Audience solennelle de début d'année judiciaire 2024

L’audience solennelle de début d’année judiciaire 2024 de la Cour de cassation s’est tenue le vendredi 12 janvier, en présence de Monsieur le président du Sénat.

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Monsieur le président du Sénat,

A l’heure où le Parlement vient d’adopter deux lois importantes pour la justice, votre présence à cette audience, dont je suis particulièrement heureux, témoigne du souci, que je sais être le vôtre et que je partage, d’un fonctionnement harmonieux des institutions.

Madame la vice-présidente,

Ce souci est également celui de Madame la présidente de l’Assemblée nationale, que vous représentez. Soyez certaine que la qualité des relations entre l’Assemblée nationale et la Cour de cassation me tient à cœur.

Monsieur le directeur de cabinet,

Vous représentez Monsieur le garde des sceaux, retenu par le conseil des ministres. Je rends hommage à l’énergie considérable que le ministre de la Justice a déployée afin que le Parlement alloue des moyens supplémentaires importants à la justice. Elle a porté ses fruits. Il faut saluer ce succès, tout en souhaitant que cet effort se poursuive sur le long terme, afin que l’institution judiciaire dispose des moyens lui permettant d’assumer pleinement sa tâche.

Madame la présidente de la Cour européenne des droits de l'homme, chère Siofra O’Leary,

Votre présence à cette audience atteste une fois de plus de la qualité des relations qui existent entre nos deux cours. Le regard porté par une juridiction tierce constitue un moteur qui nous conduit à améliorer sans cesse nos procédures, dans le respect des droits fondamentaux.  

Mesdames et Messieurs les premiers présidents, présidents et procureurs généraux des Cours suprêmes,

Monsieur le président du Conseil constitutionnel, cher Laurent Fabius,

Comment ne pas saluer l’initiative que vous avez prise d’une réflexion de grande ampleur, nationale et internationale, sur le droit des générations futures ! Il est peu de dire qu’elle est urgente et qu’elle nous concerne tous. Vous y avez associé notamment la Cour de cassation. Soyez certain qu’elle est consciente de l’importance des enjeux et de la nécessité de les envisager ensemble.

Cette conviction que nous devons pouvoir échanger sur les grandes questions que nous avons en partage est aussi celle qui nous conduit à développer des liens sans cesse plus étroits avec le Conseil d’Etat.

Monsieur le vice-président, cher Didier Tabuteau, je vous remercie pour la qualité de nos échanges.

Madame la Défenseure des droits,

Monsieur le procureur général près la Cour des comptes,

Mesdames et messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

Vous avez pris vos fonctions il y a un peu moins d’un an, et ces quelques mois ont été d’une grande intensité. Je me félicite de la qualité et de la sérénité de nos échanges, dont la richesse tient incontestablement à la variété des personnalités et à la diversité des expériences.

Mesdames et Messieurs les hautes personnalités représentant les autorités civiles, militaires et religieuses,

Monsieur le Président de l’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, cher Maître Thomas Lyon-Caen,

En décembre vous avez été élu président de l’ordre des avocats aux Conseils. Vous succédiez ainsi au président François Molinié, avec lequel j’ai eu le grand plaisir de travailler, d’abord en ma qualité de président de la chambre criminelle, puis aujourd’hui comme premier président. Nos échanges réguliers, simples et directs ont permis une parfaite synchronisation entre les réformes engagées par la Cour, que vous avez soutenues, et les évolutions dans la pratique des avocats aux Conseils. Au nom de la Cour je vous en remercie. Je ne doute pas que cette relation harmonieuse se poursuivra avec le président Lyon-Caen, que j’ai déjà eu le privilège de rencontrer à de nombreuses reprises.

Mesdames et Messieurs les représentants des professions judiciaires,

Mesdames et Messieurs, 

Mes chers collègues,

La présence, à cette audience, des représentants des plus hautes autorités du pays nous invite à nous interroger sur la place de la justice au sein des institutions de la République.

L’inscription de cette audience dans l’ensemble des audiences des cours et tribunaux, qu’elle inaugure, nous invite à nous interroger sur ce que représente la communauté des juges et, au-delà, celle des juristes.

Enfin le décorum particulièrement chargé de cette salle et les robes peu confortables que nous portons nous conduisent à mesurer les avantages et les inconvénients qui s’attachent au poids de la tradition.

Nombreux sont ceux qui voient dans ce décorum l’immobilisme de l’institution judiciaire. Non moins nombreux sont ceux, et ce sont d’ailleurs parfois les mêmes, qui dénoncent au contraire l’ubris des juges. 

On connaît la forme que revêt le plus souvent cette dénonciation : la Constitution de la Vème République a fait de l’institution judiciaire une autorité ; les juges en ont fait un pouvoir ; ce qui laisse entendre que les juges ne respectent pas la Constitution.

Permettez-moi d’aborder le sujet sous un angle différent.

Les pouvoirs dont disposent les juges sont d’abord des devoirs : celui, prescrit par le code civil et sanctionné par le code pénal, de trancher les litiges qui leur sont soumis en appliquant les textes. Ce devoir inclut celui de faire respecter la hiérarchie des normes voulue par le constituant et le législateur. C’est ce principe qui commande notamment de respecter les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne et celles de la Cour européenne des droits de l'homme.  L’autorité de leurs décisions résulte des conventions signées par la France.

