Numéro 10 - Octobre 2019

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

PRESSE

Crim., 15 octobre 2019, n° 18-83.255, (P)

Cassation

Diffamation – Eléments constitutifs – Eléments intentionnels – Bonne foi – Preuve – Pièces – Analyse – Défaut – Portée

Si c'est au seul auteur d'imputations diffamatoires qui entend se prévaloir de sa bonne foi d'établir les circonstances particulières qui démontrent cette exception, celle-ci ne saurait être légalement admise ou rejetée par les juges qu'autant qu'ils analysent les pièces produites par le prévenu et énoncent précisément les faits sur lesquels ils fondent leur décision.

Encourt en conséquence la censure un arrêt qui refuse le bénéfice de la bonne foi au prévenu sans analyser précisément les pièces produites par celui-ci au soutien de cette exception.

CASSATION sur le pourvoi formé par :

- M. S... B...,

contre l'arrêt de la cour d'appel de Nancy, chambre correctionnelle, en date du 6 février 2018, qui, pour diffamation publique envers un citoyen chargé d'un mandat public, l'a condamné à 2 000 euros d'amende avec sursis et a prononcé sur les intérêts civils.

LA COUR,

Vu le mémoire produit ;

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, 29 et 31 de loi du 29 juillet 1881, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

en ce que la cour d'appel a confirmé le jugement ayant déclaré M. B... coupable de diffamation à l'encontre de M. A..., maire de [...] citoyen chargé d'un mandat public et condamné M. B... à une amende de 2 000 euros avec sursis ;

1°) alors que la contestation de la légalité de l'action publique est un droit fondamental dans une société démocratique ; qu'en retenant, pour juger M. B... coupable de diffamation, que « les termes « prend chaque mois totalement illégalement » renvo[yaient] de manière précise à un acte d'appropriation indue susceptible de recevoir une qualification pénale, celle de vol, en sus aggravé par la personnalité des victimes : des personnes âgées pouvant être vulnérables ; que les termes « impôt illégal » renvoient pour leur part à un acte d'abus de pouvoir, commis par un détenteur de l'autorité publique ; qu'enfin l'expression « scandale financier » suggère un dépouillement de personnes vulnérables et un enrichissement de l'auteur de ce dépouillement » et qu'ils portaient ainsi atteinte à l'honneur du maire de [...], cependant que les propos incriminés qui, s'inscrivant dans un débat politique, se bornaient à dénoncer la légalité d'un impôt, relevaient du droit de tout citoyen de contester la légalité de l'action publique et ne pouvaient être qualifiés de diffamatoires sans porter une atteinte excessive au droit à la liberté d'expression, la cour d'appel a méconnu les textes et le principe susvisés ;

2°) alors qu'en toute hypothèse, la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires ; qu'en retenant, pour écarter la bonne foi de M. B... et retenir en conséquence que les faits de diffamation étaient établis, qu'aucune recherche sérieuse n'avait manifestement été menée sur le sujet dénoncé, cependant que l'article incriminé rappelait le principe de calcul des charges et était fondé, d'une part, sur des attestations des personnes âgées locataires de la résidence expliquant avoir subi des augmentations de loyers et de charges conséquentes sans explication et sans avertissement préalable, le maire s'étant par ailleurs abstenu de répondre à leurs multiples réclamations, et d'autre part, sur la reconnaissance par l'avocat de la commune d'un trop-perçu de 50 euros, ces éléments constituant une base factuelle suffisante permettant à un simple particulier, non tenu de se livrer à une enquête journalistique exhaustive, de s'interroger, dans le cadre d'un débat politique portant sur un sujet d'intérêt général, sur les conditions de perception par le maire des loyers dus par les occupants d'une résidence pour personnes âgées vulnérables, la cour d'appel a méconnu les textes et le principe susvisés » ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué, du jugement qu'il confirme et des pièces de la procédure que M. A..., maire de la commune de [...] (Meurthe-et-Moselle), a fait citer M. B... devant le tribunal correctionnel, du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un mandat public, pour avoir mis en ligne, sur le site internet "[...]", dont il est le directeur de la publication, un texte intitulé « Scandale financier à [...]", qui relate le litige, pendant devant le juge, opposant le maire, président du centre communal d'action sociale (CCAS) propriétaire de cette résidence pour personnes âgées, à certains résidents qui se plaignent d'augmentations selon eux indues de leurs loyers, texte poursuivi en raison de son titre et des propos « Le maire de [...] prend chaque mois totalement illégalement 50 euros aux personnes âgées qu'il est supposé assister » et « L'origine de cet impôt illégal » ; que le prévenu a relevé appel du jugement qui l'a déclaré coupable de ces faits ;

