"La déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire - La déclaration d’intérêts" (Guillaume VALETTE-VALLA, secrétaire général de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique)

Actes de colloque

Cette manifestation, qui s'est déroulée le 30 juin 2017 et qui s’est inscrite dans une démarche concertée, tendait à favoriser l’émergence de solutions de consensus pour la mise en œuvre, jusque dans ses modalités les plus concrètes, des dispositions relatives aux obligations déontologiques des magistrats issues de la loi du 8 août 2016 modifiant l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. La déclaration d’intérêts du magistrat, l’entretien déontologique de ce dernier avec l’autorité à laquelle est remise la déclaration, ainsi que les suites et prolongements que les uns et les autres peuvent comporter étaient plus particulièrement concernés.

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Actes de colloque

"La déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire - La déclaration d’intérêts" (Guillaume VALETTE-VALLA, secrétaire général de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique)

Guillaume VALETTE-VALLA, secrétaire général de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique

Monsieur le Premier président de la Cour de Cassation, Monsieur le Procureur général près la Cour de Cassation, Messieurs les Présidents et Procureurs généraux, Mesdames, Messieurs les magistrats,

Mesdames, Messieurs, chers collègues,

Je voudrais remercier Monsieur le Président Bruno PIEREYRE pour son invitation à cette table-ronde sur la notion de conflit d’intérêts et son outil de détection et de prévention de premier niveau : la déclaration d’intérêts.

Je vous prie de bien vouloir, à titre liminaire, excuser mon Président, le procureur Général honoraire Nadal, qui regrette ne pouvoir être présent.

Je comprends Monsieur le Président que nous sommes réunis ce matin pour échanger sur les implications de la loi du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, qui instaure notamment pour les magistrats des obligations nouvelles, et notamment celle de « prévenir ou [de] faire cesser immédiatement les conflits d’intérêts  », au sens de la loi de 2013 qui nous a institué. C’est donc bien volontiers que nous participons aujourd’hui, et plus tard à d’autres occasions, pour échanger sur notre retour d’expérience en la matière.

La question du conflit d’intérêts s’inscrit dans le cadre déontologique d’une profession qui bénéficie déjà au sein de l’Etat d’une prise en compte ancienne et profonde de cette thématique. Les rapports du GRECO le rappellent d’ailleurs en point de comparaison.

Ainsi, dès 2003, le rapport de la commission de réflexion sur l’éthique dans la magistrature présidé par M. Jean CABANNES, Premier avocat général honoraire à la Cour de Cassation, dressait déjà de premières perspectives.

Sur la base de ces travaux, le recueil publié en 2010 par le Conseil supérieur de la magistrature soulignait ainsi que, les magistrats doivent proscrire les activités « susceptibles de provoquer des conflits d’intérêts  ».

Depuis lors, on peut relever que cette notion, comme l’outil qu’elle induit, ont connu ces dernières années la faveur du législateur comme du pouvoir réglementaire qui en ont, progressivement et quasiment uniformément, étendu la portée à l’ensemble de la sphère publique, de l’Etat aux collectivités territoriales, des membres du Parlement au Gouvernement.

Si l’on se limite à la dernière législature, on peut dénombrer pas moins de six lois qui ont traité substantiellement de la question : on peut ainsi évoquer pour l’année passée :

    La loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.     La loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 qui concerne les juges consulaires.

Avant de partager avec vous les quelques enseignements que la Haute Autorité a tirés de trois années de pratique de cette notion de conflit d’intérêts, je voudrais revenir un instant sur les métiers de l’Autorité qui ne se résument pas à la question qui nous réunit ce matin.

Autorité administrative indépendante créée à la fin de la l’année 2013, elle est chargée d’assurer trois missions :

En premier lieu, le contrôle des déclarations de patrimoine et d’intérêts des 15800 plus hauts responsables publics du pays, qui sont répartis en deux grandes catégories :

    Les agents publics élus, notamment les parlementaires, les membres du Gouvernement et grands élus locaux     Les agents publics non élus, c’est-à-dire certains hauts fonctionnaires par exemple les emplois à la décision du Gouvernement, les

responsables des entreprises publics, les présidents et membres des autorités administratives indépendantes par exemple.

