Numéro 6 - Juin 2021

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

Numéro 6 - Juin 2021

RESPONSABILITE PENALE

Crim., 15 juin 2021, n° 20-83.749(P)

Rejet

Causes d'irresponsabilité ou d'atténuation – Etat de nécessité – Conditions – Danger actuel et imminent – Définition – Exclusion – Danger futur ou hypothétique

Un danger futur qu'aucune mesure actuelle ne permettrait de prévenir ne peut être assimilé, au sens de l'article 122-7 du code pénal, à un danger actuel ou imminent auquel l'infraction poursuivie serait, par elle-même, de nature à remédier.

Justifie sa décision la cour d'appel qui, pour écarter l'état de nécessité invoqué par des prévenus s'étant introduits, par effraction et sans autorisation de l'autorité compétente, dans l'enceinte d'une centrale nucléaire, énonce qu'ils ont agi pour en dénoncer le manque de protection, notamment en cas d'action terroriste, ce qui représente non un danger actuel ou imminent les menaçant directement, mais l'expression d'une crainte face à un risque potentiel, voire hypothétique.

REJET des pourvois formés par L'association Greenpeace France, M. [U] [S], M. [D] [Z], Mme [E] [O], M. [Z] [J], M. [S] [Y], Mme [A] [C], M. [I] [P], Mme [T] [Q] et M. [V] [U] contre l'arrêt de la cour d'appel de Metz, chambre correctionnelle, en date du 15 janvier 2020, qui a condamné, la première, pour provocation à infraction au code de la défense nationale, à 25 000 euros d'amende, le deuxième, pour complicité d'infraction au code de la défense nationale, à deux cent soixante-dix jours-amende à 10 euros, les suivants, pour infraction au code de la défense nationale, respectivement à cent quatre-vingts jours-amende à 4 euros, cent quatre-vingts jours-amende à 5 euros, cent quatre-vingts jours-amende à 5 euros, cent quatre-vingts jours-amende à 6 euros, cent quatre-vingts jours-amende à 10 euros, cent quatre-vingts jours-amende à 10 euros, cent quatre-vingts jours-amende à 10 euros et cent quatre-vingts jours-amende à 11 euros, a ordonné des mesures de confiscation et restitution, et a prononcé sur les intérêts civils.

Les pourvois sont joints en raison de la connexité.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le 12 octobre 2017, aux environs de 5 heures du matin, huit membres de l'association Greenpeace France se sont introduits dans l'enceinte du centre nucléaire de production électrique de [Localité 1] en escaladant une clôture et découpant des grillages.

3. Interpellés, ils se sont vu délivrer une convocation devant le tribunal correctionnel pour intrusion, sans autorisation de l'autorité compétente, dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires, au sein de terrains clos, en réunion et avec dégradation, faits prévus par les articles L. 1333-13-14, L. 1333-13-12, L. 1333-1, L. 1333-2, L. 1333-14, L. 1411-1, D. 1333-79 du code de la défense, L. 593-8 du code de l'environnement, et réprimés par les articles L. 1333-13-14, alinéa 5, et L. 1333-13-17 du code de la défense.

4. L'enquête préliminaire qui s'est poursuivie a conduit à la convocation, devant cette même juridiction, d'une part, de l'association Greenpeace du chef de la même infraction, d'autre part, de M. [S] pour complicité.

5. Les juges du premier degré ont déclaré l'ensemble des prévenus coupables des faits reprochés.

6. Les prévenus, le ministère public et la société EDF, partie civile, ont relevé appel de cette décision.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en ses deuxième, troisième et quatrième branches, le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche, le troisième moyen, pris en ses deuxième et troisième branches, le quatrième moyen, le cinquième moyen, le sixième moyen, le septième moyen et le huitième moyen

7. Il ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Sur le premier moyen, pris en sa première branche, le deuxième moyen, pris en sa troisième branche et le troisième moyen, pris en sa première branche

Enoncé des moyens

8. Le premier moyen, pris en sa première branche, critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré Mme [C], M. [Y], Mme [O], Mme [Q], MM. [P], [Z], [J] et [U] coupables du délit d'intrusion dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires en réunion et avec dégradation, alors :

