Numéro 12 - Décembre 2019

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

Partie I - Arrêts et ordonnances

ACTION CIVILE

Crim., 17 décembre 2019, n° 18-85.191, (P)

Rejet

Préjudice – Réparation – Réparation intégrale – Réparation du préjudice esthétique permanent et du préjudice d'agrément – Indemnisation de dépenses de santé futures – Exclusion (non)

La réparation du préjudice esthétique permanent, consistant en l'altération de l'apparence physique de la victime, et du préjudice d'agrément, consistant en l'impossibilité de pratiquer une activité sportive ou de loisirs dans les mêmes conditions qu'avant l'accident, de nature extra-patrimoniale, ne saurait exclure par principe le droit à l'indemnisation de dépenses de santé futures destinées à acquérir et à renouveler une prothèse esthétique et une prothèse de sport permettant la pratique d'activités physiques, ces chefs de préjudice étant distincts.

REJET et CASSATION sur les pourvois formés par M. Y... U..., partie civile,

La société GMF assurances, partie intervenante, contre l'arrêt de la cour d'appel de Caen, chambre correctionnelle, en date du 20 avril 2018, qui, sur renvoi après cassation (Crim., 5 avril 2016, n° 15-80.577), dans la procédure suivie contre M. C... J... du chef de blessures involontaires, a prononcé sur les intérêts civils.

LA COUR,

Joignant les pourvois en raison de la connexité ;

Vu les mémoires produits, en demande et en défense ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure que M. U... a été victime, le 19 octobre 2006, d'un accident de la circulation dont M. J..., assuré auprès de la société GMF, a été déclaré tenu à réparation intégrale ; que par jugement du 26 juillet 2011, le tribunal a prononcé sur les intérêts civils ; que par arrêt du 13 juin 2013, la cour d'appel a partiellement infirmé ce jugement, condamné M. J... à payer à la partie civile diverses sommes en réparation de son préjudice corporel et a, notamment, sursis à statuer sur les frais d'appareillages rendus nécessaires par l'amputation de la jambe gauche de la victime et ordonné une nouvelle expertise relative à ceux-ci ; que par arrêt du 8 janvier 2015, la cour d'appel de Caen a fixé, notamment, le poste correspondant au coût d'acquisition de la première prothèse fonctionnelle et a sursis à statuer sur le coût de renouvellement de celle-ci et sur l'acquisition d'une prothèse de seconde mise (dite « de secours ») ; que sur pourvois formés par M. U... et la société GMF, cette décision a été cassée par l'arrêt précité de la chambre criminelle, uniquement en ce que la cour d'appel a omis de fixer le terme du sursis à statuer ; que, sur renvoi après cassation, la cour d'appel a été saisie des demandes d'indemnisation au titre de l'acquisition et du renouvellement de ces frais d'appareillage (sous-poste des dépenses de santé futures) ;

I - Sur le pourvoi de la société GMF assurances :

Vu l'article 567-1-1 du code de procédure pénale ;

Attendu que le moyen n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ;

II - Sur le pourvoi de M. U... :

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 1382, devenu 1240 du code civil, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale, ensemble le principe de la réparation intégrale ;

en ce que l'arrêt a limité à la somme de 1 210 496,27 euros la condamnation de M. J... envers M. U... au titre des frais d'appareillage hors acquisition de la prothèse fonctionnelle (autrement appelée « de première mise »), après imputation des sommes prises en charge par la CPAM du Calvados ;

1°) alors que le montant de l'indemnité allouée au titre des dépenses de santé futures, et notamment des frais de prothèse, doit être évalué en fonction des besoins de la victime et ne saurait être subordonné à la production de justifications des dépenses effectives ;

qu'en jugeant, pour refuser d'indemniser M. U... au titre de la prothèse fonctionnelle « Genium » ainsi que des accessoires (manchons et emboîtures) pour la période courant de 2008 (date de la consolidation) à 2014 (date de l'acquisition par ses soins de la prothèse « Genium »), qu'il avait bénéficié pendant cette période d'une prothèse C-LEG intégralement remboursée par la sécurité sociale (arrêt, p. 5, § 4), quand il résultait de ses propres constatations que la réparation intégrale de son préjudice supposait l'acquisition et le renouvellement d'une prothèse de type « Genium », ce besoin existant depuis la consolidation de son dommage et l'indemnisation due à ce titre ne pouvant être limitée à la période à partir de laquelle M. U... a justifié avoir fait l'acquisition effective de cette prothèse, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

2°) alors que le montant de l'indemnité allouée au titre des dépenses de santé futures, et notamment des frais de prothèse, doit être évalué en fonction des besoins de la victime et ne saurait être subordonné à la production de justifications des dépenses effectives ;

qu'en jugeant, pour refuser d'indemniser M. U... au titre de la prothèse de seconde mise ainsi que des accessoires (manchons et emboîtures) pour la période courant de 2008 (date de la consolidation) à la date de l'arrêt, qu'il n'aurait droit, pour le passé, qu'à l'indemnisation du « matériel effectivement acquis » (arrêt, p. 7, § 5) et qu'il « ne justifi[ait] pas de dépenses passées relatives à une prothèse de seconde mise » (arrêt, p. 7, § 6), quand il résultait pourtant de ses propres constatations que, « pour être replacé dans la situation la plus proche possible de celle qui aurait été la sienne en l'absence d'accident, M. U..., qui n'est âgé que de 31 ans, avec des enfants en bas âge et une vie professionnelle à construire, doit disposer de deux prothèses identiques afin de maintenir son autonomie durant les entretiens et réparations » (arrêt, p. 7, § 3), ce dont résultait l'existence d'un besoin depuis la date de consolidation, à l'origine d'un préjudice indemnisable depuis cette date, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

