Numéro 11 - Novembre 2023

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

JUSTICE MILITAIRE

Crim., 21 novembre 2023, n° 22-87.336, (B), FS

Cassation sans renvoi

Crimes et délits de droit commun commis dans l'exécution du service – Procédure – Mise en mouvement de l'action publique hors dénonciation et crime ou délit flagrant – Saisine préalable pour avis par le procureur de la République du ministre chargé de la défense – Défaut – Effets – Atteinte au droit d'accès au juge – Atteinte à l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales

L'article 698-1 du code de procédure pénale, en ce qu'il subordonne, à peine de nullité, et hors les exceptions qu'il énumère, la mise en mouvement de l'action publique à la saisine préalable pour avis par le procureur de la République du ministre chargé de la défense, constitue pour la partie civile une atteinte à la substance même de son droit d'accès au juge, garanti par l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, lorsqu'en l'absence d'une telle saisine imputable à la carence des autorités de poursuite, la nullité de tous les actes d'information accomplis pendant plus de trois ans a conduit à la prescription de l'action publique.

Mme [H] [J], partie civile, a formé un pourvoi contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes, en date du 18 novembre 2022, qui, sur renvoi après cassation (Crim., 4 janvier 2022, pourvoi n° 21-81.626), dans l'information suivie contre personne non dénommée des chefs de harcèlement moral et mise en danger de la vie d'autrui, a prononcé sur la demande d'annulation de pièces de la procédure formée par le juge d'instruction et a constaté l'extinction de l'action publique.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. Le [Date décès 1] 2013, [W] [Y], major, s'est donné la mort avec son arme de service dans la brigade de gendarmerie de [Localité 2], dans le ressort du tribunal de grande instance du Mans. Une enquête préliminaire a été ouverte.

Le 27 janvier 2014, le procureur de la République du Mans a classé l'affaire sans suite.

3. Le 30 janvier 2014, Mme [H] [J], compagne de [W] [Y], et M. [U] [Y], frère de ce dernier, ont déposé plainte auprès du procureur de la République des chefs de harcèlement moral au sein de la brigade de gendarmerie précitée et mise en danger de la vie d'autrui.

4. Le 5 février 2014, le procureur de la République du Mans a ouvert une information des chefs rappelés ci-dessus, et plusieurs actes d'enquête ont été accomplis sur commission rogatoire.

5. Par ordonnance de soit-communiqué du 29 février 2016, le juge d'instruction du Mans a sollicité les réquisitions du procureur de la République aux fins d'avis sur la compétence de la juridiction militaire de Rennes.

6. Le 1er mars 2016, le procureur de la République près le tribunal de grande instance du Mans a requis en ce sens et, par ordonnance du 4 avril 2016, le juge d'instruction dudit tribunal s'est déclaré incompétent au profit du tribunal de grande instance à compétence militaire de Rennes.

7. Le 25 avril 2016, le procureur de la République près cette juridiction a renvoyé la procédure au procureur de la République du Mans au motif que la juridiction de droit commun était compétente pour connaître des faits commis par les militaires de la gendarmerie dans leurs missions de police judiciaire ou de police administrative, en application de l'article 697-1, alinéa 3, du code de procédure pénale.

8. Le 9 mai 2016, le juge d'instruction a indiqué au procureur de la République du Mans que les agissements dénoncés pour lesquels au moins un militaire de la gendarmerie était mis en cause, s'ils étaient établis, ne relevaient ni de la police judiciaire ni de la police administrative mais des fonctions de commandement d'une unité de gendarmerie et qu'ainsi l'ordonnance d'incompétence du 4 avril 2016 était maintenue.

Le juge d'instruction a ajouté qu'en cas de conflit de compétence, il était possible de recourir à la procédure de l'article 659 du code de procédure pénale.

9. Le 14 décembre 2016, le procureur de la République du Mans a écrit à nouveau au procureur de la République de Rennes pour lui demander de bien vouloir se saisir.

10. Le 14 mars 2017, ce dernier a retenu sa compétence et classé le dossier sans suite pour absence d'infraction.

11. Par courrier du 10 décembre 2018, la partie civile a informé le président du tribunal de grande instance de Rennes de l'absence de demande d'avis au ministère de la défense et de l'absence dudit avis au dossier de la procédure, et a exposé qu'il convenait en conséquence de désigner un juge d'instruction, pour permettre à celui-ci de saisir la chambre de l'instruction, aux fins de voir constater la nullité du réquisitoire introductif.

12. Un juge d'instruction a été désigné le 30 avril 2019, qui, après avoir obtenu les réquisitions du ministère public, a saisi le 18 juillet 2019 la chambre de l'instruction pour faire constater la nullité du réquisitoire introductif et des actes subséquents.