« 1°/ que n'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ; que dès lors qu'un événement, s'il se réalise, ne laisse plus aucune possibilité de mener une action nécessaire pour sauvegarder la vie et l'intégrité physique de soi-même et d'autrui, le danger résultant de la carence dans l'adoption des mesures de sécurité indispensables à la sauvegarde de ces intérêts constitue un danger actuel et non éventuel ; qu'en affirmant, pour écarter l'état de nécessité, que le manque de protection des piscines d'une centrale nucléaire servant au refroidissement du combustible usagé toujours radioactif, notamment en cas d'action terroriste par voie terrestre ou aérienne dirigée contre l'installation, représente non un danger actuel ou imminent mais l'expression d'une crainte face à un risque potentiel, voire hypothétique (arrêt page 25) et en considérant ainsi que le danger ne sera actuel qu'en cas d'attaque terroriste avérée lorsqu'il résulte des conclusions des prévenus que selon plusieurs rapports d'experts et un avis de l'IRSN, l'épaisseur des murs des piscines à combustible ne permet pas de protéger ces bâtiments, qui contiennent le plus de radioactivité, contre des agressions extérieures (conclusions page 8), que selon le rapport de la commission d'enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires du 28 juin 2018, produit aux débats, en cas d'attaque terroriste contre une centrale nucléaire par voie aérienne, l'action en amont des autorités compétentes sera inefficace puisqu'elles disposeront d'un temps trop court pour pouvoir intercepter l'avion entre son identification et le choc (rapport page 103) et enfin, qu'une fois le choc intervenu et la piscine endommagée, toute intervention humaine est exclue pour en empêcher les effets à raison du rejet massif d'une radioactivité létale dans l'immédiate proximité et sur un rayon très important rapidement (conclusions page 8), la cour d'appel a violé les articles 122-7 du code pénal, L. 1333-13-12, L. 1333-13-14 du code de la défense, ensemble l'article 591 du code de procédure pénale. »

9. Le deuxième moyen, pris en sa troisième branche, critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré l'association Greenpeace France coupable d'avoir provoqué, encouragé ou incité quiconque, en l'espèce MM. [Y], [Z], [J], [P], [U] et Mmes [C], [O] et [Q], à s'introduire sans autorisation dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires, la provocation ou l'incitation ayant été suivis d'effet, alors :

« 3°/ que la cassation à intervenir sur le premier moyen de cassation entraînera par voie de conséquence la cassation du chef de dispositif de l'arrêt ayant déclaré l'association Greenpeace France coupable de provocation, suivie d'effet, à l'intrusion sans autorisation dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires. »

10. Le troisième moyen, pris en sa première branche, critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [S] coupable de complicité du délit d'intrusion dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires en réunion et avec dégradation, alors :

« 1°/ que la cassation à intervenir sur le premier moyen de cassation entraînera par voie de conséquence la cassation du chef de dispositif de l'arrêt ayant déclaré M. [S] coupable de complicité d'intrusion sans autorisation dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires. »

Réponse de la Cour

11. Les moyens sont réunis.

12. Pour écarter l'état de nécessité invoqué par l'ensemble des prévenus à l'exception de M. [S], l'arrêt, après avoir rappelé que leur introduction, par effraction et sans autorisation de l'autorité compétente, dans l'enceinte d'une centrale nucléaire, avait pour objet de dénoncer, par une action à retentissement médiatique, le manque de fiabilité de la protection d'une zone à accès réglementé et sécurisé, énonce que, selon l'article 122-7 du code pénal, l'état de nécessité ne peut être utilement invoqué que si, d'une part, le danger est actuel ou imminent c'est-à-dire réel, certain et en cours de réalisation ou est susceptible de se réaliser dans un avenir immédiat en menaçant directement la personne qui a accompli l'acte illégal, d'autre part, cet acte était le seul moyen de l'éviter.

13. Les juges ajoutent que les prévenus ont agi pour dénoncer le manque de protection des piscines d'une centrale nucléaire servant au refroidissement du combustible usagé toujours radioactif, notamment en cas d'action terroriste par voie terrestre ou aérienne dirigée contre l'installation, ce qui représente non un danger actuel ou imminent les menaçant directement, mais l'expression d'une crainte face à un risque potentiel, voire hypothétique.

