"La déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire - La déclaration d’intérêts" (Edmondo BRUTI LIBERATI, procureur de la République honoraire de Milan, ancien président de l’Association nationale des magistrats italiens)

Actes de colloque

Cette manifestation, qui s'est déroulée le 30 juin 2017 et qui s’est inscrite dans une démarche concertée, tendait à favoriser l’émergence de solutions de consensus pour la mise en œuvre, jusque dans ses modalités les plus concrètes, des dispositions relatives aux obligations déontologiques des magistrats issues de la loi du 8 août 2016 modifiant l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. La déclaration d’intérêts du magistrat, l’entretien déontologique de ce dernier avec l’autorité à laquelle est remise la déclaration, ainsi que les suites et prolongements que les uns et les autres peuvent comporter étaient plus particulièrement concernés.

Visionner le colloque

  • Déontologie

Actes de colloque

"La déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire - La déclaration d’intérêts" (Edmondo BRUTI LIBERATI, procureur de la République honoraire de Milan, ancien président de l’Association nationale des magistrats italiens)

Edmondo BRUTI LIBERATI, procureur de la République honoraire de Milan, ancien président de l’Association nationale des magistrats italiens

Entretien déontologique, indépendance et impartialité.

J’ai examiné avec un très grand intérêt les dispositions relatives aux obligations déontologiques des magistrats issues de la loi n°2016-1090 du 8 août 2016 modifiant l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature.

Pour ce qui concerne l’entretien déontologique, qui est l’objet de cette table ronde, c’est un outil pour faire connaitre, animer, faire vivre les règles déontologiques. En Italie on ne dispose pas d’un outil semblable, mais évidemment on doit se confronter avec le problème sous-jacent. Il nous faudra prendre connaissance de votre future expérience dans l’application des nouvelles dispositions pour en extraire de suggestions.

Dans l’art. 7-1 je trouve cette définition du conflit d’intérêts : « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraitre influencer l’exercice indépendant , impartial et objectif d’une fonction ».

Il existe un rapport très étroit entre indépendance et impartialité.

 « L’indépendance est la pierre angulaire, une condition préalable nécessaire de l’impartialité judiciaire  » (Juge Lamer cité à la page 32 Principes de déontologie judiciaire, Conseil canadien de la magistrature).

L’indépendance « a pour complément indissociable l’impartialité des juges et constitue en même temps une condition fondamentale de cette impartialité » (CCJE (2002) op.N.3, n.16)

“Le principe de l’indépendance est la condition préalable de l’impartialité” (Cour Constitutionnelle Italie arrêt 1974/128.

« L’Independence de l’autorité judiciaire … garantit l’égalité de tous devant la loi par l’accès à une magistrature impartiale » (CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2010 A. 1)

La visibilité, la montée en puissance du juge, grâce à l’évaporation des immunités qui pouvaient, en fait, lui faire auparavant obstacle et une indépendance effective accrue exposent les juges à une nouvelle responsabilité.

Chaque fois qu’il y une tension justice politique on dit en Italie que c’est une singularité italienne. Mais en France on dit la même chose. En réalité cette « évaporation des immunités » que j’ai évoqué en citant une expression de Daniel Ludet (Daniel Ludet, Pouvoirs N. 74/ 1995 p.122) est une situation commune aux démocraties au moins depuis une vingtaine d’années.

En conséquence on porte une attention toute particulière sur l’impartialité subjective.

« Les juges devraient, en toutes circonstances, adopter un comportement impartial, pour éviter que naisse, dans l’esprit du justiciable, un soupçon légitime de partialité. Sur ces points, les apparences devraient être sauvegardées, aussi bien dans l’exercice des fonctions juridictionnelles que pour les autres activités du juge  ». « (CCJE (2002) op.N.3, n.21).

Impartialité/apparence d’impartialité.

Je reviens sur l’art. 7-1 Ordonnance statutaire relative à la définition du conflit d’intérêts : « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraitre influencer l’exercice indépendant , impartial et objectif d’une fonction ».

 La situation est radicalement différente par rapport au temps où les juges étaient renfermés dans une « tour di ivoire » (ou donnaient l’apparence d’y être renfermés). 

Dans ce cadre il m’apparait très importante la limite dictée par l’article 7-2III. Ordonnance statutaire : « La déclaration d’intérêts ne comporte aucune mention des opinions ou des activités politiques, syndicales, religieuses ou philosophiques du magistrat, sauf lorsque leur révélation résulte de la déclaration de fonctions ou de mandats exercés publiquement ».

Aujourd’hui il ne parait pas souhaitable d’isoler le juge du contexte social.

Même s’il faut refuser « la tyrannie des apparences  » (Paul Martens) la sensibilité sur l’apparence est accrue, mais il n’est pas inutile rappeler l’ordre de priorité entre apparence et réalité.

