"La déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire - La déclaration d’intérêts" (Alain LACABARATS, président de chambre honoraire à la Cour de cassation, membre du Conseil supérieur de la magistrature)

Actes de colloque

Cette manifestation, qui s'est déroulée le 30 juin 2017 et qui s’est inscrite dans une démarche concertée, tendait à favoriser l’émergence de solutions de consensus pour la mise en œuvre, jusque dans ses modalités les plus concrètes, des dispositions relatives aux obligations déontologiques des magistrats issues de la loi du 8 août 2016 modifiant l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. La déclaration d’intérêts du magistrat, l’entretien déontologique de ce dernier avec l’autorité à laquelle est remise la déclaration, ainsi que les suites et prolongements que les uns et les autres peuvent comporter étaient plus particulièrement concernés.

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Actes de colloque

"La déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire - La déclaration d’intérêts" (Alain LACABARATS, président de chambre honoraire à la Cour de cassation, membre du Conseil supérieur de la magistrature)

Partie I. La notion de conflit d’intérêts - la déclaration d’intérêts, ses modifications et les déclarations complémentaires

Alain LACABARATS, président de chambre honoraire à la Cour de cassation, membre du Conseil supérieur de la magistrature

Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté le 17 novembre 2010 un texte fondamental sur le statut des juges en Europe : la recommandation CM/Rec(2010)12 intitulée “les juges : indépendance efficacité et responsabilités”.

L’exposé des motifs de la recommandation, dans son paragraphe 29 consacré à la préservation de l’indépendance et de l’impartialité des juges lorsqu’ils exercent des activités annexes dans diverses organisations non professionnelles, comporte notamment les indications suivantes :

Eu égard à la nécessité d’éviter tout conflit d’intérêt réel ou perçu comme tel, les Etats membres peuvent décider de rendre publiques les informations relatives aux activités supplémentaires, notamment au moyen de répertoires d’intérêts”.

Une étude faite par le bureau de droit comparé du Service de Documentation des Etudes et du Rapport de la Cour de cassation montre que le système de la déclaration d’intérêts, encouragé par les standards internationaux, est conçu comme une composante de l’Etat de droit et comme un instrument de prévention de la corruption.

Dans une majorité d’Etats membres de l’Union européenne, les magistrats doivent établir une déclaration d’intérêts.

Les systèmes varient cependant, quant aux magistrats qui y sont soumis, au moment où la déclaration d’intérêts doit être établie, à l’autorité destinataire et à son degré d’accessibilité.

Généralement, ces déclarations sont conçues comme des déclarations de patrimoine. Elles portent sur le patrimoine personnel du magistrat et ses revenus accessoires.

Elles incluent aussi parfois des informations concernant les conjoints ou autres membres de la famille.

Quoi qu’il en soit, la déclaration d’intérêts poursuit un objectif de prévention des conflits d’intérêts.

C’est cet objectif qui est affiché par la loi du 8 août 2016 (I), laquelle suscite déjà des interrogations quant à sa portée ( II )

I - La loi du 8 août 2016

La loi du 8 août 2016 donne une définition de la notion de conflits d’intérêts :

Constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction” (article 7-1 de l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature).

Cette définition s’inspire de celle proposée par le rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique (dit rapport Sauvé), remis au Président de la République le 26 janvier 2011.

Le rapport Sauvé mettait en exergue les caractéristiques essentielles de la notion de conflits d’intérêts, en soulignant notamment les points suivants :

– L’importance des apparences.

Le conflit d’intérêts est conçu comme une situation dans laquelle une personne investie de fonctions publiques possède des intérêts personnels susceptibles d’influer ou de paraître influer sur l’exercice de ses fonctions.

- Le risque de conflit ( et pas seulement une co-existence ) entre les intérêts publics et personnels en cause.

Il faut constater une interférence de nature à susciter un doute objectivement justifié quant au risque d’influence de l’activité personnelle sur les fonctions publiques.

Outre les indications fournies par le rapport Sauvé, les débats autour de cette notion d’interférence pour les magistrats montrent qu’il faut tenir compte de l’intensité potentielle du conflit, de la période de temps prise en considération et du lieu d’exercice de l’activité judiciaire.

Dès lors que l’activité personnelle est manifestement dépourvue de tout lien, même potentiel, avec la fonction de magistrat, ou qu’il s’agit d’une activité qui a été abandonnée depuis de nombreuses années, ou enfin que par sa nature ou le lieu de son exercice, elle ne peut nullement affecter l’impartialité du magistrat, on peut légitimement s’interroger sur la nécessité d’une déclaration.