14. En se déterminant ainsi, la cour d'appel a justifié sa décision.

15. En effet, en premier lieu, un danger futur qu'aucune mesure actuelle ne permettrait de prévenir ne peut être assimilé à un danger actuel ou imminent au sens de l'article 122-7 du code pénal.

16. En second lieu, l'infraction poursuivie n'était pas, par elle-même, de nature à remédier au danger dénoncé.

17. Dès lors, les moyens doivent être écartés.

Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

18. Le deuxième moyen, pris en sa première branche, critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré l'association Greenpeace France coupable d'avoir provoqué, encouragé ou incité quiconque, en l'espèce MM. [Y], [Z], [J], [P], [U] et Mmes [C], [O] et [Q], à s'introduire sans autorisation dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires, la provocation ou l'incitation ayant été suivis d'effet, alors :

« 1°/ que le juge répressif ne peut déclarer un prévenu coupable d'une infraction sans en avoir caractérisé tous les éléments constitutifs ; qu'en déclarant l'association Greenpeace France coupable du délit de provocation, suivie d'effet, à l'introduction sans autorisation dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires, qualification qui n'avait pas été auparavant envisagée, aux motifs que l'association Greenpeace France avait volontairement aidé à la préparation de l'infraction d'introduction sans autorisation dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires en l'organisant et en fournissant aux militants les moyens de commettre l'infraction (arrêt page 26), la cour d'appel, qui a en fait relevé à l'égard de l'association Greenpeace France les éléments constitutifs de la complicité d'introduction sans autorisation dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires, a violé par fausse application l'article L. 1333-13-13 du code de la défense et par refus d'application les articles 121-7 du code pénal et L. 1333-13-12 du code de la défense, ensemble les articles 388, 591 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

19. Pour requalifier les faits reprochés à l'association Greenpeace France et la déclarer coupable de provocation ou incitation, suivie d'effet, à intrusion dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires, l'arrêt énonce qu'il résulte notamment des constatations des militaires de gendarmerie intervenus sur les lieux, des images du reportage diffusé sur la chaîne de télévision Arte et des explications du représentant légal de l'association, que les faits du 12 octobre 2017 s'inscrivaient dans le cadre d'une campagne de sensibilisation sur le risque nucléaire lié à la fragilité supposée des piscines à combustible.

20. Les juges ajoutent que cette campagne a été décidée et organisée par l'association conformément à l'objet qui lui est assigné par ses statuts et que les autres prévenus n'ont fait que participer au type d'action qu'elle avait choisi.

21. En l'état de ces seules énonciations, la cour d'appel, qui a requalifié les faits en provocation à l'intrusion, mise dans le débat par la prévenue elle-même, aux lieu et place de la prévention initiale d'intrusion, a justifié sa décision.

22. Ainsi, le moyen doit être écarté.

Sur le troisième moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches

Enoncé du moyen

23. Le troisième moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches, critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [S] coupable de complicité du délit d'intrusion dans l'enceinte d'une installation civile abritant des matières nucléaires en réunion et avec dégradation, alors :

« 4°/ que l'insuffisance de motifs équivaut à l'absence de motifs ; que la complicité requiert un acte matériel d'aide ou d'assistance, de provocation ou de fourniture d'instructions ; qu'en déduisant la participation active de M. [S] à l'organisation de l'intrusion du 12 octobre 2017 d'un documentaire audiovisuel diffusé sur la chaîne Arte établissant la tenue d'une conférence par le prévenu la veille de l'événement et à proximité des lieux, dans un contexte chronologique et géographique démontrant que cette intervention était manifestement directement liée à l'intrusion programmée le lendemain, lorsque la seule proximité temporelle et géographique entre une réunion et une action militante ne saurait établir que cette réunion a contribué à l'organisation de l'action et lorsqu'il résultait de ce documentaire, unique élément de preuve fondant les poursuites, que les propos et les images de M. [S] captés et diffusés dans ce documentaire établissaient seulement, d'une part, la tenue par M. [S], salarié de Greenpeace en qualité de chargé de campagne nucléaire, d'une réunion d'information devant un public de plus de huit personnes, librement qualifiée par le journaliste commentateur de « brief », portant sur l'absence de prise en compte du danger lié à l'explosion qui viserait une piscine de refroidissement dans une centrale nucléaire et les conséquences d'un tel évènement en terme de radioactivité, accompagnée d'illustrations concernant la centrale nucléaire de Fessenheim et non de Cattenom, et d'autre part, la connaissance par M. [S] de l'action projetée par Greenpeace France le lendemain mais sans établir le moindre acte matériel de complicité par provocation, fourniture d'instructions ou aide et assistance en vue de la commission de l'acte d'intrusion dans la centrale de Cattenom le 12 octobre 2017 (conclusions pages 5-7), la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard des articles 121-7 du code pénal et L. 1333-13-12, L. 1333-13-14 du code de la défense, ensemble l'article 593 du code de procédure pénale ;