Ne pas l’admettre revient à se placer en dehors du droit. 

Mais la mission du juge ne se réduit pas au respect de la hiérarchie des normes. Il doit également démêler l’écheveau de textes toujours plus nombreux et plus complexes et mettre en cohérence ceux qui posent un principe et ceux qui règlent une situation particulière. Il le fait en recherchant la volonté du législateur et avec le présupposé que ce dernier ne se contredit pas. De nombreux arrêts de la Cour de cassation témoignent de cette recherche parfois difficile.

Le juge doit aussi appliquer les textes à des situations qui n’ont pas été envisagées. Le législateur adopte une loi à un instant « t » et en fonction d’une situation donnée. Le juge, lui, doit l’appliquer dans la durée. Cet aspect n’est pas nouveau. Portalis déjà le soulignait et j’ajoute que tout étudiant en droit se voit enjoint d’admirer la manière dont la jurisprudence du 20ème siècle a su adapter les règles de la responsabilité civile au développement de la circulation automobile et les règles du contrat au développement du travail salarié.

Mais la mise en œuvre de ces pouvoirs-devoirs ne suffit pas à décrire la fonction du juge. Il faut y ajouter les ingrédients qui constituent l’autorité.

Le pouvoir s’impose sur la base de critères formels : par exemple le fait, pour un juge d’avoir été régulièrement nommé et de respecter les règles de compétence et de procédure définies par les textes.

Les critères de l’autorité sont moins bien définis, plus fluctuants et donc plus difficiles à repérer. Mais ils concourent toujours à mieux faire admettre la décision rendue et ils revêtent pour cette raison une importance particulière. Faut-il rappeler qu’en latin le mot « autorictas » traduisait l’idée d’augmenter l’efficacité d’un acte ?

L’autorité n’est pas un pouvoir dégradé. Elle ajoute au pouvoir.

Quels en sont les ingrédients ? J’en vois quatre.

Le premier est le savoir et l’expérience : Le juge applique un savoir général à des situations particulières et il le fait d’autant mieux qu’il a à l’esprit d’autres situations semblables. Ce savoir général est un pré-requis. C’est pourquoi il est nécessaire que les recrutements importants qui auront lieu au cours des prochaines années ne s’accompagnent pas d’une baisse de niveau, qu’il s’agisse des trois premiers concours ou du concours professionnel à venir. Souhaitons que les modalités de ce dernier soient telles qu’elles assurent cette qualité.

Il ne suffit pas de recruter des candidats de qualité. Il faut ensuite les former pendant un temps suffisamment long. A cet égard il ne faut pas sous-estimer la charge que cette formation initiale fait peser non seulement sur l’Ecole Nationale de la Magistrature mais encore sur les magistrats qui sont en juridiction.

Quant à la formation continue, qui est trop souvent une formation discontinue, elle pourrait peut-être être davantage conçue comme un projet global qu’il appartiendrait à chaque magistrat de définir dans la durée. Autrement dit une formation continuée. Je sais, madame la directrice, chère Nathalie Roret, que c’est là une idée qui vous tient à cœur.

Au-delà de ce savoir général, il y a la connaissance de chaque dossier. A tous ceux qui pensent pouvoir exprimer leur opinion sur telle ou telle affaire qui défraie la chronique, je dis que seuls les magistrats qui sont en charge du dossier et en ont une connaissance précise sont en mesure d’avoir un avis éclairé, qui fondera leur décision. Ce n’est pas là l’expression d’un quelconque corporatisme mais un simple constat de bon sens et, parmi les personnes qui connaissent le dossier, j’inclus bien évidemment les magistrats d’un jour que sont les jurés d’assises, comme j’y inclus l’ensemble des magistrats non professionnels. Seules ces personnes ont conscience de la complexité de chaque affaire et de la difficulté de trancher.

Le deuxième ingrédient de l’autorité est le respect des règles déontologiques. Les justiciables doivent avoir la garantie que celui qui les juge le fait dans le respect de leur personne et sans que sa décision soit biaisée par des considérations autres que celles qui doit commander l’étude de l’affaire.

L’institution judiciaire se montre très soucieuse des questions de déontologie. L’ENM leur accorde une place de plus en plus importante, tant dans la formation initiale que dans la formation continue. Le Conseil Supérieur de la Magistrature a élaboré puis refondu son recueil des obligations déontologiques et s’apprête, à la demande du législateur, à établir une charte déontologique.

Quant au collège de déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire et au service d’aide et de veille déontologique du CSM, ils répondent aux interrogations de plus en plus nombreuses des magistrats sur ces questions. Il faut voir dans cette augmentation des saisines des instances déontologiques par les magistrats eux-mêmes le signe du souci salutaire d’un comportement irréprochable. On ne rappellera jamais assez que ces diverses instances, à commencer par le CSM lui-même, incluent toujours des personnes extérieures à la magistrature. Il faut y voir une garantie contre les risques de l’entre-soi.