Depuis la loi du 8 août 2016, les membres du Conseil supérieur de la magistrature doivent également lui transmettre une déclaration de situation patrimoniale, dans les deux mois qui suivent leur nomination.

Ainsi, parmi les pouvoirs publics, une seule institution demeure pour l’heure hors champ du champ déclaratif, le Conseil Constitutionnel.

Pour effectuer le contrôle du caractère exact, sincère et exhaustif des déclarations, la HATVP dispose, elle, à la différence du système prévu pour les magistrats, de moyens humains, juridiques et techniques qui en font à certains égards un service d’enquête administratif.

Dans le prolongement de ce premier métier, s’ajoutent des missions particulières s’agissant des membres du Gouvernement, qu’ils s’agissent du contrôle fiscal qui est conduit à la suite de leur nomination ou de vérifications préalables à la nomination.

A ce premier métier s’ajoutent deux autres compétences sur lesquelles je ne m’étendrai pas : la régulation du lobbying et plus généralement, la promotion de la transparence de la vie publique, par exemple lors du contrôle du pantouflage des emplois gouvernementaux.

Comme vous le savez, la Haute Autorité n’a pas vocation à se prononcer sur les situations de conflit d’intérêts qui pourraient concerner les magistrats des deux ordres de juridictions. Le système instauré par la loi du 8 août 2016 est distinct de celui créé en 2013 et tient compte des spécificités liées aux missions des magistrats judiciaires, en prévoyant un contrôle déontologique interne aux juridictions.

Je vous propose d’explorer d’abord la notion de conflit d’intérêts au sens de notre doctrine, introduite dans le droit français par les lois relatives à la transparence de la vie publique, puis de nous pencher sur la déclaration d’intérêts et son contenu.

La définition du conflit d’intérêts choisie par le législateur français, commune pour l’ensemble de la sphère publique, s’inspire très largement de celles proposées par les institutions internationales comme le Conseil de l’Europe et

l’OCDE au début des années 2000. Constitue ainsi un conflit d’intérêts « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

On peut noter deux particularités par rapport aux définitions étrangères du conflit d’intérêts : le législateur a inclus la possibilité d’un conflit entre deux intérêts publics. Cette disposition, prise notamment pour embrasser la situation des parlementaires qui se trouvaient en situation de cumul de mandats électifs, est aujourd’hui moins pertinente et l’Autorité s’est toujours montrée très prudente dans son interprétation et son application de la loi.

Dans le même ordre d’idée, la prise en compte de l’apparence du conflit d’intérêts a toujours été appréhendée avec mesure et a concerné pour l’essentiel les déclarants politiques de l’Autorité, moins que les agents publics non élus.

En tant que magistrats, les notions d’indépendance et d’impartialité évoquées par la loi pour apprécier du conflit d’intérêts sont familières et se trouvent au cœur de l’exercice même des fonctions. Le recueil des principes déontologiques des magistrats rappelle ainsi que si l’indépendance est « la condition première d’un procès équitable », elle doit être assurée au niveau institutionnel et personnel. Nous verrons d’ailleurs que la prévention des conflits d’intérêts comporte également cette double perspective collective et individuelle.

L’impartialité constitue pour le magistrat, et je cite de nouveau le recueil des principes déontologiques, un « devoir absolu  ». L’impartialité est une règle fondamentale de procédure qui impose que tout litige soit soumis à un juge neutre, c’est-à-dire, comme le rappelle C. Vigouroux, « d’une part de ne pas faire une affaire personnelle des dossiers que l’on traite et d’autre part de ne pas être suspecté de préjugé ou de préjugement  » (Déontologie des fonctions publiques, 2ème éd, Dalloz, §12.11). Pour préserver l’impartialité et l’apparence d’impartialité des juridictions, un magistrat peut être amené à se déporter dans les cas prévus par le code de l’organisation judiciaire. Cette liste a été complétée par la loi du 18 novembre 2016 qui a ajouté aux motifs de récusation, l’hypothèse du conflit d’intérêts. L’absence de déport est d’ailleurs relevée par le Conseil supérieur de la magistrature dans ses décisions comme un possible manquement au devoir d’impartialité.

