Numéro 10 - Octobre 2020

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

QUESTIONS PREJUDICIELLES

Crim., 21 octobre 2020, n° 19-87.071, (P)

Rejet

Exception de propriété immobilière – Compétence du tribunal correctionnel – Condition

Une exception préjudicielle fondée sur l'existence de droits réels immobiliers ne peut être admise par les tribunaux répressifs qu'autant qu'elle est présentée par le prévenu et que les titres produits ou les faits invoqués sont de nature, dans le cas où ils seraient retenus par les juges compétents, à faire disparaître l'infraction.

Ne méconnaît pas l'article 384 du code de procédure pénale, la cour d'appel qui, pour rejeter la demande de sursis à statuer présentée par une société l'ayant saisie d'une demande de restitution d'un immeuble placé sous main de justice, fondée sur le fait que son action en revendication immobilière de cet immeuble est pendante devant le juge civil, relève par des motifs suffisants qu'il ressort des pièces de la procédure que le régime juridique du bien saisi est parfaitement établi.

REJET du pourvoi formé par la société Mochita Holding Corp. contre l'arrêt n° 273 de la cour d'appel de Paris, chambre 8-3, en date du 23 octobre 2019, qui, dans la procédure suivie contre M. J... A... du chef de blanchiment en bande organisée et association de malfaiteurs, a rejeté sa requête en restitution.

Un mémoire a été produit.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. M. J... A... a été poursuivi devant le tribunal correctionnel des chefs de blanchiment en bande organisée et association de malfaiteurs.

3. Il lui est notamment reproché d'avoir apporté son concours à l'opération de blanchiment du produit du délit de fraude fiscale susceptible d'avoir été commis par F... E... Q..., en organisant l'acquisition par ce dernier d'un appartement situé [...]), au moyen de fonds non déclarés par lui à l'administration fiscale, par l'intermédiaire de la société britannique Yewdale Ltd., gérée par M. A..., et de la société panaméenne Mochita Holding Corp. constituée par F... E... Q... et ses enfants pour les besoins de l'opération.

4. L'immeuble aurait ainsi été acquis par la société Yewdale Ltd. par acte en date du 24 novembre 2011, en exécution d'un contrat de mandat conclu avec la société Mochita Holding Corp. aux termes duquel la mandataire devait agir en son nom propre sur une base non divulguée pour le compte et le seul bénéfice ainsi que sous l'entière responsabilité et risque de la mandante.

5. Par requête en date du 20 juin 2018, la société Mochita Holding Corp. a sollicité du tribunal correctionnel la restitution de l'immeuble dont elle alléguait être la propriétaire de bonne foi.

6. Par jugement en date du 19 octobre 2018, le tribunal a déclaré M. A... coupable des faits qui lui sont reprochés et a notamment ordonné la confiscation de l'immeuble.

7. Par un second jugement du même jour, le tribunal a rejeté la requête en restitution.

8. M. A... a interjeté appel de la décision l'ayant condamné.

9. Par arrêt n° 272 en date du 23 octobre 2019, la cour d'appel a confirmé le jugement de condamnation de M. A... et la peine complémentaire de confiscation.

10. Les pourvois formés contre cet arrêt ont été rejetés par arrêt distinct de ce jour (Crim., 21 octobre 2020, pourvoi n° 19-87.190).

11. Le conseil de la société Mochita Holding Corp. a par ailleurs interjeté appel du jugement ayant rejeté sa requête en restitution.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

12. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté la demande de sursis à statuer et a en conséquence, rejeté la requête de la société Mochita Holding Corp. aux fins de restitution d'un bien placé sous main de justice, alors « que le tribunal saisi de l'action publique est compétent pour statuer sur toutes exceptions proposées par le prévenu pour sa défense, à moins que la loi n'en dispose autrement, ou que le prévenu n'excipe d'un droit réel immobilier ; qu'en retenant, pour rejeter la demande de sursis à statuer dans l'attente de la décision à intervenir sur l'assignation délivrée par la société Mochita en revendication de l'immeuble saisi, que « la société Yewdale [...] p[ouvait] seule être considérée comme propriétaire de l'appartement saisi », et en tranchant ainsi la contestation relative à un droit réel immobilier, la cour d'appel, qui a excédé ses pouvoirs, a violé l'article 384 du code de procédure pénale ».