Les obligations déontologiques des magistrats s’appliquent notamment lorsqu’ils prennent la parole publiquement. Dans un rapport qu’il a remis très récemment à monsieur le garde des Sceaux, le CSM a rappelé que le principe est la liberté d’expression et que cette liberté peut même, dans certaines circonstances, être transformée en un devoir lorsqu’il s’agit de défendre l’Etat de droit et l’indépendance de l’autorité judiciaire.

L’expression du magistrat est d’autant plus importante que celui-ci occupe un poste élevé dans la hiérarchie de l’institution, notamment lorsqu’il est chef de cour ou de juridiction. A cet égard les discours prononcés lors des audiences de rentrée solennelle constituent un moment privilégié pour exposer publiquement les sujets de satisfaction et de préoccupation des magistrats et fonctionnaires aussi bien quant à la situation de la juridiction où ils exercent leurs fonctions qu’en ce qui concerne l’évolution de l’institution judiciaire.

Mais le CSM rappelle également, dans ce même avis, que la liberté d’expression des magistrats doit se concilier avec l’obligation de réserve. L’obligation de réserve vise fondamentalement à préserver la confiance des citoyens dans une puissance publique impartiale. Elle est particulièrement importante pour le magistrat en raison de la mission particulière qui lui est dévolue et précisément parce qu’il est perçu comme engageant l’institution judiciaire tout entière.

Le troisième ingrédient dont s’alimente l’autorité du juge est le respect du contradictoire, qui irrigue toutes les procédures juridictionnelles. Une décision de justice se construit toujours à partir des arguments fournis par les parties. C’est dire que les avocats et, devant la Cour de cassation, les avocats aux Conseils, participent activement à la construction de la jurisprudence.

Il faut observer que le juge n’est pas tenu, à cet égard, à un rôle purement passif. Il peut aussi fournir lui-même des aliments au débat après les avoir soumis à la contradiction.

Ces aliments ne se réduisent pas aux moyens qu’il relève d’office. En demandant aux parties, au cours de l’audience, de préciser le sens de tel ou tel argument avancé par elles, voire de répondre aux objections qu’on pourrait y opposer, le juge assure la qualité du débat. En soumettant aux parties l’ébauche du raisonnement qui pourrait être le sien, il en teste déjà la pertinence. Il diminue ainsi le risque que sa décision se heurte à des objections qu’il n’avait pas envisagées mais dont il ne pourra plus tenir compte une fois celle-ci rendue.

Tel est l’enjeu de l’audience interactive, qui fait actuellement l’objet d’un projet d’expérimentation au sein de la Cour de cassation.

Mais la discussion ne s’arrête pas lorsque l’audience prend fin. Elle se poursuit entre les membres de la formation de jugement, selon le principe de la collégialité, qui oblige chaque juge à soumettre ses propres analyses au regard critique d’autres juges et donc à prendre conscience des a priori personnels qu’elles recèlent.

La collégialité est au cœur de l’activité de la Cour de cassation. Sa pratique est malheureusement en recul dans les juridictions de première instance et d’appel, faute de temps. Espérons que l’augmentation attendue des effectifs permettra d’inverser la tendance et de redonner de l’attrait aux fonctions civiles dans les juridictions du fond.

Le rapport du comité des Etats généraux de la justice en a souligné la nécessité, de même qu’il a souligné le besoin, de renforcer l’équipe autour du juge. La loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice a suivi cette préconisation en prévoyant des recrutements importants d’attachés de justice et en distinguant, parmi les tâches des greffiers, celles qui relèvent de l’assistance procédurale et celles qui relèvent de l’aide à la décision. Les juges devront apprendre à travailler avec cette équipe renforcée sans déléguer ce qui fait le cœur de leur mission.

Le quatrième ingrédient de l’autorité est la qualité rédactionnelle des décisions rendues. Depuis quelques temps la Cour de cassation s’est engagée dans la voie d’un enrichissement de la motivation de ses arrêts les plus importants. Elle ne se contente plus de comparer la décision qui lui est déférée avec l’interprétation qu’elle donne de la règle de droit, posée comme un postulat, mais justifie cette interprétation même. En s’imposant cette contrainte la Cour de cassation soumet son raisonnement à un test de solidité.

Mais c’est aussi une manière pour elle de rendre compte de ce qu’elle fait et d’inscrire chaque arrêt dans une chaîne de jurisprudence, rendant ainsi plus transparente et prévisible l’évolution de cette dernière.

C’est dans le même souci d’assurer la sécurité juridique que la Cour de cassation n’hésite plus à apporter des limites temporelles à ses revirements de jurisprudence.

Et c’est pour mieux donner à voir ce qu’elle fait que la Cour de cassation développe sa politique de communication en utilisant des supports nombreux et variés, et qu’elle diffuse sur les plateformes numériques la partie publique de ses audiences les plus solennelles.

 

Au-delà des qualités que je viens d’énoncer et qui donnent aux juges leur autorité, il y a les qualités que doit avoir l’institution judiciaire dans son ensemble. L’autorité de l’institution judiciaire n’est pas seulement le résultat de l’autorité de chacun de ses membres. Elle tient aussi à la manière dont elle agence les rôles de tous.

La construction de la jurisprudence est une œuvre collective. Elle l’est déjà par le fait que la collégialité est au cœur de l’activité de la Cour de cassation. En explorant les évolutions possibles, en mesurant leurs effets, les avocats généraux participent aussi à l’action commune. Mais cette construction est aussi collective par le fait que la jurisprudence de la Cour de cassation se construit à partir des décisions rendues par les juridictions du fond.