3°) alors que le montant de l'indemnité allouée au titre des dépenses de santé futures, et notamment des frais de prothèse, doit être évalué en fonction des besoins de la victime et ne saurait être subordonné à la production de justifications des dépenses effectives ;

qu'en n'allouant une indemnité au titre de la prothèse de bain et de son revêtement esthétique qu'à compter de la date de sa décision, quand il ressortait de ses propres constatations que l'acquisition de cette prothèse était nécessaire à la « juste indemnisation » du préjudice de M. U... (arrêt, p. 8, § 2), ce dont résultait l'existence d'un besoin remontant à la date de consolidation, à l'origine d'un préjudice indemnisable depuis cette date, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

4°) alors qu'en toute hypothèse, il appartient aux juridictions du fond de réparer, dans les limites des conclusions des parties, le préjudice dont elles reconnaissent le principe ; que la cour d'appel a constaté que M. U... devait renouveler les emboitures de sa prothèse fonctionnelle à raison de quatre sur une période de six ans, soit une tous les dix-huit mois (arrêt, p. 5, in fine) ; qu'en allouant une indemnité pour trois années à compter de février 2014, puis en capitalisant le besoin annuel à compter de février 2020, la cour d'appel, qui a privé M. U... de l'indemnisation de trois années (février 2017 à février 2020) de ses besoins en emboîtures sur la période 2014/2020, refusant donc la réparation d'un préjudice dont elle avait reconnu le principe, a violé les textes susvisés ;

5°) alors que le préjudice subi par la victime d'une infraction pénale doit être réparé intégralement, sans qu'il en résulte pour elle une perte ou un profit ; qu'en jugeant que la victime amputée d'un membre ne pourrait cumuler, d'une part, l'indemnisation du préjudice extrapatrimonial caractérisé par l'altération de son apparence physique et, d'autre part, l'indemnisation du préjudice patrimonial caractérisé par la nécessité de faire l'acquisition d'une prothèse imitant au mieux l'apparence d'un membre humain, afin de limiter le regard des autres, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

6°) alors que le préjudice subi par la victime d'une infraction pénale doit être réparé intégralement, sans qu'il en résulte pour elle une perte ou un profit ; qu'en jugeant que la victime amputée d'un membre ne pourrait cumuler, d'une part, l'indemnisation du préjudice extrapatrimonial caractérisé par l'impossibilité de pratiquer une activité sportive ou de loisirs dans les mêmes conditions qu'avant l'accident et, d'autre part, le préjudice patrimonial caractérisé par la nécessité de faire l'acquisition d'une prothèse spécifique lui permettant de pratiquer une activité physique, la cour d'appel a violé les textes susvisés » ;

Sur le moyen, pris en ses quatre premières branches ;

Vu l'article 567-1-1 du code de procédure pénale ;

Attendu que les griefs ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ;

Mais sur le moyen, pris en sa cinquième branche :

Vu l'article 1240 du code civil ;

Attendu que le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ;

Attendu que pour rejeter la demande de M. U... relative à l'acquisition et au renouvellement d'une prothèse esthétique, l'arrêt retient qu'il a déjà été indemnisé de son préjudice esthétique permanent dans une décision de la cour d'appel de Caen du 13 juin 2013 devenue sur ce point définitive, qui vise les séquelles importantes ne pouvant être masquées à la vue des tiers, compte tenu des conséquences de l'amputation et de l'appareillage » ; que la cour d'appel en déduit que le préjudice lié à l'inesthétisme de la prothèse » dont la partie civile réclame réparation dans ses dernières écritures ne peut donc être à nouveau indemnisé par l'allocation de sommes visant à l'acquisition d'une prothèse esthétique ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que la réparation du préjudice esthétique permanent, de nature extra-patrimonial et consistant en l'altération de l'apparence physique de la victime, ne saurait exclure par principe le droit à l'indemnisation de dépenses de santé futures destinées à acquérir et à renouveler une prothèse esthétique, ces deux chefs de préjudice étant distincts, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ;

D'où il suit que la cassation est encourue de ce chef ;

Et sur le moyen, pris en sa sixième branche :

Vu l' article 1240 du code civil ;

Attendu que le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ;

Attendu que pour rejeter la demande de M. U... relative à l'acquisition et au renouvellement d'une prothèse de sport, l'arrêt retient que l'impossibilité de pratiquer certaines activités sportives, dont le vélo, a déjà été indemnisée par la décision de la cour d'appel de Caen en date du 13 juin 2013, devenue définitive sur cette question, de lui allouer une somme de 20 000 euros en réparation du préjudice d'agrément ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que la réparation du préjudice d'agrément, de nature extra-patrimonial et consistant en l'impossibilité de pratiquer une activité sportive ou de loisirs dans les mêmes conditions qu'avant l'accident, ne saurait exclure, par principe, le droit à l'indemnisation de dépenses de santé futures, destinées à acquérir et à renouveler une prothèse de sport permettant la pratique d'activités physiques, ces deux chefs de préjudice étant distincts, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ;

D'où il suit que la cassation est à nouveau encourue de ce chef ;

PAR CES MOTIFS :

I - Sur le pourvoi de la société GMF :

Le REJETTE ;

II - Sur le pourvoi de M. W... :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Caen, en date du 20 avril 2018 et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Rouen, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

Dit n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : Mme Méano - Avocat général : M. Quintard - Avocat(s) : SCP Rousseau et Tapie ; SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret -

Textes visés :

Articles 2 et 3 du code de procédure pénale.

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