Numéro 4 - Avril 2022

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

Partie I - Arrêts et ordonnances

ACTION PUBLIQUE

Crim., 12 avril 2022, n° 21-83.696, (B), FRH

Rejet

Extinction – Prescription – Délai – Point de départ – Infractions au code de l'environnement

Si le délit prévu par l'article L. 541-6 du code de l'environnement, consistant à abandonner, déposer ou faire déposer des déchets dans des conditions contraires aux dispositions du même code, est une infraction qui se prescrit à compter du jour où les faits la consommant ont été commis, le délai de prescription de l'action publique ne commence à courir, lorsque les actes irréguliers ont été dissimulés ou accomplis de manière occulte, qu'à partir du jour où ils sont apparus et ont pu être constatés dans des conditions permettant l'exercice des poursuites.

La société [2] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Caen, chambre correctionnelle, en date du 19 avril 2021, qui, sur renvoi après cassation (Crim., 2 mai 2018, n° 17-81.643), dans la procédure suivie contre elle du chef d'infractions au code de l'environnement, a prononcé sur les intérêts civils.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. La société [2] (la société) a été poursuivie du chef d'abandon et de dépôt illégal de déchets dangereux, pour avoir, entre le 1er janvier 2002 et le 31 janvier 2006, sur le territoire de plusieurs communes du Calvados, déversé des résidus de broyage automobile dans des sites non habilités pour les recevoir.

3. Les premiers juges ont constaté l'extinction de l'action publique du fait de la prescription et déclaré l'association [1] (le [1]) irrecevable en sa constitution de partie civile.

4. Le [1] a relevé appel de cette décision.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa seconde branche

5. Le grief n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté l'exception de prescription de l'action publique, alors :

« 1°/ que le point de départ du délai de prescription du délit de dépôt illégal de déchet dangereux ne saurait être reporté au jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement de l'action publique prétexte pris qu'il était dissimulé lorsque ce délit a été commis plus de trois ans l'entrée en vigueur de l'article 9-1 du code de procédure pénale issu de la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 ; qu'en l'espèce où les faits poursuivis ont été commis entre le 1er janvier 2002 et le 31 janvier 2006, la cour d'appel, en reportant le point de départ du délai de prescription au mois d'octobre 2008, date de la dénonciation des faits commis sur le site de Versainville par une association de défense de l'environnement parce que le dépôt des déchets dangereux sur ce site avait été dissimulé, a méconnu les articles 112-2, 4° du code pénal, 8, 591 et 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

7. Pour rejeter l'exception de prescription de l'action publique, l'arrêt attaqué énonce que si, en principe, le point de départ doit être fixé au jour de la commission de l'infraction, il en va différemment en cas d'infractions occultes ou dissimulées.

8. Les juges ajoutent que la société a été poursuivie pour avoir déposé ou fait déposer des déchets dangereux de résidus de broyage automobile sur différents sites entre mai 2002 et le 31 janvier 2006.

9. Ils relèvent que cette activité avait un caractère occulte se traduisant par la dissimulation du dépôt de ces déchets dangereux, certains étant enfouis comme sur le premier site visé par la plainte, d'autres dissimulés sous une quarantaine de centimètres de remblais, d'autres encore servant eux-mêmes de remblais sur un terrain destiné à être cultivé.

10. Ils retiennent que l'existence de ces déchets était ignorée des utilisateurs de ces terrains, leur présence dans les remblais n'apparaissant pas sur les factures et les enquêteurs n'ayant pu retracer leur cheminement et leur importance qu'à travers la comptabilité analytique de la société.

11. Ils en déduisent que le point de départ de la prescription doit être fixé au mois d'octobre 2008, date de la dénonciation des faits par une association de défense de l'environnement concernant un des sites et qui a amené la découverte des déchets sur les autres sites.

12. En l'état de ces énonciations, la cour d'appel n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.

13. En effet, le délai de prescription de l'action publique ne commence à courir, en cas de dissimulation destinée à empêcher la connaissance de l'infraction, qu'à partir du jour où celle-ci est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l'exercice des poursuites.

