"La déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire - La déclaration d’intérêts" (Béatrice BRUGERE (Force ouvrière - FO))

Actes de colloque

Cette manifestation, qui s'est déroulée le 30 juin 2017 et qui s’est inscrite dans une démarche concertée, tendait à favoriser l’émergence de solutions de consensus pour la mise en œuvre, jusque dans ses modalités les plus concrètes, des dispositions relatives aux obligations déontologiques des magistrats issues de la loi du 8 août 2016 modifiant l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. La déclaration d’intérêts du magistrat, l’entretien déontologique de ce dernier avec l’autorité à laquelle est remise la déclaration, ainsi que les suites et prolongements que les uns et les autres peuvent comporter étaient plus particulièrement concernés.

Visionner le colloque

  • Déontologie

Actes de colloque

"La déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire - La déclaration d’intérêts" (Béatrice BRUGERE (Force ouvrière - FO))

Béatrice BRUGERE (Force ouvrière - FO)

Ce qu’on ne peut pas dire, faut-il le punir ?

Chacun se souvient de l’aphorisme sur lequel Ludwig Wittgenstein clôt son Tractatus logico- philosophicus : « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire ». La loi organique du 8 août 2016 n’aurait-elle pas fait sa devise d’une paraphrase qu’on pourrait formuler en ces termes : « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le punir » ?

En rendant la déclaration d’intérêts obligatoire, la loi l’a encadrée d’un dispositif répressif qui s’étage sur plusieurs niveaux. Le premier est le refus du magistrat de remplir et de déposer une déclaration : inutile de s’y attarder car, pour d’évidentes raisons, il est probable que cette disposition pénale ne trouvera jamais à s’appliquer. Le magistrat pourra cependant être confronté au droit pénal et au droit disciplinaire à raison de sa ou de ses déclarations d’intérêts, en deux autres occasions. L’une est explicite : lorsque le magistrat a omis de déclarer « une partie substantielle de ses intérêts » ; l’autre est implicite : lorsque le magistrat fera l’objet de poursuites disciplinaires.

 

L’infraction et la faute d’omission substantielle de déclaration d’intérêts

Le Conseil constitutionnel vient, fort à propos, de donner son avis sur la constitutionnalité de la notion d’intérêt « substantiel ». Dans sa récente décision du 23 juin 2017, il a estimé que l’infraction d’omission substantielle d’une part de ses intérêts patrimoniaux ne méconnaît pas le principe de légalité des délits et des peines. Ces dispositions, dit-il, « répriment les seules omissions significatives, au regard du montant omis ou de son importance dans le patrimoine considéré ». On s’en serait, à vrai dire, un peu douté, mais cette tautologie a paru suffisante au juge constitutionnel pour en conclure que « ces termes, qui ne revêtent pas un caractère équivoque, sont suffisamment précis pour garantir contre le risque d’arbitraire ».

La question n’est pas pour autant tranchée, car pour les magistrats, l’obligation de déclaration ne porte pas sur le patrimoine, mais sur des intérêts beaucoup plus larges et même non quantifiables.

Le problème est donc de déterminer si cette décision fera jurisprudence en dehors des intérêts patrimoniaux. A partir de quel seuil, tant objectif que subjectif, la partie en question des intérêts devient-elle « substantielle », surtout si elle n’est pas chiffrable ? A quel moment, par ailleurs, le juge se situera-t-il pour évaluer le caractère substantiel d’un intérêt ? Lorsque le magistrat a rédigé sa déclaration, ou lorsqu’un incident ou un scandale aura éclaté ? Etre membre d’un organe dirigeant au sein d’un club sportif peut vous plonger subitement dans une actualité sulfureuse, alors que vous ne vous êtes jamais préoccupé que de la promotion d’un sport pour lequel vos engagements étaient purement désintéressés : vous reprochera-t-on de n’avoir pas prévu que vos activités bénévoles étaient susceptibles de faire naître un jour un conflit d’intérêts, dont vous serez d’ailleurs le premier surpris ? En fin de compte, on peut se demander si des intérêts ne risquent pas devenir substantiels, non de façon consubstantielle,

mais en raison du contexte dans lequel on les apprécie et, en particulier, a posteriori. Question subsidiaire : bien que le texte dise que c’est la partie substantielle des intérêts qui doit être déclarée, n’est-ce pas en réalité tout risque de faire naître un conflit « substantiel » qui est véritablement visé ? Or ce n’est pas vraiment identique, les petites choses pouvant avoir de grands effets imprévisibles.