5°/ que l'insuffisance de motifs équivaut à l'absence de motifs ; que la complicité requiert un acte matériel d'aide ou d'assistance, de provocation ou de fourniture d'instructions ; qu'en déduisant la complicité de M. [S] de sa description, juste avant les faits, à la journaliste qui l'accompagnait sur le lieu de l'intrusion du mode d'action des militants et de l'objectif de l'intrusion en employant le pronom « on », de l'instruction donnée « On éteint tout, descends, descends », de son aide à l'enregistrement audiovisuel de l'intrusion par l'équipe du documentaire et à sa couverture médiatique et de son association à la réussite de celle-ci (arrêt pages 26-27), éléments qui établissaient pourtant seulement la connaissance par M. [S], salarié de Greenpeace, des modalités d'une action d'intrusion organisée par cette association, l'accompagnement par celui-ci de l'équipe du documentaire à proximité des lieux afin d'assister comme simple témoin à l'intrusion sans possibilité de communiquer avec les militants et enfin le constat formulé par le prévenu, en qualité de porte-parole de l'association, de la réussite d'une opération destinée à démontrer le danger lié à l'absence de sécurisation suffisante du site et notamment des piscines de refroidissement (conclusions pages 9-10) et qui ne caractérisaient aucun acte d'aide ou d'assistance à la commission de l'intrusion, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard des articles 121-7 du code pénal et L. 1333-13-12, L. 1333-13-14 du code de la défense, ensemble l'article 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

24. Pour déclarer le prévenu coupable de complicité d'intrusion, l'arrêt énonce qu'il connaissait parfaitement le détail de l'opération au point qu'il a pu en décrire précisément les modalités aux journalistes qui l'accompagnaient.

25. Les juges, après avoir rappelé qu'il était salarié à plein temps de l'association Greenpeace depuis 2002 et qu'il avait tenu, la veille de l'intrusion, une conférence devant plusieurs personnes à l'aide d'une illustration schématisant une centrale nucléaire et qu'il l'avait close en déclarant qu'il était prévu le lendemain de démontrer la fragilité des piscines, en déduisent que, loin d'avoir participé à une réunion d'ordre général purement informative, il avait en réalité tenu, la veille et à proximité des lieux, une conférence, qualifiée de « brief » par les journalistes qui y assistaient, et que ce contexte chronologique et géographique démontre que cette intervention était manifestement liée directement à l'intrusion du lendemain.

26. La cour d'appel retient encore qu'il a accompagné les journalistes en voiture, de nuit, et leur a expliqué le mode d'action et l'objectif de l'intrusion, avant de donner les « instructions suivantes : on éteint tout, descends, descends ». Elle en déduit qu'il les a accompagnés pour permettre l'enregistrement audiovisuel en choisissant un lieu permettant d'avoir une vue d'ensemble pour assurer la couverture médiatique que l'association se donnait pour but.

27. Elle relève enfin qu'il s'est associé à la réussite de l'opération en en faisant le bilan face à la caméra des journalistes.

28. En l'état de ces énonciations, fondées sur son appréciation souveraine des faits et qui caractérisent des actes d'aide et assistance à l'acte principal d'intrusion poursuivi, la cour d'appel a justifié sa décision.