14. Ainsi, le moyen doit être écarté.

15. Par ailleurs l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : M. Joly - Avocat général : M. Quintard - Avocat(s) : SCP Piwnica et Molinié ; SCP Foussard et Froger -

Rapprochement(s) :

Crim., 19 mai 2004, pourvoi n° 03-86.192, Bull. crim. 2004, n° 131 (rejet) ; Crim., 19 mars 2008, pourvoi n° 07-82.124, Bull. crim. 2008, n° 71 (rejet) ; Crim., 13 octobre 2020, pourvoi n° 19-87.787, Bull. crim., (rejet).

Crim., 20 avril 2022, n° 21-81.889, (B), FS

Cassation sans renvoi

Mise en mouvement – Partie civile – Plainte avec constitution – Recevabilité – Détermination – Cas – Financement d'une entreprise terroriste – Lien d'indivisibilité – Nécessité

Lorsqu'une information judiciaire a été ouverte à la suite d'un crime ou d'un délit, les parties civiles régulièrement constituées de ce chef sont recevables à mettre en mouvement l'action publique pour l'ensemble des faits dont il est possible d'admettre qu'ils se rattachent à cette infraction par un lien d'indivisibilité, peu important que ces faits ne soient susceptibles de porter atteinte qu'à l'intérêt général lui-même.

Hors cette hypothèse d'indivisibilité, une constitution de partie civile n'est recevable devant la juridiction d'instruction que lorsque les circonstances sur lesquelles elle s'appuie permettent au juge d'admettre comme possibles l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale.

Encourt dès lors la cassation l'arrêt qui, pour déclarer recevables à se constituer partie civile du chef de financement d'une entreprise terroriste des salariés syriens constitués du chef de mise en danger délibérée de la vie d'autrui, retient que l'existence d'un lien d'indivisibilité entre ces faits apparaît possible dans la mesure où ce financement avait pour objet de permettre la poursuite de l'activité de l'usine où étaient affectés ces salariés dans des circonstances telles qu'elle les exposait à un danger pour leur vie ou, en tous cas, leur intégrité physique, alors que ce financement n'a pas seulement servi à sécuriser les déplacements des salariés, mais aussi à assurer l'approvisionnement de l'usine en matières premières ainsi qu'à permettre la vente du ciment fabriqué sur place au bénéfice d'une organisation terroriste, de sorte que n'était ainsi caractérisée que l'existence d'un lien de connexité.

La société [2] SA a formé un pourvoi contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, 2e section, en date du 4 mars 2021, qui, dans l'information suivie contre elle des chefs, notamment, de financement d'entreprise terroriste, complicité de crimes contre l'humanité et mise en danger de la vie d'autrui, a confirmé l'ordonnance du juge d'instruction rejetant sa contestation de la recevabilité des constitutions de partie civile de MM. [J] [R], [RS] [J] [H], [K] [F], [I] [M], [T] [S] [B], [Y] [E] [A], [G] [D], [C] [U] [J], [V] [U] [N], [O] [WU], [W] [RR], [J] [P], [AR] [GL] et [L] [X] du chef de financement d'entreprise terroriste.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. La société [2] SA (la société [2]), de droit français, dont le siège social se trouvait à [Localité 5], a fait construire une cimenterie près de Jalabiya (Syrie), qui a été mise en service en 2010. Cette cimenterie était exploitée par une de ses sous-filiales, dénommée [3] (la société [3]), de droit syrien, détenue à plus de 98 % par la société mère.

3. Entre 2012 et 2015, le territoire sur lequel se trouve la cimenterie a fait l'objet de combats et d'occupations par différents groupes armés, dont l'organisation dite Etat islamique (EI).

4. Pendant cette période, les salariés syriens de la société [3] ont poursuivi leur travail, permettant le fonctionnement de l'usine, tandis que l'encadrement de nationalité étrangère a été évacué en Egypte dès 2012, d'où il continuait d'organiser l'activité de la cimenterie. Logés à [Localité 4] par leur employeur, les salariés syriens ont été exposés à différents risques, notamment d'extorsion et d'enlèvement par différents groupes armés, dont l'EI.