Cette dimension collective va prendre une ampleur nouvelle avec la mise en ligne de l’ensemble des décisions judiciaires. Après les arrêts de la Cour de cassation et des cours d’appel, ce sont les décisions de neuf tribunaux judiciaires qui sont mises en ligne depuis quelques jours. Le processus va se généraliser dans les mois qui viennent. Il est rendu possible grâce à une coopération étroite entre la Cour et le ministère de la Justice.

Cette connaissance de la jurisprudence des juges du fond ne manquera pas d’alimenter la réflexion de la Cour de cassation. Mais encore faudra-t-il classer et hiérarchiser ces décisions, qui seront au nombre de plusieurs millions par an, sous peine que se confondent jurisprudence et contentieux. C’est ce qu’entreprend actuellement la Cour de cassation, avec l’appui de correspondants au sein de chaque cour d’appel. Elle suit en cela les préconisations du rapport établi à sa demande sous la direction des professeurs Cadiet et Chainais et du président Sommer, avec la collaboration du professeur Jobert et de la conseillère référendaire Jond-Necand.

La mise en place d’un observatoire des litiges judiciaires, l’OLJ, relève de la même idée. Sa phase expérimentale a déjà débuté grâce à l’engagement des cours d’appel de Versailles, Rennes et Nancy. Je les en remercie.

Il s’agit, au moyen d’un mécanisme de remontée d’informations, suivie de leur traitement et de leur diffusion, de repérer les contentieux émergents et de donner à l’ensemble des juridictions des information d’ordre à la fois procédural (quelles sont les juridictions saisies du même contentieux, à quel stade de la procédure ils se trouvent) et substantiel (élaboration d’une documentation, recensement des solutions déjà adoptées).

Un tel observatoire favorisera un fonctionnement en réseau de l’ensemble des juridictions. Les universitaires seront appelés à y prendre part.

L’OLJ donnera plus de sens au travail du juge.

Au-delà de la question des moyens alloués, il y a là un enjeu majeur pour l’avenir de l’institution judiciaire et en particulier pour les jeunes magistrats.

L’intelligence artificielle sera ici une aide précieuse. Je ne crains pas de dire que la Cour de cassation est particulièrement active dans ce domaine, grâce notamment à son laboratoire de recherche et d’innovation, placé au sein du service de documentation, des études et du rapport dirigé par la présidente Zientara. Certes, la mission du juge ne peut être confiée à l’intelligence artificielle. Mais cette dernière, comme de manière générale les instruments numériques, peuvent lui être d’une aide précieuse. C’est pourquoi il faudrait s’inquiéter d’une réduction des moyens qui leurs sont alloués.

L’open data et l’observatoire des litiges judiciaires marquent une transformation profonde du rôle de la Cour de cassation, qui se doit de développer une coopération toujours plus étroite avec les juridictions du fond.

Certains pensent pouvoir en déduire qu’elle abandonnera sa fonction traditionnelle et prophétisent même sa disparition. Je crois tout l’inverse. La mise à disposition de l’ensemble des décisions de justice engendre le risque qu’une même valeur soit attribuée à chacune. Le principe de l’égalité devant la loi pourrait être sérieusement mis en cause si la même interprétation des textes n’était pas retenue d’une juridiction à l’autre. C’est bien pour conjurer ce risque que la Cour de cassation existe. Son rôle deviendra plus important encore au fur et à mesure que le risque augmentera.

Cependant l’open data met en évidence un autre besoin. Celui d’une égalité de traitement plus exigeante encore que celle que permet l’unité d’interprétation du droit. Au-delà de la jurisprudence qu’on pourrait appeler « de droit », se fait sentir la nécessité d’une jurisprudence « de fait ». Il faut entendre par là une harmonisation des décisions de justice appliquées à des situations très proches sur le plan factuel. Par exemple des décisions fixant le montant de dommages-intérêts ou de prestations compensatoires. Il y va, là aussi, de la prévisibilité du droit et de la sécurité juridique. L’observatoire des litiges judiciaires aura également ce rôle : permettre qu’émerge une telle jurisprudence « de fait ». La connaissance d’une telle jurisprudence ne pourra que faciliter le développement des modes alternatifs de règlement des différends.

 

Le juge statue « Au nom du peuple français », c’est-à-dire comme un représentant, et pourtant, à quelques exceptions près, les juges français ne sont pas élus. Y-a-t-il là un vice rédhibitoire ? Dans un rapport déposé à la suite d’une mission de réflexion générale que Madame Christiane Taubira, alors ministre de la Justice, avait confiée à l’Institut des hautes études sur la justice, Antoine Garapon, Sylvie Perdriolle et Boris Bernabé faisaient observer que la vertu de cette puissance politique incomplète du juge est précisément de l’insécuriser et de l’obliger sans cesse à se justifier et à rechercher l’adhésion de ses concitoyens. En lui conférant une reconnaissance a priori, l’élection dispenserait le juge de cette quête de reconnaissance.

Je partage pleinement cette analyse.