Sur le moyen pris en sa première branche :

Attendu que, pour confirmer le jugement en ce qu'il a retenu le caractère diffamatoire des propos, l'arrêt énonce notamment que ceux-ci contiennent les imputations, visant la partie civile en sa qualité de maire de la commune, d'un acte d'appropriation indue, susceptible de recevoir la qualification pénale de vol commis, de surcroît, au détriment de personnes âgées pouvant être vulnérables, et d'abus de pouvoir par un détenteur de l'autorité publique ;

Attendu qu'en l'état de ces seuls motifs, la cour d'appel, qui ne devait, pour déterminer le caractère diffamatoire des propos poursuivis, prendre en considération ni le sujet d'intérêt général dont ils pouvaient traiter, ni leur éventuelle base factuelle, a exactement apprécié leur sens et leur portée et en a déduit à bon droit qu'ils contenaient l'imputation de faits précis, susceptibles d'un débat sur la preuve de leur vérité, et contraires à l'honneur ou à la considération de la personne visée ;

D'où il suit que le grief n'est pas fondé ;

Mais sur le moyen pris en sa seconde branche :

Vu les articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, 29, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 593 du code de procédure pénale ;

Attendu que la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans le cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 du premier de ces textes ;

Attendu qu'il se déduit du deuxième de ces textes que, si c'est au seul auteur d'imputations diffamatoires qui entend se prévaloir de sa bonne foi d'établir les circonstances particulières qui démontrent cette exception, celle-ci ne saurait être légalement admise ou rejetée par les juges qu'autant qu'ils analysent les pièces produites par le prévenu et énoncent précisément les faits sur lesquels ils fondent leur décision ;

Attendu enfin que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

Attendu que, pour confirmer le jugement en ce qu'il a refusé au prévenu le bénéfice de la bonne foi, l'arrêt énonce que, si le débat local entre les élus et les animateurs du site internet "[...]" est particulièrement virulent et marqué par la mise en cause récurrente de l'action des élus locaux, aucune recherche sérieuse tenant à la nature de la convention d'occupation liant les pensionnaires de la résidence pour personnes âgées et le CCAS, à l'évolution législative et réglementaire affectant cette matière, aux obligations incombant aux personnes morales de droit public et aux collectivités territoriales n'a manifestement été menée, et que les propos de M. B... ne reposent sur aucune base factuelle suffisante ;

Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que, d'une part, le texte litigieux participait d'un débat d'intérêt général relatif à l'exercice par le maire de ses responsabilités dans la gestion d'une résidence pour personnes âgées, d'autre part, le prévenu, qui n'est pas un professionnel de l'information, n'était pas tenu aux mêmes exigences déontologiques qu'un journaliste, la cour d'appel, qui devait analyser précisément les pièces produites par le prévenu au soutien de l'exception de bonne foi, pièces qui avaient seulement été énumérées par les premiers juges en tant qu'elles avaient été jointes à l'offre de preuve, afin d'apprécier, au vu de ces pièces et de celles produites par la partie civile pour combattre cette exception, et en considération de ce qui précède, la suffisance de la base factuelle, n'a pas justifié sa décision ;

D'où il suit que la cassation est encourue ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Nancy, en date du 6 février 2018, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Metz, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : M. Bonnal - Avocat général : Mme Caby - Avocat(s) : SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret -

Textes visés :

Article 29 de la loi du 29 juillet 1881.