5. La cimenterie a été évacuée en urgence au cours du mois de septembre 2014, peu avant que l'EI ne s'en empare.

6. A la suite d'une plainte du ministre des finances du 21 septembre 2016 du chef de relations financières illicites entre la France et la Syrie, une enquête a été ordonnée qui a conclu que le groupe [2], en maintenant son activité en Syrie, avait contribué indirectement aux financements de groupes armés locaux dont certains sont considérés par la communauté internationale comme terroristes.

7. Parallèlement, le 15 novembre 2016, onze employés syriens de la société [3], ainsi que les associations [6] et [1] ([1]), ont porté plainte et se sont constitués partie civile auprès du doyen des juges d'instruction des chefs de financement d'entreprise terroriste, complicité de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, exploitation abusive du travail d'autrui, négligence, mise en danger de la vie d'autrui.

8. Le ministère public, le 9 juin 2017, a requis le juge d'instruction d'informer sur les faits notamment de financement d'entreprise terroriste, de soumission de plusieurs personnes à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine et de mise en danger de la vie d'autrui.

9. Par courriers adressés au magistrat instructeur les 14 mars 2018, 4 avril 2018 et 9 mai 2018, MM. [J] [P], [AR] [GL] et [L] [X], également anciens employés syriens de la société [3], se sont constitués partie civile par voie d'intervention sans préciser sous quelles qualifications pénales.

10. Le 28 juin 2018, le juge d'instruction a procédé à la mise en examen de la société [2] des chefs, notamment, de complicité de crimes contre l'humanité, financement d'entreprise terroriste, mise en danger de la vie d'autrui.

11. Par mémoire du 13 février 2020, la société [2] a contesté la recevabilité de la constitution de partie civile des quatorze anciens salariés du chef de financement d'entreprise terroriste en exposant qu'ils ne justifiaient pas d'un préjudice direct et personnel.

12. Par ordonnance du 8 avril 2020, le juge d'instruction a rejeté la requête de la société [2].

13. La société mise en examen a relevé appel de cette décision.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses première et deuxième branches

14. Les griefs ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Sur le moyen, pris en ses autres branches

Enoncé du moyen

15. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a confirmé l'ordonnance ayant rejeté la contestation, par la société [2], des constitutions de partie civile du chef de financement d'entreprise terroriste de MM. [R], [H], [F], [M], [B], [A], [D], [J], [N], [WU], [RR], [P], [Z] et [GK], alors :

« 3°/ qu'une constitution de partie civile qui porte sur des faits insusceptibles d'avoir causé un préjudice direct et personnel au plaignant est irrecevable les concernant, quand bien même ces faits seraient indivisibles de faits délictuels pour lesquels cette constitution de partie civile est par ailleurs recevable ; que, dès lors, en se fondant exclusivement, pour déclarer recevables les constitutions de partie civile du chef de financement d'entreprise terroriste des quatorze anciens salariés de la société [3], sur la possible existence d'un lien d'indivisibilité entre ces faits et ceux de mise en danger délibérée de la vie d'autrui pour lesquels la recevabilité de leurs constitutions de partie civile n'était pas contestée, la chambre de l'instruction s'est prononcée par des motifs inopérants et a violé les articles 2, 3, 85 et 87 du code de procédure pénale ;