29. Ainsi, le moyen doit être écarté.

30. Par ailleurs l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : M. Samuel - Avocat général : M. Quintard - Avocat(s) : SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh ; SCP Sevaux et Mathonnet -

Textes visés :

Article 122-7 du code pénal.

Rapprochement(s) :

Crim., 1er juin 2005, pourvoi n° 05-80.351, Bull. crim. 2005, n° 168 (cassation), et l'arrêt cité.

Crim., 16 juin 2021, n° 20-83.098(B)

Rejet

Personne morale – Conditions – Commission d'une infraction pour le compte de la société par l'un de ses organes ou représentants – Applications diverses – Intervention de salariés de filiales – Représentants de fait de la société mère

Selon l'article 121-2 du code pénal, les personnes morales sont déclarées pénalement responsables s'il est établi qu'une infraction a été commise, pour leur compte, par leurs organes ou représentants.

A justifié sa décision la cour d'appel qui, pour retenir la responsabilité pénale d'une société holding, retient que la corruption active d'agent public étranger a été commise, pour le compte de cette société, par la combinaison des interventions de trois salariés de ses filiales, représentants de fait de la société mère en raison de l'existence de l'organisation transversale propre au groupe et des missions qui leur étaient confiées, peu important l'absence de lien juridique et de délégation de pouvoirs à leur profit, et du RAC central, organe de ladite société composé de dirigeants du groupe dont la mission l'amenait à valider, pour le compte de ce groupe, le recours à des paiements illicites sous couvert de contrats de consultants.

REJET du pourvoi formé par la société Alcatel-Lucent contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris, chambre 5-13, en date du 15 mai 2020, qui, pour corruption active d'agent public étranger, l'a condamnée à 150 000 euros d'amende.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Courant 2001 à 2004, dans le cadre de l'obtention de marchés de matériels téléphoniques au Costa Rica pour un montant de près de trois cents millions de dollars, des commissions ont été versées à des agents publics de l'institut costaricien d'électricité (ICE) ainsi qu'à des personnalités politiques du Costa Rica, par la société Alcatel CIT au sein de laquelle MM. [D] et [V] exerçaient des fonctions de directeur, filiale de la société holding Alcatel SA devenue Alcatel-Lucent SA (ci-après la société), et ce, sous couvert de contrats de consultant signés par une autre filiale, la société Alcatel Standard dont le responsable était M. [F].

3. A l'issue d'une information judiciaire, la société a été renvoyée devant le tribunal correctionnel pour y être jugée du chef de corruption active d'agent public étranger, pour avoir proposé sans droit, directement ou indirectement à une personne dépositaire de l'autorité publique, chargée d'une mission de service public ou investie d'un mandat électif public dans un État étranger, des offres, des promesses, des dons ou des avantages quelconques pour elle-même ou pour autrui afin d'obtenir qu'elle accomplisse ou s'abstienne d'accomplir un acte de sa fonction ou de son mandat ou facilité par sa fonction ou son mandat, en l'espèce, en participant, par l'intermédiaire de son représentant M. [R], responsable de l'Area 1 du groupe, et de ses subordonnés, MM. [D] et [V], au recrutement de consultants implantés au Costa Rica que ces salariés d'Alcatel savaient chargés de verser des fonds, directement ou indirectement, à des agents publics du Costa Rica, afin que la société Alcatel CIT, filiale du groupe Alcatel, obtienne l'attribution et la conservation de marchés conclus avec l'ICE, en permettant le paiement des consultants et le versement des fonds illicites par sa filiale Alcatel CIT, dans un premier temps par l'approbation par le RAC (Risk Assessment Committee) central du groupe de la fiche de rentabilité du projet (IPIS, Initial Project Income Statement) en ce y compris la ligne relative aux frais d'agents, puis en validant ces paiements dans le cadre de l'établissement et de l'approbation de ses comptes consolidés. MM. [F] et [R] ont également été renvoyés devant le tribunal correctionnel.

4. Le tribunal correctionnel a relaxé MM. [F] et [R] estimant qu'il ne résultait pas du dossier la preuve qu'ils avaient en toute connaissance de cause participé activement au schéma corruptif mis en place et exécuté par MM. [D] et [V], ainsi que la société, faute d'avoir pu identifier l'organe ou le représentant ayant agi frauduleusement pour son compte.