Examen des moyens

Sur le second moyen

13. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Mais sur le premier moyen

Enoncé du moyen

14. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a retenu que l'article 698-1 du code de procédure pénale est conforme aux articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, a prononcé la nullité des actes d'information cotés D 405 à D 1336, a dit que ces actes annulés seront retirés du dossier d'information et classés au greffe de la cour et qu'il sera interdit d'y puiser aucun renseignement contre les parties aux débats, et a constaté la prescription de l'action publique, alors :

« 2°/ que la sanction de nullité du réquisitoire introductif et de tous actes subséquents effectués par le juge d'instruction pour défaut de recueil par le ministère public de l'avis du ministre de la défense ou de l'autorité habilitée par lui, dès lors qu'elle entraîne la prescription de l'action publique pour les délits visés par la plainte de la partie civile, est disproportionnée au but poursuivi par l'article 698-1 du code de procédure pénale ; qu'en retenant néanmoins que la nullité prévue par le texte n'est pas manifestement disproportionnée à l'objectif poursuivi de mieux prendre en compte les spécificités et contraintes propres aux métiers des armes, la chambre de l'instruction a méconnu l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles préliminaire, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

3°/ que les atteintes aux droits de l'homme doivent être proportionnées au but légitime poursuivi ; qu'en retenant que la nullité prévue par l'article 698-1 du code de procédure pénale n'est pas « manifestement » disproportionnée à l'objectif poursuivi de mieux prendre en compte les spécificités et contraintes propres aux métiers des armes, la chambre de l'instruction a méconnu l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles préliminaire, 591 et 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme :

15. Il résulte de ce texte que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial qui décidera, notamment, des contestations sur ses droits en matière civile, ce qui inclut le droit de saisir un tribunal en cette matière.

16. La Cour européenne des droits de l'homme juge que ce droit n'est pas absolu et se prête à des limitations ; que, néanmoins, les limitations ne doivent pas restreindre l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tel que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même.

En outre, de telles limitations ne se concilient avec l'article précité que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

17. Elle juge également que, lorsque l'ordre juridique interne offre un recours au justiciable visant la protection d'un droit de caractère civil, comme la possibilité de se constituer partie civile dans le cadre d'une procédure pénale, ainsi que le permet l'article 698-2 du code de procédure pénale, l'État a l'obligation de veiller à ce que celui-ci jouisse des garanties fondamentales de l'article 6 précité, et ce, même lorsqu'il serait ou aurait été loisible à celui-ci, à la lumière des règles internes, d'introduire une action différente (CEDH, arrêt du 1er mars 2011, Lacerda Gouveia et autres c. Portugal, n° 11868/07, § 73).

18. En l'espèce, pour dire que l'article 698-1 du code de procédure pénale est conforme aux articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, prononcer la nullité des actes cotés D 405 à D 1336 et constater la prescription de l'action publique, l'arrêt attaqué énonce que la compétence des juridictions de droit commun spécialisées en matière militaire et la formalité de l'avis préalable prévu à l'article 698-1 précité sont justifiées par la spécificité des métiers des armes et par la nécessité de prévenir une déstabilisation de l'armée par l'enclenchement abusif de l'action publique par la partie civile.

19. Les juges précisent que l'objet de l'article 698-1 susmentionné est de renseigner l'autorité de poursuite sur les circonstances particulières de l'affaire, le contexte opérationnel et la personnalité des militaires susceptibles d'être mis en cause.

20. Ils ajoutent que l'exigence d'une demande d'avis, lequel ne lie pas le ministère public, qui peut d'ailleurs passer outre s'il n'est pas donné au-delà d'un mois, ou en cas de crime ou délit flagrant, n'est donc pas de nature à entraver le cours de la justice.

21. Ils soulignent que cet avis est édicté dans l'intérêt de toutes les parties, y compris de la partie civile, dès lors qu'il est susceptible de donner des éléments permettant d'apprécier l'éventuelle faute, voire le lien de causalité entre la faute et le préjudice allégué.

22. Ils énoncent que la nullité prévue par le texte n'est pas manifestement disproportionnée à l'objectif poursuivi par cet avis essentiel pour la prise en compte des spécificités et contraintes propres au métier des armes.

23. Ils en déduisent que l'article 698-1 du code de procédure pénale ne méconnaît pas les principes découlant de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

24. Ils ajoutent que n'est pas non plus méconnu l'article 13 de la Convention dès lors que, d'une part, si la partie civile ne peut user de la voie de la citation directe, cette limitation n'est pas disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi de la limitation des poursuites pénales abusives, d'autre part, si les conditions sont réunies, la personne qui se dit victime voit son accès au juge garanti devant la juridiction civile.