4°/ que l'indivisibilité entre les éléments d'une prévention suppose qu'ils soient dans un rapport mutuel de dépendance, et rattachés entre eux par un lien tellement intime, que l'existence des uns ne se comprendrait pas sans l'existence des autres ; que le délit de mise en danger délibérée de la vie d'autrui supposant, pour être constitué, que l'exposition au risque immédiat de mort ou de blessure résulte de la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, seuls sont indivisibles de ce délit les faits qui ne peuvent se comprendre sans la violation de cette obligation ; qu'en l'espèce, pour retenir l'existence possible d'un lien d'indivisibilité entre les faits de mise en danger délibérée de la vie d'autrui et ceux de financement d'une entreprise terroriste poursuivis et en déduire la recevabilité des constitutions de partie civile contestées de ce dernier chef, la chambre de l'instruction a affirmé que « l'infraction de mise en danger délibérée de la vie d'autrui pour laquelle [2] SA est mise en examen est susceptible d'être caractérisée par le maintien de l'activité de l'usine exploitée par [3], dans un contexte de guerre civile survenue en Syrie et du contrôle de la zone géographique où se situait l'usine par des groupes terroristes », que « le maintien de cette activité n'a été possible que par le versement de rémunérations » à ces groupes et que ces versements étaient « de nature à caractériser l'infraction de financement de terrorisme » ; qu'en se déterminant ainsi, lorsque le délit de mise en danger poursuivi, qui consisterait, pour la société [2], à avoir exposé les salariés de l'usine exploitée par [3] à un risque de mort ou de blessures en violant les obligations particulières prévues par les articles R. 4121-1 et 2 et R. 4141-13 du code de travail, n'est pas susceptible d'être caractérisé par la seule poursuite de l'activité de cette usine, la chambre de l'instruction, qui n'a pas expliqué en quoi la violation supposée de ces obligations particulières de prudence et de sécurité « entre 2011 et juillet 2014 » ne pourrait être envisagée indépendamment des faits de financement de terrorisme poursuivis supposément commis « courant 2013 et 2014 » dans des lieux distincts, n'a pas justifié sa décision au regard des articles 2, 3, 85 et 87 du code de procédure pénale et 223-1 du code pénal ;

5°/ que dans son mémoire régulièrement déposé, la société [2] soutenait qu'il ne pouvait exister de lien d'indivisibilité entre les faits de mise en danger délibérée de la vie d'autrui et les faits de financement de terrorisme qui lui sont reprochés dès lors que les premiers sont antérieurs aux seconds et ces deux infractions n'ont pas été commises dans les mêmes lieux, selon les termes des mises en examen prononcées à son encontre ; qu'en retenant l'existence possible d'un lien d'indivisibilité entre ces faits, sans répondre à cette articulation essentielle du mémoire dont elle était saisie, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision au regard des articles 2, 3, 85 et 87 du code de procédure pénale et 223-1 du code pénal. »

Réponse de la Cour

Sur le moyen, pris en sa troisième branche

16. Le moyen pose la question de savoir si les parties civiles recevables à se constituer par voie d'action du chef de mise en danger d'autrui le sont également du chef de financement d'une entreprise terroriste, dans l'hypothèse où il existerait un possible lien d'indivisibilité entre ces faits.

17. La Cour de cassation énonce, de façon constante, que, pour qu'une constitution de partie civile soit recevable devant la juridiction d'instruction, il suffit que les circonstances sur lesquelles elle s'appuie permettent au juge d'admettre comme possible l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale.

18. Elle juge également que, lorsqu'une information judiciaire a été ouverte à la suite d'une atteinte volontaire à la vie d'une personne, les parties civiles constituées de ce chef sont recevables à mettre en mouvement l'action publique pour l'ensemble des faits dont il est possible d'admettre qu'ils se rattachent à ce crime par un lien d'indivisibilité, peu important que ces faits ne soient pas susceptibles de leur causer un préjudice personnel et direct, au sens de l'article 2 du code de procédure pénale (Crim., 4 avril 2012, pourvoi n° 11-81.124, Bull. crim. 2012, n° 86).

19. L'indivisibilité des faits, qui suppose un lien tellement intime entre eux que l'existence des uns ne se comprendrait pas sans celle des autres (Crim., 31 mai 2016, pourvoi n° 15-85.920, Bull. crim. 2016, n° 165), commande en effet qu'ils fassent simultanément l'objet de poursuites, même en cas d'inaction du ministère public.