5. Le ministère public et la prévenue, en ce que le jugement a constaté qu'il n'y avait pas d'extinction de l'action publique du chef de l'autorité de la chose jugée, ont relevé appel.

Examen des moyens

Sur les premier, deuxième, troisième et quatrième moyens et le cinquième moyen pris en ses première, deuxième, quatrième et sixième branches

6. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Sur le cinquième moyen, pris en ses troisième et cinquième branches

Enoncé du moyen

7. Le moyen, pris en ses troisième et cinquième branches, critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré la société Alcatel-Lucent coupable de corruption active d'agents publics étrangers, alors :

« 3°/ que le salarié d'une société filiale ne peut constituer le représentant de la société mère, au sens de l'article 121-2 du code pénal, qu'à la condition que les juges du fond s'expliquent sur l'existence d'une délégation de pouvoirs à son profit ; qu'en se bornant à affirmer l'existence d'un lien hiérarchique de fait entre la société Alcatel-Lucent SA et MM. [F] [R], [L] [D] et [Z] [V], salariés d'une de ses filiales, lien qui découlerait de l'organisation matricielle du groupe Alcatel, la cour d'appel n'a caractérisé aucune délégation de pouvoirs et n'a pas légalement justifié sa décision au sens de l'article 593 du code de procédure pénale ;

5°/ qu'il appartient aux juges du fond de démontrer que les faits poursuivis ont été commis par un organe ou un représentant de la personne morale au sens de l'article 121-2 du code pénal ; qu'en qualifiant le « RAC central » d'organe susceptible d'engager la responsabilité pénale d'Alcatel-Lucent SA au sens de ces dispositions, en déduisant son « pouvoir décisionnel » du seul fait que ce comité « validait le document IPIS », la cour d'appel a méconnu l'article 121-2 du code pénal et s'est prononcée par des motifs insuffisants au sens de l'article 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

8. Pour retenir notamment que MM. [R], [D] et [V] et le RAC central avaient les qualités respectives de représentants et d'organe de la société au sens de l'article 121-2 du code pénal, afin d'infirmer le jugement puis déclarer la société coupable de corruption active d'agents publics étrangers, l'arrêt attaqué, après avoir rappelé les faits constants tenant au paiement de fonds par la société CIT à des fins d'obtention des marchés, énonce, en substance, que le recours à un consultant par une société du groupe Alcatel qui décidait de répondre à un appel d'offre dans un pays étranger nécessitait l'élaboration et la signature de plusieurs documents : l'IPIS, une évaluation de la rentabilité globale de l'appel d'offres, mentionnait les coûts du projet dont le taux des commissions à verser aux consultants et était examiné notamment par un comité dédié, le RAC, soit local (composé de dirigeants de la filiale signataire du contrat) soit central (composé de dirigeants du groupe), les deux étant intervenus pour les contrats du Costa-Rica ; puis la nécessité de recourir à un consultant était déterminée par un country senior officier, en l'espèce M. [D], responsable de la filiale du pays, qui sollicitait l'accord du directeur de la zone, en l'espèce M. [R] ; puis étaient émis le FSE (Forecats Sales Expenses) mentionnant le montant et l'échéancier des commissions, signé par le président de l'Area - M. [R] -, le président d'Alcatel CIT, les présidents des business division concernées et le président d'Alcatel Standard - M. [F] - et le SAR qui comprenait l'identité du bénéficiaire des commissions et d'autres modalités et était signé par le président de l'Area et le président d'Alcatel Standard.