Ce souci constant que nous avons de renforcer notre légitimité, c'est-à-dire d’accroître notre autorité, est un moteur puissant. Il doit nous conduire à parfaire sans cesse nos connaissances, à améliorer nos processus décisionnels, à mieux expliquer nos décisions, à les soumettre à la discussion collective, et à nous conformer à des règles déontologiques strictes, le tout au profit d’une jurisprudence cohérente qui assure à chacun la sécurité juridique.

Est-ce là autre chose que la déclinaison moderne de la prudence, dont Aristote faisait une condition de la légitimité et de l’autorité du juge ?

J’ai commencé mon propos en évoquant le décorum pesant qui nous entoure et les robes non moins pesantes que le pouvoir réglementaire a lui-même dessinées et qui limitent nos mouvements. Il existe, au sein même de la Cour, un débat entre ceux qui souhaitent un allègement de cette tenue, jugée surannée, et ceux qui pensent qu’elle reste un signe indispensable de solennité.

Plutôt que de choisir entre ces deux propositions on peut préférer choisir le sens que nous voulons donner à notre tenue. Choisir de voir dans leur lourdeur le signe des contraintes que nous acceptons, dans leur caractère séculaire, la marque de l’inscription de nos décisions dans une histoire et dans leur caractère uniforme, qui fut jadis moqué, le signe de la collégialité. Certes elles sont solennelles mais c’est la solennité que nous donnons à nos délibérés, conscients que la discussion argumentée recèle une valeur qu’il faut, aujourd’hui plus que jamais, préserver. Et j’ai personnellement la conviction que cet apparat n’empêche pas l’institution judiciaire, et singulièrement la Cour de cassation, de se rénover dans un mouvement perpétuel.

Christophe Soulard

Monsieur le président du Sénat,

Madame la vice-présidente de l’Assemblée nationale,

Monsieur le représentant du garde des Sceaux,

Mesdames et Messieurs les hautes personnalités civiles, religieuses, militaires et judiciaires, de France et de l’étranger, qui me pardonneront de ne pouvoir les citer nommément mais que je salue et remercie sincèrement pour leur présence,

Mesdames et Messieurs, chers collègues,

2023 est passée. S’ouvre 2024.

Comme chaque année à cette époque, la Cour de cassation est heureuse de vous accueillir dans sa Grand’chambre, pour tenir son audience solennelle de rentrée.

Un rite prévu par nos textes.

Un instant traditionnel, qui est un moment de réunion de la communauté judiciaire, mais aussi d’ouverture et de partage.

Un temps fort. Le temps du bilan. Le temps de l’élan.

L’occasion également de vous présenter à tous nos plus sincères et chaleureux vœux de bonheur et de réussite pour cette nouvelle année.

Monsieur le premier président, cher Christophe,

Vous avez dressé un bilan de l’année 2023, marquée par des avancées significatives, mais aussi par la tragédie qui a frappé l’un de nous, le 7 décembre dernier.

En cet instant solennel, je souhaite rendre à nouveau hommage à notre collègue et ami Hugues COURTIAL, qui occupait les fonctions d’avocat général référendaire au sein du parquet général de la Cour depuis le 1er septembre 2022, et qui nous a quittés, à l’âge de 45 ans, victime d’un accident cérébral, laissant sa conjointe, notre collègue Bérengère Vallée, et ses trois enfants auxquels nous pensons et adressons tout notre soutien. Hugues était l’un des plus jeunes et des plus brillants d’entre nous. Son départ si brutal nous a bouleversés.

 

Mesdames et Messieurs,

L’année 2024 s’ouvre alors qu’entrent en vigueur, progressivement, les dispositions de la loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire, mais également celles de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice pour la période 2023-2027. Des textes portés par notre garde des Sceaux, dans la continuité des Etats généraux de la Justice. Des réformes décisives, à n’en pas douter.

L’évolution la plus remarquée est assurément la nouvelle progression du budget de la justice : près de 11 milliards d’euros votés par le parlement permettront notamment de recruter au total 10.000 professionnels, dont, à terme, 1 500 magistrats et 1 800 greffiers. Je n’oublie pas la revalorisation des traitements destinée à obtenir une juste équivalence entre les magistratures des différents ordres de justice. Sans doute, cette progression permettra-t-elle à la France de ne plus figurer en aussi mauvaise position dans les statistiques que la Commission européenne pour l’efficacité de la justice du Conseil de l’Europe, la CEPEJ, publie tous les deux ans.

Je relève également que la loi organique clarifie et renforce les exigences déontologiques qui encadrent l’office des magistrats. Le serment, rite initiatique qui scelle l’entrée dans la magistrature, a été rénové en reprenant les principes dégagés par le CSM dans son recueil d’obligations déontologiques : indépendance, impartialité, humanité, dignité, intégrité et loyauté. Un recueil qui servira de fondement à la future charte de déontologie des magistrats, dont l’élaboration est confiée, par la loi organique du 20 novembre 2023 au CSM, dont je salue les membres présents en leur redisant l’intérêt et le plaisir du travail partagé au sein de cet organe constitutionnel.

Je me réjouis aussi d’évolutions, peut-être moins remarquées, mais qui traduisent la défense de valeurs essentielles : en premier lieu celles consacrant l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans les carrières, ainsi que l’égalité à l’égard des magistrats en situation de handicap.