« L’impartialité, dans l’exercice de fonctions juridictionnelles, ne s’entend pas seulement d’une absence apparente de préjugés, mais aussi, plus fondamentalement, de l’absence réelle de parti pris. Elle exige que le magistrat, quelle que soient ses opinions, soit libre d’accueillir et de prendre en compte tous les points de vue débattus devant lui » (CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2010 B.12)

Réalité/apparence. J’ai connu des magistrats qui se préoccupaient de bâtir soigneusement leur image d’impartialité et indépendance alors que dans le même temps :

-ils ne s’abstenaient nullement de toute relation inappropriée avec leurs représentants (a.4)

-ils étaient en relations très proches avec les diverses personnalités locales, institutions, milieux économiques et sociales (a.6)

-ils ne s’abstenaient pas d’avantage de céder à la crainte de déplaire ni au désir de plaire au pouvoir exécutif, aux parlementaires, à la hiérarchie judiciaire, aux médias ou à l’opinion publique (a.11)

Déontologie et discipline dans le système italien.

Dans l’approche européenne on distingue déontologie et discipline. 

« L’éthique renvoi à une intention de bien faire, à la visée du bien commun dans l’exercice d’une tache ; la déontologie énonce les principes explicites qui guident cette intention dans les actes ; la discipline est la sanction des fautes commises » (D. Salas, Le renouveau du débat sur l’éthique du juge, D.Salas et H. Epineuse (sous la dir.), L’éthique du juge : une approche européenne et internationale, Dalloz, 2003).

« Ce Recueil ne constitue pas un code de discipline, mais un guide pour le magistrats » ( CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2010, Préambule)

« Ce document est un guide destiné aux magistrats. Ce recueil de principes ne constitue pas un code de discipline… » (Conseil supérieur de la justice, Conseil Consultatif de la magistrature, Guide pour les magistrats, 2012, Bruxelles, Introduction)

Du point de vue terminologique il est difficile distinguer entre éthique et déontologie ( Julie Joly-Hurard, La déontologie du magistrat, 3 ed., Dalloz, 2014, p.9.)

 En langue anglaise on utilise plutôt la référence à l’éthique : judicial ethics, code of judicial ethics.

En Italie éthique et déontologie sont souvent présentées comme synonymes (le « code éthique » adopté par l’Association des magistrats italiens est un recueil des principes déontologiques), mais on distingue déontologie et discipline.

Les magistrat italiens prêtent serment en ces termes : « Je jure d’être fidèle à la République italienne et à son chef, d’observer avec loyauté les lois de l’Etat et de remplir avec conscience mes fonctions »

Auparavant la définition de la faute disciplinaire était très générale : « magistrat qui a failli dans ces obligations ou a adopté un comportement dans l’exercice de ses fonctions juridictionnelles ou un comportement extra-judiciaire qui met en cause la confiance et la considération dont il doit jouir ou qui porte préjudice au prestige de l’ordre judiciaire » (art 18 R.Dlgs n. 511/1946). Pour préciser le contenu de la faute disciplinaire il fallait faire référence à la jurisprudence du Conseil supérieur de la magistrature.

Mais pour ce qui concerne le régime disciplinaire une réforme majeure est entrée en vigueur en 2006, fixant un catalogue détaillé et supposé exhaustif des fautes dans toutes les situations professionnelles et extraprofessionnelles. Il faut néanmoins toujours faire référence à la jurisprudence du Conseil supérieur de la magistrature, qui publie régulièrement un recueil des arrêts disciplinaires.

En vertu de l’article 1 relatif aux devoirs des membres du système judiciaire, les magistrats, juges et procureurs « s’acquittent de leurs devoirs avec impartialité, correction, diligence, célérité, discrétion et équanimité et doivent respecter la dignité des individus dans l’exercice de leurs fonctions »

Dans l’article 3 on fixe les cas des activités extrajudiciaires susceptibles de provoquer de conflits d’intérêt et l’utilisation indue de la qualité de magistrats pour bénéficier de privilèges

Le plus ancien code déontologique européen est le “Code éthique” adopté par l’Association des magistrats italiens le 7 mai 1994 et amendé en 2010.

Il s’agit de 14 articles qui englobent la totalité du comportement du magistrat du siège (y compris les chefs de juridiction) comme du parquet.

Ces articles portent sur les relations avec les justiciables, le devoir de compétence, l’emploi des ressources publiques, l’usage des informations professionnelles, les relations avec la presse, l’adhésion aux associations, l’impartialité et l’indépendance, le relations avec ses collaborateurs, la conduite professionnelle et extraprofessionnelle, les devoirs de chefs de juridiction.