Crim., 15 octobre 2019, n° 18-85.366, (P)

Rejet

Diffamation – Eléments extrinsèques – Prise en considération par les juges

S'il appartient aux juges de relever toutes les circonstances qui sont de nature à leur permettre d'apprécier le sens et la portée des propos incriminés et de caractériser l'infraction poursuivie, c'est à la condition, s'agissant des éléments extrinsèques auxdits propos, qu'ils aient été expressément invoqués devant eux.

REJET du pourvoi formé par :

- M. L... G...,

contre l'arrêt n° 250 de la cour d'appel de Paris, chambre 2-7, en date du 4 juillet 2018, qui, pour diffamation envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, l'a condamné à deux mois d'emprisonnement et a prononcé sur les intérêts civils.

LA COUR,

Vu le mémoire personnel et les mémoires en défense produits ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que le procureur de la République a fait citer devant le tribunal correctionnel M. G..., du chef précité et également pour provocation à la discrimination, la haine ou la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, en raison de la couverture d'un livre écrit par lui, ainsi décrite : « Le titre « Les milliards d'lsraël », suivi du sous-titre « Escrocs juifs et financiers internationaux » sont inscrits dans une typographie et sur un fond de couleur vert évoquant un billet de dollar américain. Ils surmontent le portait encadré d'un homme brun en costume fumant un cigare. Cet homme tient dans sa main gauche aux doigts recroquevillés un sac estampillé du symbole monétaire du dollar, tandis qu'il tend sa main droite qui sort du cadre juste au-dessus d'une banderole supportant l'inscription suivante « Comment prendre l'argent dans la poche des goys »" ; que M. G... a relevé appel du jugement qui l'a déclaré coupable de ces deux infractions et que le ministère public a formé un appel incident ;

En cet état ;

Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;

Attendu que, pour écarter l'exception de nullité de la citation tirée de ce que le même propos était poursuivi sous une double qualification, l'arrêt énonce que le délit de diffamation aggravée vise à protéger l'honneur et la considération d'une personne ou d'un groupe de personnes, tandis que le délit de provocation à la haine, à la discrimination et à la violence a pour objet de préserver une valeur sociale et la paix civile, de sorte que les deux délits, qui ne sont pas incompatibles entre eux, visent la protection d'intérêts distincts ;

Attendu qu'en prononçant ainsi, et dès lors que, ces deux infractions visées à la prévention ne comportant pas d'éléments constitutifs inconciliables entre eux, il n'a pu résulter de cette qualification cumulative aucune incertitude dans l'esprit du prévenu quant à l'étendue de la poursuite, la cour d'appel a fait une exacte application du texte visé au moyen ;

D'où il suit que, nouveau et mélangé de fait en sa seconde branche, en ce qu'il invoque pour la première fois devant la Cour de cassation l'existence d'une action engagée devant le juge des référés, postérieurement à la délivrance de l'acte de poursuite, et comme tel irrecevable, le moyen doit être écarté ;

Sur le second moyen de cassation, pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et 29, alinéa 1, et 32, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;

Attendu que, pour confirmer le jugement s'agissant du délit de diffamation publique raciale, l'arrêt énonce que la couverture incriminée, qui associe notamment les mots « juifs » et « escrocs », mais qui doit se comprendre dans sa totalité, ne vise pas seulement des « escrocs juifs », mais, par la généralisation qui résulte de la composition de la page, vise l'ensemble des Juifs auxquels elle impute de s'enrichir de manière illégale au détriment des personnes non-juives, ce qui constitue un fait susceptible de preuve et attentatoire à l'honneur puisque pénalement répréhensible ;