Ces réformes, accompagnées de bien d’autres, dessinent un avenir pour la Justice en générale, et la magistrature en particulier.

Un avenir qui doit se concevoir à la lumière des grands défis de notre temps, notamment celui de la confiance citoyenne.

Ces réformes nombreuses et nécessaires, ces moyens plus importants que jamais, nous imposent de tracer des lignes claires pour répondre à la question :

 « Quel magistrat pour rendre la justice aujourd’hui et demain ? ».

Ce magistrat doit posséder, me semble-t-il, quatre caractéristiques :

  • Tout d’abord, être doté d’une formation lui permettant de faire face à des contentieux sans cesse plus techniques et nombreux, tout en lui offrant une connaissance fine des enjeux sociétaux et de l’écosystème dans lequel il intervient. A ce propos, le rôle joué par l’ENM, dont je salue la Directrice, demeurera déterminant. Je sais le total investissement de l’Ecole - qui s’apprête à accueillir la plus grande promotion de son histoire, et d’autres à venir de près de 500 auditeurs de justice – pour maintenir l’excellent niveau de cette formation en dépit de l’importance du nombre de magistrats recrutés. Des magistrats qui doivent être représentatifs de la diversité dont notre société est si riche. A cet égard, je salue les jeunes étudiants présents dans la salle, Clara, Georgel, Sabrine, Siredia et Ynès, qui se destinent à rejoindre la magistrature, et qui sont accompagnés par l’association « La courte échelle » créée par notre collègue Youssef BADR, qui œuvre tant au service de l’ouverture de notre profession par la mise en œuvre de tutorats.
  • Le magistrat d’aujourd’hui doit pouvoir ensuite se recentrer sur son cœur de métier, ce qui pose la question du sens et de la portée de son action. A cet égard, la réflexion sur l’office du juge, du procureur et du greffier mérite d’être poursuivie, pour mieux déterminer les contours de ce qui relève du rôle de chacun. Une évolution rendue à la fois possible et nécessaire par la consécration d’une équipe élargie autour du magistrat, composée notamment d’attachés de justice. Car la justice est avant tout une œuvre collective et la compétence qui consiste à savoir travailler ensemble, au-delà des différences de statuts ou de parcours, doit être reconnue et cultivée. Nos écoles, l’ENM et l’Ecole nationale des greffes, sont mobilisées pour assurer une formation adaptée à cet enjeu essentiel. Dans le même sens, je salue la création d’une évaluation à 360° des chefs de cour et de juridiction, qui devra permettre d’apprécier leurs capacités à administrer et à animer les équipes pluristatutaires et pluridisciplinaires formant cette nouvelle communauté judiciaire. Nous ne progresserons qu’avec plus de collectif. Comme dans tant d’autres domaines ! Ce n’est pas pour rien que la devise olympique citius (plus vite), altius (plus haut), fortius (plus fort) a été complétée en 2021 par le terme « communiter » (ensemble).
  • Cette évolution va dans le sens d’une meilleure valorisation de la diversité des compétences des magistrats. Et c’est un troisième enjeu pour aujourd’hui. Une nécessité pour répondre aux besoins des juridictions. Elle doit se traduire par un déroulement de carrière qui mette en valeur les savoir-faire.  Ceux de magistrats encadrants, bien sûr, mais aussi de juges et de procureurs experts, capables de traiter des contentieux sans cesse plus complexes. C’est le sens de la modification de la structure du corps judiciaire introduite par la loi organique, qui supprime les emplois fonctionnels « hors hiérarchie » au profit de la création d’un troisième grade, actant de fait une évolution vers la séparation du grade et de la fonction. Une réforme qui nécessite encore l’adoption de nombreux textes réglementaires, qui requerront toute notre vigilance et dont nous devrons accompagner l’élaboration et la mise en œuvre.
  • Le magistrat d’aujourd’hui doit enfin agir dans le cadre d’une justice modernisée. A cet égard, nos organisations doivent s’adapter et nos méthodes de travail être davantage évaluées.

 

Cette modernisation passe, en priorité, par des améliorations numériques indispensables. Pour qu’en matière de justice, le numérique et la dématérialisation cessent d’être une faiblesse et deviennent des atouts. La dette technique dont nous souffrons doit être comblée, au plus vite désormais.

La modernisation passe peut-être aussi, puisque l’apparence compte dans notre société, par une réflexion sur le rituel judiciaire, appelée de ses vœux par le rapport « Cour de cassation 2030 ». Pour ne prendre qu’un exemple, il pourrait être temps de considérer que les costumes d’apparat que nous portons présentent aujourd’hui un certain décalage avec les objectifs d’accessibilité et de simplicité vers lesquels doit tendre notre justice. Nous pourrions initier ensemble cette réflexion, Monsieur le premier président, le sujet ne recueillant pas aujourd’hui un consensus parmi nos pairs.

Formation et diversité, office resserré grâce au travail en équipe, valorisation des compétences et modernisation doivent ainsi constituer les atouts du magistrat en 2024.

Cela requiert de la volonté et l’implication de chacun, pour se saisir au mieux des moyens qui arrivent, qui arrivent enfin.

Mais il faut garder à l’esprit une chose essentielle : ces moyens ne sont pas un aboutissement. Mais un commencement.