20. Cette règle s'impose notamment lorsque les faits indivisibles ne sont susceptibles de porter atteinte qu'à l'intérêt général lui-même. Tel est le cas du financement d'entreprise terroriste incriminé à l'article 421-2-2 du code pénal (Crim., 7 septembre 2021, pourvoi n° 19-87.367, publié au Bulletin).

21. Une interprétation différente, qui exclurait la possibilité pour la partie civile de saisir le juge d'instruction des faits indivisibles susceptibles de caractériser une infraction d'intérêt général, aurait pour conséquence de faire obstacle à la manifestation de la vérité relativement aux faits pour lesquels la partie civile est recevable à se constituer.

22. Dès lors, le grief doit être écarté.

Mais sur le moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches

Vu les articles 1, 2 et 85 du code de procédure pénale :

23. Il ressort de ces textes que, hors l'hypothèse d'indivisibilité, une constitution de partie civile n'est recevable devant la juridiction d'instruction que lorsque les circonstances sur lesquelles elle s'appuie permettent au juge d'admettre comme possible l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale.

24. Pour confirmer l'ordonnance du juge d'instruction rejetant la requête de la société [2] tendant à voir déclarer irrecevable la constitution de partie civile de quatorze anciens salariés de la société [3] du chef de financement d'entreprise terroriste, l'arrêt retient, d'une part, qu'il résulte de l'information judiciaire que l'infraction de mise en danger délibérée de la vie d'autrui, pour laquelle la société requérante est mise en examen, est susceptible d'être caractérisée par le maintien de l'activité de l'usine exploitée par [3], dans le contexte de la guerre civile survenue en Syrie et du contrôle de la zone géographique où se situait l'usine par des groupes terroristes, dont l'EI, ce, alors que des salariés étaient enlevés et séquestrés depuis 2012 et que l'ensemble des salariés expatriés avait été évacué depuis cette date.

25. Les juges ajoutent que le maintien de cette activité n'a été possible que par le versement de rémunérations via différents intermédiaires afin, d'une part, d'assurer l'approvisionnement de la cimenterie en matières premières par l'organisation EI ou tout autre groupe terroriste, d'autre part, de garantir la circulation des employés et des marchandises de celle-ci sur le territoire occupé par lesdites organisations terroristes et, enfin, de permettre la vente du ciment fabriqué sur place au bénéfice de l'organisation terroriste EI.

26. Ils relèvent que ce sont ces versements qui sont de nature à caractériser l'infraction de financement d'une entreprise terroriste pour laquelle la société requérante est mise en examen.

27. Ils en déduisent qu'en l'état de l'information judiciaire, l'existence d'un lien d'indivisibilité entre les faits de mise en danger délibérée de la vie d'autrui et de financement d'une entreprise terroriste apparaît possible dans la mesure où ce financement avait pour objet de permettre la poursuite de l'activité de l'usine dans des circonstances telles qu'elle exposait les salariés syriens à un danger pour leur vie ou, en tous cas, leur intégrité physique.

28. Ils en concluent que les salariés en cause, qui se sont constitués partie civile pour mise en danger délibérée de la vie d'autrui, que ce soit par la mise en mouvement de l'action publique ou ultérieurement par voie d'intervention, sont recevables à se constituer partie civile pour l'ensemble des faits, notamment ceux susceptibles de caractériser l'infraction de financement d'une entreprise terroriste, dont il est possible d'admettre qu'ils se rattachent au délit de mise en danger délibérée de la vie d'autrui par un lien d'indivisibilité.

29. En l'état de ces motifs, desquels il résulte que le financement d'entreprise terroriste n'a pas seulement servi à permettre les déplacements des salariés et qui ne caractérisent ainsi que l'existence d'un lien de la connexité, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé.