- La notion d’intérêts personnels est en elle-même assez vague et sujette à discussion.

* Les intérêts en cause peuvent être matériels ( intérêts patrimoniaux et financiers ; intérêts professionnels ; intérêts “commerciaux et civils”, selon la terminologie retenue par le rapport Sauvé ).

* Les intérêts moraux sont également visés et peuvent poser des problèmes délicats de délimitation de ce qui doit être déclaré.

Selon le rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, il s’agit des intérêts intellectuels, philosophiques, politiques, syndicaux, idéologiques ou religieux.

Il convient cependant de souligner que la loi du 8 août 2016 apporte une précision importante sur ce dernier point, excluant en principe l’obligation de déclaration des opinions et des activités exercées dans les domaines politique, syndical, philosophique ou religieux, afin de préserver l’exercice de ces libertés fondamentales.

* L’intérêt détenu doit être personnel, c’est-à-dire “détenu directement ou indirectement” par l’intéressé.

Il peut donc s’agir, non seulement des intérêts du déclarant, mais aussi de ceux des membres de sa famille ou de ses proches.

Pour justifier l’obligation de déclaration, l’exposé des motifs de la loi souligne que "l’institution judiciaire doit participer à la République exemplaire appelée de ses voeux par le Président de la République, à l’instar de ce qui existe aujourd’hui pour les principaux responsables publics et les parlementaires. Il est par conséquent proposé de renforcer les obligations de transparence des magistrats afin de mieux prévenir les risques de conflit d’intérêts".

Déconnectée des situations particulières dans lesquelles des magistrats peuvent estimer en conscience devoir s’abstenir d’exercer leur office, l’obligation de déclaration invite à une réflexion plus globale sur le type d’activités et participations qui sont par nature susceptibles d’être source de conflit avec l’emploi de magistrat.

De nombreuses interrogations subsistent néanmoins.

II - La portée de la loi du 8 août 2016

La loi du 8 août 2016 énumère de manière apparemment limitative les intérêts personnels justifiant une déclaration (article 7-2, III, ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958).

Cette énumération n’exclut pas cependant toute incertitude, notamment quant à l’interprétation de certaines dispositions pour lesquelles la crainte a été exprimée qu’elles soient de nature à provoquer des atteintes à la vie privée des magistrats ou à les dissuader de s’engager dans la vie civile.

Les notions d’ «  activités professionnelles  »et de « gratification » peuvent ainsi susciter des difficultés d’interprétation, comme celle d’ailleurs de “consultant”.

L’activité professionnelle paraît pouvoir être définie comme celle qui, exercée régulièrement, donne lieu à rémunération.

Quant à la notion de consultant, elle ne semble pas viser le cas du conseil ponctuel et désintéressé que le magistrat, comme tout autre juriste, peut être amené à donner à ses proches ou relations amicales.

Des interrogations similaires ont été émises s’agissant de la catégorie des «  organes dirigeants d’un organisme public ou privé ou d’une société  » et de ce que recouvre l’obligation de déclaration en ce qui concerne les proches.

Pour répondre à certaines des interrogations suscitées par ce texte, il apparaît d’abord qu’aucune distinction n’a lieu d’être faite entre les types de sociétés, civiles ou commerciales, visés.

Par ailleurs, les fonctions de membre d’un conseil de surveillance d’une société ayant adopté cette forme juridique appartiennent certainement à la catégorie des instances dirigeantes du groupement.

Sont évoquées également, au titre des difficultés potentielles d’interprétation, les notions de «  fonctions bénévoles susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts  » (article 7-2, III, 7°, de l’ordonnance du 22 décembre 1958) et les «  fonctions et mandats électifs  » (article 7-2, III, 8° du même texte).

L’obligation déclarative en lien avec les fonctions bénévoles ne semble pas avoir d’équivalent en Europe.

Des magistrats peuvent ainsi adhérer à des associations de différentes natures.

Faut-il déclarer toute adhésion, ou seulement l’adhésion à une association dans laquelle le magistrat exerce une fonction de direction ?

La réponse n’est pas évidente et semble dépendre en réalité du type d’association en cause.

S’il s’agit d’une association dont l’activité est en prise directe avec l’activité habituelle des tribunaux ( par exemple, une association d’aide aux victimes d’infractions pénales ), on peut se poser la question de savoir, dans un tel cas, si le simple fait d’en être adhérent, même sans fonction de responsabilité, n’impliquerait pas une déclaration.

