa, du code de procédure pénale, exercer les droits reconnus à la partie civile du chef de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité dès lors qu'elle se donne pour objet de combattre les crimes de guerre ou les crimes contre l'humanité.

52. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.

Portée et conséquence de la cassation

53. Les moyens proposés pour l'association Sherpa étant rejetés, il en résulte que sa plainte avec constitution de partie civile a été jugée à bon droit irrecevable, en sorte que le pourvoi, en ce qu'il est formé pour elle, l'est également.

54. N'impliquant pas qu'il soit à nouveau statué sur le fond, la cassation aura lieu sans renvoi, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

DÉCLARE IRRECEVABLE le pourvoi en ce qu'il est proposé pour l'association Sherpa ;

CASSE ET ANNULE l'arrêt susvisé n° 5 de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, en date du 24 octobre 2019 mais en ses seules dispositions ayant déclaré la constitution de partie civile de l'association European Center for Constitutional and Human Rights irrecevable sur le fondement de l'article 2-4 du code de procédure pénale, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;

DÉCLARE RECEVABLE la constitution de partie civile de l'association European Center for Constitutional and Human Rights sur le fondement de l'article 2-4 du code de procédure pénale ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

FIXE à 1 250 euros la somme que l'association Sherpa devra payer à la société Lafarge en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;

FIXE à 1 250 euros la somme que l'association Sherpa devra payer à M. [G] [R] en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;

FIXE à 1 250 euros la somme que l'association Sherpa devra payer M. [U] [A] en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : M. Barbier - Avocat général : M. Desportes - Avocat(s) : SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh ; SCP Spinosi ; SCP Sevaux et Mathonnet ; SCP Célice, Texidor, Périer -

Textes visés :

Article 2-9 du code de procédure pénale ; article 2-22 du code de procédure pénale ; article 2-4 du code de procédure pénale.

Rapprochement(s) :

Crim, 22 avril 2020, pourvoi n° 19-81.273, Bull. 2020.

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