Attendu qu'en statuant ainsi et dès lors que ce propos, figurant en couverture d'un ouvrage censé l'illustrer, renfermait l'imputation de faits contraires à l'honneur ou à la considération, suffisamment précis, qui visait un groupe de personnes pris en raison de leur seule appartenance à une religion déterminée, et excédait les limites admissibles de la liberté d'expression, la cour d'appel, devant laquelle il n'était pas soutenu que le corps de l'ouvrage contredirait la définition du groupe visé qui résultait de l'examen de la seule couverture, n'a méconnu aucun des textes visés au moyen ;

Qu'en effet, s'il appartient aux juges de relever toutes les circonstances qui sont de nature à leur permettre d'apprécier le sens et la portée des propos incriminés et de caractériser l'infraction poursuivie, c'est à la condition, s'agissant des éléments extrinsèques auxdits propos, qu'ils aient été expressément invoqués devant eux ;

D'où il suit que le moyen doit être écarté ;

Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;

REJETTE le pourvoi.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : M. Bonnal - Avocat général : Mme Caby - Avocat(s) : Me Laurent Goldman ; SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia -

Textes visés :

Article 29 de la loi du 29 juillet 1881.

Rapprochement(s) :

Sur l'obligation pour le juge de relever tous les éléments de la diffamation, à rapprocher : Crim., 27 juillet 1982, pourvoi n° 81-90.901, Bull. crim. 1982, n° 199 (2) (rejet).

Ass. plén., 25 octobre 2019, n° 17-86.605, (P)

Rejet

Injures – Injures publiques – Paroles prononcées dans le contexte d'un débat politique – Dessin diffusé dans un journal satirique – Caractère polémique du dessin – Diffusion dans une émission télévisée – Liberté d'expression dépassée (non)

Ne dépasse pas les limites admissibles de la liberté d'expression la diffusion, lors d'une émission de télévision, d'une affiche qui associe une personnalité politique, candidate à l'élection présidentielle, à un excrément, dès lors que cette affiche, initialement publiée dans un journal revendiquant le droit à l'humour et à la satire, comporte une appréciation du positionnement politique de cette candidate à l'occasion de l'élection et a été montrée avec d'autres affiches parodiant chacun des candidats, dans la séquence d'une émission polémique s'apparentant à une revue de presse, mention étant expressément faite que ces affiches émanent d'un journal satirique et présentent elles-mêmes un caractère polémique.

REJET du pourvoi formé par Mme F..., dite A..., C..., partie civile, ayant élu domicile chez Me L..., [...], a formé le pourvoi n° 17-86.605 contre l'arrêt rendu le 20 septembre 2017 par la cour d'appel de Paris (pôle 2, chambre 7), qui, sur renvoi après cassation (Crim., 20 septembre 2016, pourvoi n° 15-82.942), dans la procédure suivie contre M. M... I... du chef de complicité d'injure publique, a statué sur les intérêts civils.

Par arrêt du 22 janvier 2019, la chambre criminelle a ordonné le renvoi de l'examen du pourvoi devant l'assemblée plénière.

La demanderesse au pourvoi invoque, devant l'assemblée plénière, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 20 septembre 2017), la chaîne de télévision France 2 a diffusé, le 7 janvier 2012, dans l'émission « On n'est pas couché », une séquence au cours de laquelle, à l'issue de l'interview de l'un des candidats à l'élection présidentielle, ont été montrées des affiches, publiées trois jours auparavant par le journal « Charlie Hebdo », concernant ces candidats.

2. L'une de ces affiches représentait un excrément fumant surmonté de la mention « C..., la candidate qui vous ressemble ».

3. Mme C... a déposé plainte avec constitution de partie civile en soutenant que cette comparaison constituait, à son égard, l'infraction d'injure publique envers un particulier.