30. La cassation est par conséquent encourue.

Portée et conséquences de la cassation

31. La cassation aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, en date du 4 mars 2021 ;

DÉCLARE irrecevable la constitution de partie civile de MM. [J] [R], [RS] [J] [H], [K] [F], [I] [M], [T] [S] [B], [Y] [E] [A], [G] [D], [C] [U] [J], [V] [U] [N], [O] [WU], [W] [RR], [J] [P], [AR] [GL] et [L] [X] du chef de financement d'entreprise terroriste ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : Mme Labrousse - Avocat général : M. Quintard - Avocat(s) : SCP Spinosi ; SCP Zribi et Texier -

Crim., 21 avril 2022, n° 21-82.877, (B), FRH

Cassation

Mise en mouvement – Plainte préalable – Formalisme particulier (non)

Constitue une plainte, au sens de l'article 85 du code de procédure pénale, une information portée, même sans formalisme particulier, à la connaissance de l'autorité judiciaire ou d'un service de police, ou d'une unité de gendarmerie, et relative à des faits susceptibles de revêtir une qualification pénale.

Encourt la cassation l'arrêt de la chambre de l'instruction qui déclare irrecevable la plainte avec constitution de partie civile des demandeurs, au motif qu'ils n'ont pas déposé une plainte préalable, alors même qu'elle a constaté que ces derniers avaient sollicité, dans un courrier adressé au procureur de la République, des investigations complémentaires afin que soient déterminées les circonstances exactes de la mort de leur fille, et qu'ils avaient communiqué, dans un courrier postérieur, un rapport d'expertise réalisé à leur initiative, destiné à déterminer si le conducteur circulant sur la voie inverse utilisait son téléphone au moment de la collision.

Mme [T] [S] et M. [U] [J], parties civiles, ont formé des pourvois contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes, en date du 9 avril 2021, qui a déclaré irrecevable leur constitution de partie civile contre personne non dénommée, du chef d'homicide involontaire.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. Le 27 décembre 2014, [I] [J], qui, circulait à bord d'un véhicule automobile sur une route départementale, dans les Côtes d'Armor, est décédée dans une collision avec un véhicule circulant sur la voie opposée.

3. La procédure, ouverte après l'accident, a été classée par le procureur de la République.

4. Les parents de la victime, Mme [T] [S] et M. [U] [J], ont alors déposé plainte avec constitution de partie civile du chef d'homicide involontaire le 26 novembre 2018.

5. Le 27 décembre 2019, le juge d'instruction a rendu une ordonnance d'irrecevabilité de cette plainte avec constitution de partie civile.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a confirmé l'ordonnance ayant déclaré irrecevable la plainte avec constitution de partie civile de Mme [S] et M. [J] en l'absence de plainte préalable, alors :

« 1°/ que constitue une plainte le courrier adressé au procureur de la République par la victime de faits susceptibles de recevoir une qualification pénale, lui demandant d'enquêter sur ces faits afin que puissent être rassemblées les preuves de la responsabilité pénale de leur auteur ; que dans leur courrier adressé le 23 avril 2015 au procureur de la République, Mme [S] et M. [J] indiquaient expressément que l'accident ayant provoqué le décès de leur fille [I] avait pu être causé par « la vitesse » du véhicule conduit par M. [G] [H], ou encore par « un acte de malveillance sur le véhicule », en soulignant que cela pouvait « entraîner une recherche en responsabilité pénale », et sollicitaient tout aussi expressément « une réouverture du dossier pour un complément d'enquête » afin que leur soient offerts « les moyens de cette preuve » que les lacunes de l'enquête effectuée par la gendarmerie ne leur avaient pas permis d'obtenir ; qu'en retenant, pour juger que ce courrier ne pouvait s'analyser comme une plainte préalable, qu'« il ressort de la lecture de ce document qu'ils sollicitent l'organisation d'investigations complémentaires afin que soient déterminées les circonstances exactes du décès de leur fille, sans qu'à aucun moment ils n'indiquent déposer plainte », quand il en ressortait pourtant que Mme [S] et M. [J] y informaient le procureur de faits susceptibles de recevoir une qualification pénale en lui demandant d'user de ses prérogatives pour qu'une enquête approfondie soit menée, ce qui constitue le propre d'une plainte pénale, la chambre de l'instruction a violé les articles 40 et 85 du code de procédure pénale et 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que la personne qui, s'étant constituée partie civile en portant plainte devant le juge d'instruction, a omis de justifier du dépôt préalable d'une plainte auprès du procureur de la République ou d'un service de police judiciaire, demeure recevable à apporter cette justification devant la chambre de l'instruction au soutien de son appel de l'ordonnance du magistrat instructeur ayant sanctionné sa carence en déclarant sa constitution de partie civile irrecevable ; que pour juger que « la condition d'une plainte préalable à la constitution de partie civile prévue par l'article 85, alinéa 2, du code de procédure pénale n'est pas remplie », la chambre de l'instruction a également retenu que « le courrier du 23 avril 2015 que les requérants présentent comme étant une plainte n'était pas joint à leur plainte avec constitution de partie civile contrairement à ce prévoit le texte susvisé », qu'en statuant ainsi, elle a, de nouveau, violé l'article 85 du code de procédure pénale et l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 85 du code de procédure pénale :