9. Les juges exposent que la société a mis en place, dans les années 90, une organisation matricielle avec la création de deux entités virtuelles et transversales dépourvues de personnalité juridique, regroupant d'une part les secteurs d'activités (les business groupes) d'autre part des zones géographiques (les Areas dont l'une était dirigée par M. [R]), que cette organisation ignorait les structures juridiques liant la société mère à ses nombreuses filiales, que chaque employé d'une business division ou d'une Area était juridiquement rattaché à une filiale et que la plupart des personnes citées était salariée de la société Alcatel CIT, à l'exception de M. [F], salarié de la filiale Alcatel Standard et de M. [R], salarié de la filiale Alcatel Espagne. Ils retiennent que cette organisation matricielle, bien que dénuée de personnalité juridique, impliquait des liens hiérarchiques à l'intérieur des business groups et des zones géographiques, de sorte que se superposait, pour chaque agent, une double hiérarchie, d'une part, de droit, au sein de la filiale qui le salariait et d'autre part, de fait, au sein de l'organisation matricielle et transversale, dont relevait la procédure de recrutement des consultants et que cette double hiérarchie liait, de fait, à la société pour le compte de laquelle ils agissaient, les acteurs impliqués dans le processus, que ce soit lors de la demande d'intervention d'un consultant, lors de la rédaction de l'IPIS, lors de l'approbation par le RAC local ou lors de la signature des formulaires FSE et SAR. Ils en déduisent que MM. [R] et [F], signataires des formulaires FSE et SAR, ont agi comme représentants de la société et qu'il en est de même de MM. [D] et [V], placés l'un et l'autre sous l'autorité hiérarchique matricielle de M. [R].

10. La cour d'appel rappelle qu'il est établi que MM. [D] et [V] ont conclu un pacte de corruption avec les agents publics et hommes politiques costariciens afin que la société Alcatel CIT obtienne les marchés avec l'ICE. Elle considère que la multiplication de paiements illicites, dans des zones géographiques différentes, ne saurait être uniquement le résultat de la collusion de deux salariés, mais constitue l'expression d'une politique du groupe, déterminée par la société par la mise en place d'une organisation complexe laquelle, pour les contrats d'agents, sous couvert de transparence et de collégialité, en prévoyant une multitude de documents et une pluralité d'intervenants, n'avait d'autre but que de diluer les responsabilités, chacun des intervenants ayant une responsabilité déterminée, et permettre, sous une apparence de légalité, la poursuite des contrats d'agents permettant des paiements illicites à des décideurs publics étrangers qui étaient déterminants pour les résultats commerciaux de l'entreprise.

11. Les juges relèvent enfin que le RAC central est intervenu, en l'espèce, pour l'approbation des documents IPIS et du recours à des consultants de sorte qu'il ne saurait être soutenu qu'il ne disposait d'aucun pouvoir décisionnel alors qu'il validait le document IPIS, ce qui déclenchait l'édition des documents FSE et SAR et emportait approbation de la ligne de financement des « selling commisssions », et donc des paiements illicites qui étaient pris en compte lors de l'établissement et l'approbation des comptes consolidés du groupe Alcatel.

12. Ils retiennent également que de nombreux dirigeants du groupe, particulièrement les membres des RAC local et central, avaient une connaissance générale du système mis en place pour le recours à des consultants et de l'usage final des sommes consacrées par le groupe au paiement de ses agents dans les zones à risque.

13. En l'état de ces énonciations qui procèdent de son appréciation souveraine des circonstances de fait et des éléments de preuve, la cour d'appel a justifié sa décision sans méconnaître l'article 121-2 du code pénal.

14. En effet, les juges ont établi sans insuffisance ni contradiction que, s'agissant de faits commis dans le cadre d'un groupe de sociétés dont la société condamnée est la société holding, la corruption active d'agent public étranger a été commise, pour le compte de la société mère, par la combinaison des interventions de trois salariés des filiales de la société, représentants de fait de cette dernière en raison de l'existence de l'organisation transversale propre au groupe et des missions qui leur étaient confiées, peu important l'absence de lien juridique et de délégation de pouvoirs à leur profit, et du RAC central, organe de ladite société composé de dirigeants du groupe dont la mission l'amenait à valider, pour le compte de ce groupe, le recours à des paiements illicites sous couvert de contrats de consultants.

15. Dès lors, le moyen doit être écarté.

16. Par ailleurs l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : Mme Pichon - Avocat général : M. Salomon - Avocat(s) : SCP Spinosi -

Textes visés :

Article 121-2 du code pénal.

Rapprochement(s) :

Crim., 11 juillet 2017, pourvoi n° 16-82.426, Bull. crim. 2017, n° 211 (rejet) ; Crim., 17 octobre 2017, pourvoi n° 16-87.249, Bull. crim. 2017, n° 230 (cassation), et l'arrêt cité.

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