Il nous faut à cet égard méditer la formule de Régis Debray, qui écrivait, dans son ouvrage L’erreur de calcul : « Quand la question des moyens évince celle des finalités, et que la gestion de l'outil devient sa propre fin, les choses perdent leur sens, l'Etat de droit sa raison d'être, et l'homme son chemin ».

Nous devons donc accueillir ces moyens pour ce qu’ils sont : une occasion historique de redonner du sens et du souffle à notre institution, qui en a tant besoin.

Nous aspirons tous à une justice ressourcée, en capacité de rendre le service dû au public et de tenir sa place au cœur des institutions de notre République.

 

Cette justice d’aujourd’hui et de demain que j’évoque est essentielle à la survie de notre démocratie. Une œuvre humaine en perpétuel mouvement.

Une horlogerie qu’un rien peut enrayer, et dont l’équilibre repose sur le respect de l’Etat de droit. Un sujet essentiel, objet de préoccupation partagée par beaucoup, auquel le Conseil supérieur de la magistrature consacrera d’ailleurs une partie de son rapport à paraître prochainement.

L’Etat de droit. Celui qui implique, tout d’abord, de se conformer à la loi, que le juge envisage avec toute l’attention qu’impose ce qu’elle est, à savoir l’expression de la volonté générale.

Une loi à laquelle il donne une portée concrète, mais aussi, en l’interprétant, sa juste épaisseur.

Ce juge de notre temps est cet artisan qui transforme la contrainte en protection. Protection du faible contre le fort. Protection de la société contre ce qui la menace. Protection des générations futures face à la boulimie du présent.

Vient ensuite le deuxième temps du respect de l’Etat de droit : la protection des droits fondamentaux. Ces droits supérieurs dont l’authentique prévalence fonde la grandeur de notre démocratie, où la liberté, l’égalité et la fraternité ne s’annulent pas, mais s’équilibrent. Une démocratie qui ne cède pas au dogmatisme, une démocratie durable.

En faisant primer ces droits, le juge exerce une mission ô combien importante, placée sous le feu des commentaires et des critiques. Une situation souvent inconfortable. Mais un inconfort que le juge assume et protège d’ailleurs lui-même, puisque la liberté d’expression est au fondement de tout.

Mais cette liberté ne va pas sans limites, et il faut défendre avec la même vigueur la Justice contre des attaques disproportionnées, visant à la déstabiliser et l’affaiblir.

C’est le troisième pilier de l’Etat de droit : un équilibre institutionnel au sein duquel la place de la justice doit être respectée.

Ce respect de la justice est, pour notre démocratie, une nécessité qui conditionne la stabilité de nos institutions.

Au quotidien, tous les acteurs judiciaires, dans la diversité des fonctions qu’ils exercent avec dévouement, rigueur et conviction, donnent corps aux grands principes de notre Etat de droit et contribuent ainsi à sa consolidation.

En guidant leur action, la Cour de cassation participe elle-même à la préservation et au respect de nos droits fondamentaux.

Un office qu’elle partage avec les autres cours supérieures. En France, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat et la Cour des comptes. En Europe, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne. Des institutions dont je salue les hauts représentants qui nous font l’honneur et l’amitié de leur présence aujourd’hui.

Dans un même élan, ces hautes juridictions rappellent, précisent et protègent les valeurs, les procédures et les garanties essentielles.

Elles posent, non des entraves, mais des limites. Des limites au-delà desquelles la démocratie est en péril.

A cet égard, le discours qui consiste à dénoncer un prétendu « Gouvernement des juges » est une facilité qui trahit la réalité.

Une idée qui s’exprime « à chaque fois que l’Autorité judiciaire joue pleinement son rôle institutionnel », comme le soulignait déjà le premier président Bertrand LOUVEL en 2016 lors de son discours de début d’année judiciaire.

Un cliché face auquel le temps permet d’opposer un constat : les juges ne prennent pas le pouvoir. Ils ne font que remplir la mission qui leur a été confiée par la loi et nos textes fondamentaux.

 

En 2023, la Cour de cassation a tenu ce rôle. Elle s’est également projetée vers la modernité. Comme vous l’avez souligné, Monsieur le premier président, elle a expérimenté de filmer et diffuser plusieurs de ses audiences de première importance.

Elle a aussi lancé l’expérimentation de l’Observatoire des litiges judiciaires, destiné à faciliter l’identification et la résolution de contentieux nouveaux, aux forts enjeux juridiques.

Elle a enfin continué à bâtir une ouverture des données judiciaires à la fois large et ordonnée, notamment par l’essor de l’open data des décisions de justice. Un essor qui se mesure par les chiffres : 15.000 décisions diffusées en moyenne chaque année jusqu’en 2016, plus de 800 000 à ce jour, entre 3 et 5 millions demain.

Justice filmée, Observatoire des litiges judiciaires et open data des décisions de justice : ces trois exemples montrent combien la Cour de cassation œuvre non seulement dans son temps, mais aussi pour l’avenir. 

Dans ce mouvement, elle a rendu au cours de l’année passée des décisions importantes, marquant des clarifications et des évolutions jurisprudentielles majeures : assouplissement des conditions de la compétence universelle de la justice française en matière de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis à l’étranger[1] ; détermination du délai de prescription de l’action en garantie des vices cachés[2] ; inflexion des conditions de recevabilité de la preuve en matière civile[3]. Pour ne citer que quelques exemples, qui marquent des évolutions nettes de notre droit.