Le pénaliste est donc perplexe : l’élément légal peut-il être aussi imprécis s’agissant d’intérêts personnels non patrimoniaux, la décision du Conseil constitutionnel vaudra-t-elle erga omnes ou devra-t-elle être différente ou, du moins, nuancée ? où serait l’élément matériel d’une « omission substantielle » non consubstantielle de déclaration d’intérêts, qui pourrait flotter au gré des circonstances ? où serait, plus encore, son élément moral ? Certaines situations pourront être évidentes, mais l’intention du législateur sera-t-elle satisfaite si l’incrimination qu’il a créée n’est capable d’appréhender que les comportements les plus grossiers ? Ou faudra-t-il au contraire oublier les principes fondamentaux du droit pénal pour pouvoir sanctionner largement cette étrange infraction d’omission substantielle d’intérêt ?

 

Le risque d’auto-incrimination

Autre problème : en obligeant le magistrat à déclarer lui-même un intérêt qui est source potentielle de conflit, la loi organique ne viole-t-elle pas le droit de ne pas participer à sa propre incrimination ? S’il est improbable qu’un magistrat prenne le risque d’affronter la justice pénale pour faire reconnaître son droit au silence en refusant de remplir toute déclaration, la question pourrait se poser dans deux cas : sur le fondement de l’omission substantielle ou si la déclaration est le moyen par lequel a été découverte une infraction ou une faute commise par le magistrat.

Du point de vue pénal, une infraction commise par un magistrat qui serait découverte grâce à la déclaration que la loi le contraint à faire (sous peine de sanctions pénales) n’enfreindrait- elle pas le droit à ne pas s’auto-incriminer ? Mais on peut aussi s’interroger sur le sort d’une poursuite diligentée du chef d’omission substantielle, dont la révélation provient par définition de la déclaration d’intérêts : pour découvrir une omission substantielle, ne faut-il pas se reporter à la déclaration elle-même, première sinon seule source d’information qui peut faire naître l’infraction ? Dès lors, il y a tout lieu de penser qu’on se trouve dans une situation très comparable à celle de l’arrêt Funke c/ France (25 février 1993, req. n° 10828/84) où l’administration douanière avait tenté de contraindre la personne à fournir elle-même la preuve d’infractions qu’elle aurait commises. Par analogie, on peut penser que le fait de trouver la cause d’une condamnation, soit dans une omission substantielle, soit dans une infraction caractérisée révélée par la déclaration, lors d’une déclaration qu’il est tenu d’effectuer sous la menace d’une sanction pénale, provient dans les deux cas de l’obligation pour le déclarant de fournir lui-même les éléments sans lesquels il ne pourrait être incriminé.

En irait-il de même dans le domaine disciplinaire ? On sait que la CEDH n’assimile pas, a priori, la matière disciplinaire à la matière pénale, tout en s’en réservant la possibilité. Dans la mesure où non seulement le fondement de la sanction disciplinaire est le même que celui de la sanction pénale, que les éléments de preuve sont les mêmes et que la juridiction pénale peut prononcer la peine complémentaire d’interdiction d’exercer une fonction publique, il n’est pas audacieux de penser que la CEDH pourrait voir, dans les deux procédures, « un lien manifeste justifiant que l’on étende à la seconde le champ d’application de l’article 6§2 » (Moullet c/ France, 13 septembre 2007, req. n° 27521/04). La protection contre l’auto-incrimination pourrait ainsi entrer dans le champ disciplinaire.

De tout cela, il résulte une forme de malaise quant aux conséquences pénales et disciplinaires du défaut de déclaration d’une partie substantielle des intérêts. Le mieux qu’on puisse espérer est que l’aspect pédagogique de la loi l’emporte sur son aspect répressif, qui risquerait de mettre à mal quelques uns de nos principes juridiques. Autrement dit, il serait sage d’en faire un usage pénal et disciplinaire parcimonieux.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.