Réponse de la Cour

13. Pour rejeter la demande de sursis à statuer présentée par la société Mochita Holding Corp., fondée sur le fait que son action en revendication immobilière de l'appartement saisi, introduite contre la société Yewdale Ltd., était pendante devant le tribunal de grande instance de Paris, l'arrêt relève que cette société s'est portée acquéreur de l'appartement dont il est demandé la restitution et qu'elle a financé cet achat au moyen de fonds transférés par la société Mochita Holding Corp., trust de droit panaméen détenant les avoirs dissimulés à l'étranger de F... E... Q..., qui demeurait dans ledit immeuble.

Les juges en déduisent que la société Yewdale Ltd., qui a acheté le bien aux fins de pouvoir finaliser l'opération de blanchiment mise en oeuvre, peut seule être considérée comme propriétaire de l'appartement saisi et qu'ainsi le régime juridique du bien confisqué est parfaitement établi et la procédure diligentée devant le juge de la revendication immobilière par la société Mochita Holding Corp. à l'encontre de la société Yewdale Ltd. ne relève que des rapports entre elles, nés de leur lien avec les opérations de blanchiment et dont la cour ne saurait être tributaire aux fins de pouvoir statuer.

14. En statuant ainsi, et dès lors qu'une exception préjudicielle fondée sur l'existence de droits réels immobiliers ne peut être admise par les tribunaux répressifs qu'autant qu'elle est présentée par le prévenu et que les titres produits ou les faits invoqués sont de nature, dans le cas où ils seraient retenus par les juges compétents, à faire disparaître l'infraction, la cour d'appel n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.

15. Ainsi le moyen n'est pas fondé.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

16. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté la requête de la société Mochita Holding Corp. aux fins de restitution d'un bien placé sous main de justice, alors :

« 1°/ qu'en retenant, pour rejeter la demande de restitution, que « la procédure a[vait] parfaitement établi les infractions de blanchiment commises par M.A..., dont la condamnation a[vait] été confirmée par arrêt distinct » du même jour, quand la société Mochita faisait valoir qu'elle n'avait eu accès qu'aux pièces de la procédure se rapportant à la saisie et sans s'assurer qu'elle avait eu communication de l'entier dossier de la procédure sur lequel elle se fondait dans ses motifs décisoires, la cour d'appel a violé les articles 6, § 1er, de la Convention des droits de l'homme, 6, § 2, de la directive 2014/42/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014, 131-21 du code pénal, préliminaire, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

2°/ qu'en toute hypothèse, en se fondant, pour écarter la bonne foi de la société Mochita, sur la connaissance qu'avait M. B... Q..., « représentant légal de Mochita », de la finalité frauduleuse de l'opération et sur le fait que « [l]es enfants [de F... E... Q...] [avaient] trouv[é] [...] dans le courant de l'année 2011, un stratagème à l'initiative de M. A... pour blanchir une partie des fonds suisses de leur père », après avoir pourtant elle-même constaté que F... E... Q... était seul représentant légal de la société Mochita et qu'il était atteint, à la date des faits, de la maladie d'Alzheimer, ce dont il se déduisait que la société Mochita n'avait pas conscience de l'illicéité de l'acquisition conduite par les enfants de son représentant légal, la cour d'appel s'est contredite et n'a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 6, § 1er, de la Convention des droits de l'homme, 6, § 2, de la directive 2014/42/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014, 131-21 du code pénal, préliminaire et 593 du code de procédure pénale ;

3°/ qu'en prononçant, contre M. A..., la peine de confiscation de l'immeuble financé et acquis par la société Mochita, cependant que la saisie pénale ordonnée par le juge d'instruction avait été fondée sur le soupçon de blanchiment de fraude fiscale qu'aurait commis F... E... Q..., sans que ni celui-ci, ni la société Mochita, n'aient été condamnés ni même poursuivis de ce chef, la cour d'appel, qui a procédé à un détournement de procédure, a violé les articles 6, § 1er, de la Convention des droits de l'homme, 1er du premier protocole additionnel à cette Convention, 131-21 du code pénal, préliminaire, 706-150, 591 et 593 du code de procédure pénale et le principe de la présomption d'innocence. »

Réponse de la Cour

17. Il résulte de l'article 1er du protocole additionnel n°1 à la Convention européenne des droits de l'homme, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens et que, si ces dispositions ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général, les intéressés doivent bénéficier d'une procédure équitable, qui comprend le droit au caractère contradictoire de l'instance.