L’objet de la prévention des conflits d’intérêts est précisément d’éviter des manquements aux principes d’indépendance et d’impartialité, en identifiant les situations à risque et en prenant les mesures adéquates.

A la différence d’autres responsables publics, cette notion n’est, pour les magistrats, qu’une manière renouvelée de garantir le respect des principes traditionnels d’indépendance et d’impartialité, une invitation à opérer par la déclaration et par l’entretien une cartographie des risques.

Pour la Haute Autorité, dans un effort d’élaboration d’une première doctrine d’application de ces dispositions nouvelles, la caractérisation d’une situation de conflit d’intérêt implique la réunion de trois éléments : détenir un intérêt ; que cet intérêt interfère avec la fonction publique exercée ; que cette interférence soit suffisamment forte pour faire naître un doute raisonnable sur la capacité de l’intéressé à exercer ses fonctions de manière impartiale et indépendante.

Au fil des mois et maintenant des années, à l’occasion de la mise en œuvre de ses contrôles, des rapports spéciaux effectués avant transmission à la justice en cas d’infractions pénales relevées, comme plus simplement lors d’avis confidentiels que les déclarants de la Haute Autorité peuvent lui demander, nous avons élaboré une doctrine, un guide dont on peut résumer la philosophie comme suit. Cette doctrine n’a, pour l’heure, jamais été contestée par notre juge le Conseil d’Etat :

Sa philosophie générale est de considérer que la loi n’a pas instauré de nouvelles incompatibilités d’exercice. En effet, tous les individus nouent, au cours de leurs différentes activités, tant professionnelles que personnelles, de multiples liens d’intérêts. Ces liens peuvent être directs, comme une activité professionnelle accessoire, par exemple le fait d’enseigner dans une université, ou indirects, comme la profession de son conjoint.

Les intérêts peuvent être matériels, par exemple lorsqu’il s’agit d’actions au capital d’une société, ou moraux.

La perspective d’une situation de conflit d’intérêts n’apparaît toutefois que si un ou plusieurs de ces intérêts interfèrent avec les fonctions publiques que l’on exerce. Les intérêts qui n’ont pas de lien avec les fonctions que l’on occupe, ne seront jamais susceptibles de faire naître une situation de conflit d’intérêts. Par exemple, le secrétaire général de la Haute Autorité ne sera pas, a priori, placé dans une zone de risque en assumant la présidence d’une association de parents d’élèves.

Cette interférence est en 3D, en trois dimensions :

    Une dimension matérielle : ne peuvent faire naître un conflit d’intérêts que les intérêts détenus dans un secteur à l’égard duquel le responsable public exerce une compétence. Pour prendre un exemple, la CEDH, dans son arrêt Sacilor de 2006, avait estimé que l’impartialité du Conseil d’Etat n’était plus assurée du fait de la participation d’un membre au délibéré du jugement sur une question minière relevant du ministère de l’Economie un mois avant d’être nommé secrétaire général du ministère de l’économie.     Une dimension géographique. L’intérêt du responsable public doit avoir un lien avec le territoire, l’espace, sur lequel il exerce sa fonction pour qu’un risque de conflit d’intérêts existe. La mobilité géographique régulière des magistrats permettra bien souvent lever cette hypothèse.     Enfin, l’interférence a une dimension temporelle : les intérêts sont contemporains à l’exercice des fonctions. Il peut exister une interrogation pour les intérêts détenus et abandonnés avant l’entrée en fonction. De façon générale, plus les intérêts sont anciens, s’agissant notamment des intérêts résultant des anciennes relations professionnelles, moins le risque de conflit d’intérêts est grand. L’interférence décroissante disparait au bout de cinq années. La commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique proposait d’ailleurs de distinguer entre les types d’intérêts en cause pour définir cette durée

 : « immédiate pour les intérêts financiers, dont il est aisé de se départir et qui n’engagent pas la personne dans une relation durable, elle est nécessairement plus longue pour les relations professionnelles  »2.