L’article 1 donne le principe général : “ Dans la vie sociale, le magistrat doit se conduire avec dignité, délicatesse et se conformer à l’intérêt public. Dans le cadre de ses fonctions et dans chaque acte professionnel, il doit être guidé par les valeurs de désintéressement personnel, d’indépendance et d’impartialité ”. 

En matière de conflit d’intérêts, les dispositions suivantes figurent dans le Code éthique :

Art.2.2 Dans les relations sociales et institutionnelles le magistrat ne se sert pas des fonctions qu’il occupe dans le but d’obtenir des avantages personnelles.

Art.8.3 Il évite toute relation avec milieux politiques ou économiques susceptibles d’influencer l’exercice de ses fonctions ou qui puissent préjuger son image. Il ne consent que les relations de ses conjoints puissent influencer indument sa conduite professionnelle.

Art.8.5 Il s’abstient d’activités extrajudiciaires susceptibles de porter atteinte à ses fonctions ou qui, par leur nature, modalités de financement ou modalités d’action susceptibles de conditionner son indépendance.

Art.9.3 Il doit assurer que dans l’exercice de ses fonctions son image d’impartialité soit toujours pleinement garantie. A cette fin il doit considérer avec la plus grande rigueur les situations où il doit se déporte pour des grave raisons d’opportunité

Art. 14.10 Le magistrat chef de juridiction ne peut faire usage de sa qualité pour obtenir des avantages pour soi ou pour autrui.

Il est clair qu’il s’agit de règles déontologiques, et non disciplinaires, d’un instrument d’autocontrôle du corps généré par lui-même.

Mais le Ministre de la justice de l’époque, dans un lettre adressée le 20 septembre 1996 au Conseil Supérieur de la Magistrature portant sur la gestion de l’initiative des poursuites disciplinaires, évoquait l’art 6 du Code éthique de l’ l’Association des magistrats sur la relation avec la presse. Dans ce cadre le Ministre avait déclenché à deux reprises l’action disciplinaire pour des déclarations des magistrats à la presse. Il s’agissait de M. Gherardo Colombo et M. Francesco Greco , substituts au parquet de Milan qui avaient coopéré à l’enquête Main Propres. Dans le deux procédure l’arrêt du CSM a été l’acquittement. On ne saurait dire si cet acquittement fut le résultat du prestige de ces deux magistrats ou de la distinction très nette entre déontologie et discipline soulevées au cours de l’audience disciplinaire publique par leur conseil.

Le problème est toujours ouvert car certaines dispositions de la loi de 2006 sont plus proches de règles de déontologie plutôt que de règles disciplinaires.

Je partage les recommandations du GRECO dans son rapport à la suite du quatrième cycle d’évaluation sur l’Italie, approuvé en octobre 2016

 « La connaissance pratique des obligations déontologiques devrait, par conséquent, être promue de manière plus active au sein du système judiciaire italien non seulement par I’ANM, mais également par le CSM en sa qualité d’organe responsable de la vie professionnelle des magistrats, […].

En outre, le GRECO estime que l’Ecole supérieure de la magistrature pourrait jouer un rôle plus actif dans ce domaine, notamment en faisant figurer la déontologie et les normes de conduite au programme de la formation initiale et continue des magistrats professionnels et non professionnels, ce qui ne manquerait pas d’accroitre la sensibilité des intéressés aux questions d’éthique.

La formation devrait se concentrer sur des études de cas réels, tels que ceux mentionnés plus haut, et donner des conseils et des consignes sur les questions déontologiques au sein du système judiciaire avec la participation active d’avocats et autres juristes professionnels, afin de générer un état d’esprit commun et partagé. Faute d’une telle approche pratique, le Code risquerait de rester lettre morte. »

Le Président de République italienne M. Mattarella, lors de son discours aux auditeurs de la dernière promotion a souligné l’importance de la déontologie :

« Equilibre, capacité d’être raisonnable, délicatesse, discrétion sont toutes des vertus qui, comme la formation professionnelle, doivent guider le juge dans chacune de ses décisions. L’esprit critique même envers ses positions et l’« art du doute » - l’utilité du doute - sont toujours à la base d’une décision juste, résultant d’un équilibre conscient entre les différentes valeurs protégées par la Constitution »

L’enjeu pour la magistrature en Italie comme en France et en Europe en général est de faire prendre conscience que la responsabilité est la contrepartie de l’indépendance : les principes déontologiques doivent rester vivant pour chaque magistrat. Il s’agit de la nouvelle dimension de la responsabilité, définie, je cite encore Daniel Ludet, par rapport à la responsabilité-sanction (responsabilité pénale, civile, disciplinaire) comme responsabilité- action « qui doit accompagner, environner, animer en permanence, au quotidien, l’exercice des fonctions judiciaires » ( Ludet p. 133).

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.