18. Il s'en déduit que la juridiction correctionnelle qui statue sur la requête en restitution d'un objet placé sous main de justice présentée par un tiers est tenue de s'assurer, si la saisie a été opérée entre ses mains ou s'il justifie être titulaire de droits sur le bien dont la restitution est sollicitée, que lui ont été communiqués en temps utile, outre les procès-verbaux de saisie ou, en cas de saisie spéciale, les réquisitions aux fins de saisie, l'ordonnance et, le cas échéant, la décision de saisie, conformément au deuxième alinéa de l'article 479 du code de procédure pénale, les pièces précisément identifiées de la procédure sur lesquelles elle se fonde dans ses motifs décisoires.

19. Au besoin, il appartient à la juridiction correctionnelle de renvoyer l'examen de la demande de restitution à une audience ultérieure après avoir statué sur la culpabilité et sur la peine, sans que puisse être opposée au tiers requérant l'autorité de la chose jugée de la décision ayant éventuellement ordonné la confiscation, ni que puisse être exécutée cette mesure tant qu'il n'a pas été définitivement statué sur la demande de restitution.

20. Pour rejeter la requête de la société Mochita Holding Corp., l'arrêt relève, après avoir établi que la société Yewdale Ltd. peut seule être considérée comme propriétaire de l'immeuble dont la restitution est sollicitée, que contrairement à ce qui est exposé par la requérante, la procédure a parfaitement établi les infractions de blanchiment commises par M. A..., dont la condamnation a été confirmée par arrêt distinct du même jour et que ces faits ont été commis notamment au moyen de la société Yewdale Ltd. et portaient entre autres sur les fonds détenus par F... E... Q..., dans le cadre précisément de l'opération concernant l'appartement dont la restitution est sollicitée, et qui a également conduit à la condamnation de son fils M. B... Q..., représentant légal de la société Mochita Holding Corp., dans la même affaire.

21. Les juges ajoutent que l'accord dit « fiduciairy agreement » entre les deux sociétés, aux termes duquel la requérante entend revendiquer la propriété du bien, ne peut lui permettre de justifier la qualité de propriétaire de bonne foi, cet accord ayant précisément pour finalité de permettre une opération de blanchiment dont elle avait parfaitement connaissance pour y avoir participé en la finançant, comportement lui interdisant d'exciper de toute bonne foi au regard des faits poursuivis.

22. En se déterminant ainsi, dès lors que la société Mochita Holding Corp., qui n'était pas détentrice de l'immeuble au moment de sa saisie, n'a pas justifié être titulaire de droits sur celui-ci, en sorte qu'il n'y avait pas lieu à communication des pièces de la procédure, la cour d'appel a justifié sa décision sans méconnaître les textes visés au moyen.

23. Ainsi le moyen ne saurait être accueilli.

24. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : M. Ascensi - Avocat général : M. Petitprez - Avocat(s) : SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret -

Textes visés :

Article 384 du code de procédure pénale ; article 479 du code de procédure pénale.

Rapprochement(s) :

S'agissant de l'exception préjudicielle fondée sur l'existence de droits réels immobiliers, à rapprocher : Crim., 20 juin 1963, pourvoi n° 62-93.143, Bull. crim. 1963, n° 219 (rejet). S'agissant du recours formé contre une ordonnance de saisie spéciale s'appuyant sur une pièce précisément identifiée de la procédure et de la nécessité pour la chambre de l'instruction de s'assurer que celle-ci a été communiquée à la partie appellante, à rapprocher : Crim., 13 juin 2018, pourvoi n° 17-83.893, Bull. crim. 2018, n° 110 (cassation), et les arrêts cités.

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