Le troisième élément à prendre en compte est la nature et l’intensité de l’interférence. Pour qu’il y ait une situation de conflit d’intérêts, l’interférence doit être de nature à influencer ou paraitre influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de la fonction. Cette intensité s’évalue en fonction de chaque situation. L’interférence ne peut pas être putative, elle doit être consistante.

Ainsi, en Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a estimé que l’un de ses juges constitutionnels n’avait pas à se déporter sur des actes juridiques adoptés dans le cadre du plan de sauvetage de la Grèce simplement parce qu’il avait participé à des séminaires scientifiques sur le « sauvetage financier » des pays en difficulté.

Deux questions aident à déterminer l’intensité de cette interférence :

    A quel point les prérogatives qu’un responsable détient dans ses fonctions permettent de satisfaire son intérêt ?     A quel point son intérêt peut-il profiter de ses fonctions publiques ?

Plus les prérogatives du responsable sont élevées et plus le bénéfice est direct, plus le risque de conflit d’intérêts est grand. Pour prendre un exemple concret, qui a été rendu public, Mme Fioraso, lorsqu’elle a été nommée secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur et à la recherche, s’est retrouvée dans une situation de conflits d’intérêts, son conjoint étant alors directeur délégué au CEA, placé sous sa tutelle.

Pour résumer, lorsque ces trois éléments sont réunis : l’intérêt, l’interférence et l’intensité, alors un doute raisonnable sur l’exercice impartial de la fonction apparaît et le risque de conflit d’intérêts se matérialise. Le doute raisonnable surgit in concreto, lorsque, considérant les différents éléments d’un cas, on peut interroger l’impartialité subjective du responsable public.

Le premier des outils au service de cette prévention se matérialise dans la déclaration d’intérêts.

Elle constitue un moyen de formaliser et d’institutionnaliser le travail déontologique afin de déterminer les situations dans lesquelles des mesures d’abstention doivent être envisagées.

Au niveau international, le contenu des déclarations d’intérêts varie fortement. Aux Etats-Unis par exemple, seuls les membres de la Cour suprême sont soumis à une déclaration d’intérêts, actualisée chaque année, rendue publique, et qui fait également état des avantages ou cadeaux perçus au cours de l’année écoulée. Au Mexique, les magistrats fournissent seulement une déclaration de patrimoine, à laquelle ils annexent une déclaration sur l’honneur de l’absence de conflits d’intérêts.

Une déclaration d’intérêts correctement renseignée doit rendre compte de ce qui est pertinent au regard de l’objectif de lutte contre les conflits d’intérêts dont le Conseil constitutionnel a souligné qu’il était un objectif à valeur constitutionnelle.

La déclaration d’intérêts des magistrats judiciaires, telle qu’elle a été fixée par le décret du 2 mai 2017, s’inspire largement des déclarations d’intérêts adressées à la Haute Autorité.

Il semble primordial, pour garantir l’indépendance de la justice, que la déclaration d’intérêts reste un outil interne aux juridictions. On remarquera ainsi que dans plusieurs pays d’Europe de l’Est, le choix du récipiendaire des déclarations des magistrats est un véritable enjeu politique. Le Conseil de l’Europe a ainsi critiqué le système en place en Arménie, dans lequel les déclarations des magistrats sont notamment adressées au Président de la République.

Ce dernier point est absolument essentiel pour faire de cet outil un instrument utile, et non une simple contrainte professionnelle supplémentaire. Garantir la confidentialité par des processus de conservation adéquats et certifiés, assurer une actualisation et un échange sur les intérêts détenus à l’occasion de l’entrée en fonction, sont les clés pour faire de cette innovation culturelle majeure, pour reprendre l’expression du Premier Président Louvel, un outil de progrès pour contribuer à restaurer la confiance des français dans leur justice. En effet, sans confiance, il n’y pas d’Etat. Sans déontologie, il n’y a pas de confiance dans l’Etat.

Je vous remercie.

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