4. Renvoyé devant le tribunal correctionnel du chef de complicité de cette infraction, M. I..., animateur de l'émission, a été relaxé. Seule la partie civile a interjeté appel.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

5. Mme C... fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement ayant rejeté ses demandes, alors que :

« 1°/ toute injure au sens de l'article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse constitue une atteinte à la dignité de la personne visée et qu'en l'espèce, la cour d'appel n'avait pas à rechercher si, au-delà du caractère injurieux de l'affiche incriminée qu'elle admettait comme établi, était également caractérisée une atteinte à la dignité de la partie civile,

2°/ en toute hypothèse, l'affiche incriminée porte atteinte à la dignité de la partie civile en l'associant à un excrément, même si cette affiche s'inscrit dans une forme d'humour satirique volontiers scatologique, n'utilise pas l'image de la partie civile et renvoie tant à celle-ci qu'à son électorat, et dépasse donc les limites admissibles de la liberté d'expression,

3°/ l'injure est présumée faite avec une intention coupable et que si cette présomption peut céder devant la preuve contraire, celle-ci ne saurait résulter en l'espèce de ce que M... I... s'est contenté d'exhiber, dans le cadre de la séquence d'une émission polémique, l'affiche litigieuse en précisant son origine et en donnant un avertissement sur son caractère satirique, ces éléments n'étant nullement de nature à démontrer qu'il n'avait pas conscience que cette affiche était injurieuse à l'égard de A... C... ».

Réponse de la Cour

6. La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique.

7. Elle ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard de l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

8. La restriction qu'apportent à la liberté d'expression les articles 29, alinéa 2, et 33 de la loi du 29 juillet 1881, qui prévoient et répriment l'injure, peut donc être justifiée si elle poursuit l'un des buts énumérés à l'article 10, § 2, de cette Convention.

9. Parmi ces buts, figure la protection de la réputation ou des droits d'autrui.

10. Il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme que la réputation d'une personne, même lorsque celle-ci est critiquée au cours d'un débat public, fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale et, dès lors, relève de sa vie privée au sens de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH, arrêt du 15 novembre 2007, Pfeifer c. Autriche, n° 12556/03, § 35).

11. Le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher, en cas de conflit, un juste équilibre entre ces deux droits.

12. La dignité de la personne humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés à l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

13. Si elle est de l'essence de la Convention (CEDH, 22 novembre 1995, S.W. c. Royaume-Uni, n° 20166/92, § 44), elle ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d'expression.

14. Dès lors, pour déterminer si la publication litigieuse peut être incriminée, il suffit de rechercher si elle est constitutive d'un abus dans l'exercice du droit à la liberté d'expression.

15. La première branche du moyen est donc inopérante.

16. L'exigence de proportionnalité implique de rechercher si, au regard des circonstances particulières de l'affaire, la publication litigieuse dépasse les limites admissibles de la liberté d'expression.

17. En l'absence de dépassement de ces limites, et alors même que l'injure est caractérisée en tous ses éléments constitutifs, les faits objet de la poursuite ne peuvent donner lieu à des réparations civiles.

18. En l'espèce, l'arrêt retient que l'affiche, qui a été publiée dans un journal revendiquant le droit à l'humour et à la satire, comporte une appréciation du positionnement politique de Mme C... à l'occasion de l'élection présidentielle et a été montrée par M. I... avec d'autres affiches parodiant chacun des candidats à l'élection présidentielle, dans la séquence d'une émission polémique s'apparentant à une revue de presse, mention étant expressément faite que ces affiches émanent d'un journal satirique et présentent elles-mêmes un caractère polémique.

19. La cour d'appel, qui a exactement apprécié le sens et la portée de cette affiche à la lumière des éléments extrinsèques qu'elle a souverainement analysés, en a déduit, à bon droit, que la publication litigieuse ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d'expression.

20. La deuxième branche du moyen n'est donc pas fondée.

21. L'arrêt étant légalement justifié par la seule constatation de l'absence de dépassement des limites admissibles de la liberté d'expression, la troisième branche, qui critique des motifs surabondants, relatifs au renversement de la présomption d'intention coupable, est inopérante.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, et prononcé le vingt-cinq octobre deux mille dix-neuf.