La mention des fonctions syndicales pose également question. La loi organique indique (article 7-2, II, 1er alinéa) que «  la déclaration d’intérêts ne comporte aucune mention des opinions ou des activités politiques, syndicales, religieuses ou philosophiques du magistrat  », le texte ajoutant cependant, selon une formulation qui n’est pas parfaitement claire, «  sauf lorsque leur révélation résulte de la déclaration de fonctions ou de mandats exercés publiquement  ».

Cette précision pourrait signifier que l’exercice de fonctions de direction au sein d’une organisation appartenant à l’une des catégories visées doit donner lieu à déclaration.

L’articulation du système de la déclaration d’intérêts avec les règles susvisées de déport prévues par les codes de l’organisation judiciaire, de procédure civile et de procédure pénale est aussi sujette à discussion.

Ainsi, il n’apparaît pas que la liste d’intérêts ci-dessus évoquée couvre l’ensemble des circonstances dans lesquelles un magistrat doit s’abstenir de juger et il n’est pas en réalité possible de limiter le devoir d’abstention du juge aux seuls cas énumérés par la loi.

Le champ d’application de l’obligation de déclaration parait en effet avoir été conçu dans des termes restrictifs.

Mais l’obligation de déclaration instaurée par le texte n’épuise pas le domaine des obligations déontologiques du magistrat.

Le magistrat n’est pas notamment tenu de déclarer l’activité professionnelle exercée par l’un de ses enfants, l’obligation de déclaration pour les activités des proches étant limitée à celles du conjoint, du partenaire lié au magistrat par un pacte civil de solidarité ou du concubin.

Il doit néanmoins s’abstenir de juger, en application des règles du code de l’organisation judiciaire et de celles prévues par le recueil des obligations déontologiques des magistrats, par exemple si le litige met en cause l’entreprise dirigée par cet enfant.

De même, il doit se déporter si le litige est celui pour lequel il a pu donner un conseil à l’une des parties, comme le prévoit l’article L111-6 du code de l’organisation judiciaire.

Autre exemple : le texte ne dit pas explicitement qu’une participation de fait à la direction d’un groupement est soumise à déclaration.

Mais, en toute hypothèse, on imagine mal qu’un magistrat accepte d’agir comme dirigeant de fait, cette situation paraissant parfaitement contraire aux devoirs déontologiques de transparence et de légalité inhérents au statut judiciaire.

Pour conclure ces propos introductifs, un constat s’impose : les interrogations concernant cette nouvelle obligation déclarative sont nombreuses et les incertitudes d’ores-et-déjà révélées ne pourront être levées que progressivement, au fil des situations nouvelles auxquelles les magistrats, déclarants et récepteurs des déclarations, seront confrontés.

L’image et la réputation de l’institution judiciaire sont une condition essentielle de sa légitimité et de sa crédibilité.

En ce sens, la transparence recherchée est parfaitement légitime.

Mais il faut concilier le droit du citoyen à un juge exemplaire avec un autre droit fondamental, celui du magistrat de mener une vie personnelle normale.

Cette conciliation passe par une appréciation équilibrée de l’obligation déclarative imposée au juge : celui-ci doit déclarer ce qui est strictement nécessaire à la mise en œuvre effective du devoir d’impartialité, sans être contraint de voir son droit à la vie privée et à l’engagement personnel affecté de manière irrémédiable.

L’obligation de déclaration prévue par la loi du 8 août 2016 doit être l’occasion pour le juge de réfléchir à ses activités et engagements ainsi qu’à leur éventuel télescopage avec l’exercice des fonctions judiciaires.

Toutefois, le juge ne doit pas être livré à lui-même dans cette réflexion.

Le rôle des chefs de juridiction est à cet égard primordial, même s’il faut reconnaître qu’ils risquent eux-mêmes de rencontrer des difficultés, notamment dans l’organisation des services de la juridiction.

Mais au-delà de la discussion instaurée entre le chef de juridiction et le magistrat lors de l’entretien déontologique, la loi du 8 août 2016 devrait être une nouvelle occasion de réfléchir collectivement, au sein des juridictions et de l’institution judiciaire dans son ensemble, aux questions de déontologie.

L’institution judiciaire doit être ouverte sur la société, mais elle doit l’être également sur son propre fonctionnement et la qualité de ses actions, dans l’intérêt des justiciables pour lesquels elle a été conçue.

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