7. Constitue une plainte, au sens de cet article, toute information portée, sans formalisme particulier, à la connaissance de l'autorité judiciaire ou d'un officier ou agent de police judiciaire, et relative à des faits susceptibles de revêtir une qualification pénale.

8. La personne qui, s'étant constituée partie civile en portant plainte devant le juge d'instruction, a omis de justifier du dépôt préalable d'une plainte auprès du procureur de la République ou d'un service de police judiciaire dans les conditions fixées par le deuxième alinéa du texte susvisé, demeure recevable à apporter ces justifications devant la chambre de l'instruction au soutien de son appel de l'ordonnance du juge d'instruction ayant sanctionné sa carence en déclarant sa constitution de partie civile irrecevable.

9. Pour déclarer irrecevable la constitution de partie civile des demandeurs devant le juge d'instruction, l'arrêt attaqué énonce qu'aucune plainte n'a été déposée dans le cadre de la procédure établie par les services de gendarmerie à la suite de l'accident dans lequel leur fille est décédée et que leur courrier adressé, le 23 avril 2015, au procureur de la République ne constitue pas une plainte.

10. Les juges relèvent que, s'ils y sollicitent l'organisation d'investigations complémentaires afin que soient déterminées les circonstances exactes du décès de leur fille, ils ne déclarent pas porter plainte.

11. Ils ajoutent que la correspondance adressée par leur avocat au procureur de la République le 29 novembre 2016, laquelle a pour objet de communiquer à ce magistrat le rapport de l'expertise qu'ils ont fait réaliser et de solliciter la mise en oeuvre de réquisitions téléphoniques destinées à déterminer si M. [H], conducteur de l'autre véhicule impliqué dans l'accident, utilisait son téléphone portable au moment de la collision, ne mentionne pas que cette demande ferait suite à une plainte déposée par les intéressés.

12. Les juges ajoutent que le courrier du 23 avril 2015, que les requérants présentent comme étant une plainte préalable, n'était pas joint à leur constitution de partie civile.

13. Ils en concluent que celle-ci est irrecevable.

14. En prononçant ainsi, alors qu'il résulte des constatations de l'arrêt que les demandeurs avaient entendu saisir le procureur de la République de faits constituant une infraction pénale, d'une part, et qu'ils avaient justifié devant la chambre de l'instruction du dépôt d'une plainte préalable, d'autre part, la chambre de l'instruction a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé.

15. La cassation est par conséquent encourue.

Portée et conséquences de la cassation

16. La cassation aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes, en date du 9 avril 2021 ;

DÉCLARE recevables les constitutions de partie civile de Mme [T] [S] et M. [U] [J] ;

ORDONNE le retour du dossier au doyen des juges d'instruction du tribunal judiciaire de Saint-Brieuc aux fins d'application des articles 88 et suivants du code de procédure pénale.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : Mme Barbé - Avocat général : M. Salomon - Avocat(s) : SCP Gaschignard -

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