MOYEN ANNEXE au présent arrêt :

Moyen produit par la SCP Le Griel, avocat aux Conseils, pour Mme F..., dite A..., C...,

Violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, 29, 33, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale,

en ce que l'arrêt attaqué a confirmé le jugement du tribunal correctionnel de Paris du 22 mai 2014 en ce qu'il a débouté A... C... de ses demandes d'indemnité et de publication à l'égard de M... I...,

aux motifs que « l'association de la partie civile à un dessin d'excrément revêt un caractère grossièrement outrageant - qui a pu légitimement la heurter - que ni le genre délibérément satirique, revendiquant même régulièrement le registre scatologique, de l'hebdomadaire Charlie Hebdo ni le contexte politique de l'exhibition du dessin ne suffisent à rendre admissible, de sorte que le caractère matériellement injurieux de l'affiche est établi », qu'« en revanche : -la forme d'humour satirique précitée revendiquée par cette publication,

- le défaut de l'utilisation de l'image de la partie civile,

- la circonstance qu'au regard du contexte de sa diffusion et de sa teneur, l'affiche litigieuse, qui renvoie tant à la partie civile qu'à son électorat auquel elle « ressemble », comporte implicitement mais nécessairement une appréciation de son positionnement politique dans le cadre de l'élection présidentielle, forment autant d'éléments dont la conjugaison exclut que puisse être caractérisée, au-delà de la nature injurieuse de l'affiche, l'atteinte à la dignité dont elle se plaint dans ses conclusions »,

1°) alors que toute injure au sens de l'article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse constitue une atteinte à la dignité de la personne visée et qu'en l'espèce, la cour d'appel n'avait pas à rechercher si, au-delà du caractère injurieux de l'affiche incriminée qu'elle admettait comme établi, était également caractérisée une atteinte à la dignité de la partie civile,

2°) alors qu'en toute hypothèse, l'affiche incriminée porte atteinte à la dignité de la partie civile en l'associant à un excrément, même si cette affiche s'inscrit dans une forme d'humour satirique volontiers scatologique, n'utilise pas l'image de la partie civile et renvoie tant à celle-ci qu'à son électorat, et dépasse donc les limites admissibles de la liberté d'expression,

et aux motifs que « la présomption d'imputabilité de l'élément moral de l'infraction d'injure au prévenu qui y a participé est inhérente à la définition de ses éléments matériels mais elle est dépourvue de tout caractère irréfragable dès lors que non seulement l'excuse de provocation mais encore l'absence d'intention de nuire de la personne poursuivie doivent pouvoir être invoquées en défense », qu'« en l'espèce, c'est à juste titre que le tribunal a retenu que M. M... I... s'est contenté d'exhiber la parodie d'affiche litigieuse parmi celles des autres candidats, en précisant leur origine et en donnant un avertissement sur son caractère polémique par l'emploi de l'expression « C'est satirique, c'est Charlie Hebdo », et ce, dans le cadre de la séquence d'une émission, elle-même volontiers polémique, qui s'apparente à une revue de presse de sorte qu'en dépit de l'outrance manifeste du dessin litigieux qui a pu heurter Mme C..., l'élément intentionnel de complicité de l'infraction qui lui est reprochée n'est pas caractérisé »,

3°) alors que l'injure est présumée faite avec une intention coupable et que si cette présomption peut céder devant la preuve contraire, celle-ci ne saurait résulter en l'espèce de ce que M... I... s'est contenté d'exhiber, dans le cadre de la séquence d'une émission polémique, l'affiche litigieuse en précisant son origine et en donnant un avertissement sur son caractère satirique, ces éléments n'étant nullement de nature à démontrer qu'il n'avait pas conscience que cette affiche était injurieuse à l'égard de A... C...

- Président : Mme Arens (première présidente) - Rapporteur : M. Jacques, assisté de Mme Cottereau, auditrice au service de documentation, des études et du rapport - Avocat général : M. Desportes (premier avocat général) - Avocat(s) : SCP Le Griel ; SCP Didier et Pinet ; SCP Piwnica et Molinié -

Textes visés :

Article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ; article 29 de la loi du 29 juillet 1881.

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