25. En prononçant ainsi, si la chambre de l'instruction a exactement conclu que l'article 698-1 du code de procédure pénale était applicable à la procédure, s'agissant de faits susceptibles d'avoir été commis par des militaires de la gendarmerie dans l'exercice du service, mais qui ne participent pas de leurs fonctions relatives à la police judiciaire ou à la police administrative, et qu'en conséquence le procureur de la République aurait dû saisir pour avis le ministre de la défense avant tout acte de poursuite, elle a néanmoins méconnu l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et le droit à un procès équitable, pour les motifs qui suivent.

26. L'article 698-1 du code de procédure pénale, en ce qu'il subordonne, à peine de nullité, et hors les exceptions qu'il énumère, la mise en mouvement de l'action publique à la saisine préalable pour avis par le procureur de la République du ministre de la défense, constitue pour la partie civile une restriction de son droit à l'accès au juge garanti par l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme.

27. La demande d'avis préalable à toute poursuite poursuit le but légitime de bonne administration de la justice en ce qu'elle vise à garantir que puissent, le cas échéant, être portées à la connaissance de l'institution judiciaire les spécificités du contexte militaire des faits à l'origine de la poursuite ou des informations particulières relatives à l'auteur présumé eu égard à son état militaire.

La sanction de la nullité, destinée à assurer l'effectivité de cette obligation, est elle-même conforme au but légitime de la prééminence du droit, les poursuites pouvant être reprises, en cas d'annulation de la procédure, après régularisation, par le ministère public, de la demande d'avis initialement omise.

28. Il appartient dès lors à la Cour de cassation de vérifier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, la restriction critiquée est proportionnée au but légitime poursuivi.

29. Dans le cas d'espèce, et ainsi que le soutenait la demanderesse dans son mémoire devant la chambre de l'instruction, l'absence de tout acte d'information valable, pendant plus de trois ans, faute de demande d'avis au ministre de la défense, a conduit à la prescription de l'action publique, de sorte que son droit d'accès à un tribunal est atteint dans sa substance même.

30. Cette atteinte est imputable à la carence des autorités de poursuite qui ont omis de saisir le ministre de la défense dès le stade du réquisitoire introductif, alors qu'il résultait clairement de la plainte qu'étaient dénoncés des faits de harcèlement moral et mise en danger d'autrui dans le cadre du commandement d'une brigade de gendarmerie, et qui ont laissé se poursuivre cette information judiciaire, durant plus de trois ans, sans régularisation de la demande d'avis initialement omise, ni la partie civile ni même le juge d'instruction ne pouvant pallier cette carence.

31. Enfin, l'action dont serait titulaire la demanderesse devant la juridiction compétente pour connaître de la réparation de son préjudice ne saurait être regardée comme de nature à ouvrir un droit concret et effectif d'accès au juge, dès lors que l'engagement d'une telle procédure impliquerait la nécessité de rassembler à nouveau des éléments de preuve, démarche dont la demanderesse aurait la charge et qui pourrait être compromise du fait de l'écoulement du temps.

32. Il s'ensuit que, dans les circonstances de l'espèce, le prononcé de la nullité, en raison même de sa tardiveté, à une date à laquelle l'action publique était déjà prescrite, apparaît disproportionné au but légitime poursuivi par l'article 698-1 du code de procédure pénale.

33. La cassation est dès lors encourue de ce chef, sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres griefs.

Portée et conséquences de la cassation

34. La cassation aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire.

35. Le prononcé de la nullité des pièces cotées D 405 à D 1336 du fait de l'absence au dossier de l'avis du ministre de la défense étant, au regard des éléments de l'espèce, disproportionné, il y a lieu de l'écarter.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes, en date du 18 novembre 2022 ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

DIT n'y avoir lieu à annulation du fait de l'absence au dossier de l'avis du ministre chargé de la défense des pièces cotées D 405 à D 1336 ;

CONSTATE qu'en conséquence, l'action publique n'est pas prescrite de ce fait ;

ORDONNE le retour du dossier au juge d'instruction du tribunal judiciaire de Rennes pour la poursuite de l'information ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Bonnal - Rapporteur : M. Michon - Avocat général : M. Croizier - Avocat(s) : SARL Cabinet Rousseau et Tapie -

Textes visés :

Article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Crim., 19 juin 2001, pourvoi n° 00-82.357, Bull. crim. 2001, n° 147 (cassation sans renvoi). Cf. : CEDH, arrêt du 1er mars 2011, Lacerda Gouveia et autres c. Portugal, n° 11868/07.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.