Un droit qui répond et s’adapte aux mutations de notre société et aux priorités qu’elle se donne, face auxquelles nous ne pouvons faire l’économie de certaines réflexions.

Je pense en particulier à deux sujets, parmi d’autres, qui peuvent sensiblement modifier le fonctionnement qui est le nôtre aujourd’hui.

Quelle place va prendre l’intelligence artificielle dans la façon dont nous allons demain, tous, cours et tribunaux, rendre nos décisions ?

Quel impact par ailleurs la montée en puissance, dans l’activité civile comme dans l’activité pénale, de la justice négociée, de l’amiable, aura-t-elle à court ou moyen terme sur l’activité des cours d’appel et, partant de la Cour de cassation qui en principe ne devraient pas avoir à connaître de ces litiges ? Je pense aux modes alternatifs de règlement des différends dans le domaine civil ou à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité et à la convention judiciaire d’intérêt public en matière pénale.

Il nous faut travailler de façon prospective sur ces sujets, en lien avec tous les acteurs concernés, du ministère de la Justice bien sûr et de l’Institut des Etudes et de la Recherche sur le Droit et la Justice (IERDJ) sur la mobilisation duquel nous savons pouvoir compter.

 

Evoquant ainsi le mouvement entre ce qui était hier et ce qui sera demain, j’aimerais enfin aborder plus particulièrement, vous le comprendrez, le parquet. Le parquet en général, tout d’abord. Le parquet général de la Cour de cassation, ensuite.

S’agissant du ministère public dans son ensemble, j’ai souligné dans mon discours de présentation à la Cour le 8 septembre dernier, combien, dans un contexte où le rôle du procureur ne cesse de s’étendre, il était impératif de consolider le statut du parquet par une réforme constitutionnelle qui soumettrait la nomination de ses magistrats à l’avis conforme du CSM et alignerait leur régime disciplinaire sur celui du siège.

Aujourd’hui, les régimes illibéraux se multiplient, y compris au sein de l’Union européenne. Et c’est d’abord le système judiciaire que ces régimes déconstruisent, en premier lieu les cours suprêmes et les conseils de justice ou de la magistrature. Dans ce contexte, la justice doit, le plus possible, être protégée et sanctuarisée. Le procureur, comme le juge, est le gardien de la liberté individuelle. Certes, depuis longtemps, il n’a pas été passé outre aux avis défavorables du CSM. Mais rien ne garantit que cette situation perdurera. Le fonctionnement démocratique de la justice ne saurait reposer uniquement sur les pratiques vertueuses d’une époque. Il doit être gravé dans notre loi fondamentale, cimenté par les normes les plus élevées. C’est une évolution dont le Président de la République a rappelé l’importance dans le discours qu’il a prononcé pour célébrer le 65ème anniversaire de notre Constitution, le 8 octobre dernier, lors de ce bel événement que vous avez organisé, Monsieur le président du Conseil constitutionnel, cher Laurent FABIUS.

Les magistrats du parquet appellent, unanimement et de longue date, à cette réforme. Leur attente ne faiblit pas face au temps. Elle se renforce même, nourrie par la conviction qu’il ne faudrait pas qu’un jour, un jour qui peut-être viendra, nous ayons à regretter amèrement de ne pas avoir suffisamment protégé notre démocratie.

C’est le sens du message exprimé hier par la Conférence nationale des procureurs de la République. Un message qui, je crois pouvoir le dire, est pleinement partagé par les procureurs généraux, tout comme moi-même.

Au risque donc de me répéter, j’insiste solennellement devant vous aujourd’hui, Monsieur le représentant du garde des Sceaux, Monsieur le président du Sénat, cher Gérard LARCHER, Mesdames et Messieurs les parlementaires, sur l’impérieuse nécessité de cette évolution.

 

Cet impératif de consolidation vaut aussi pour le parquet général de la Cour de cassation, qui est demeuré pleinement investi pour soutenir et participer à la dynamique de notre haute juridiction. En 2023, il a joué avec rigueur et vitalité le rôle qui lui est dévolu : s’assurer du respect de la loi, appréhendée comme une matière vivante dont l’interprétation doit être favorable au bien commun.  Il continuera de le faire en 2024, en prenant toujours soin de présenter dans ses avis une solution motivée en droit, mesurant les enjeux concrets de la décision à intervenir.

Demain comme hier, les avocats généraux demeureront pleinement libres du contenu de ces avis, et continueront d’agir, non seulement comme des gardiens du droit, mais aussi comme les tenants d'un autre regard, nourri des riches échanges que le parquet général entretient avec les juridictions du fond, les partenaires institutionnels et la recherche.

Je souhaite à cet égard dire un mot particulier aux procureurs généraux des cours d’appel, dont beaucoup, comme les premiers présidents, nous font l’honneur de leur présence aujourd’hui. Mes chers collègues, soyez assurés que dans la droite ligne de nos premiers échanges, je ferai du renforcement des liens qui vous unissent au parquet général de la Cour de cassation une priorité en 2024. Cela, avec un objectif clair : venir au soutien de votre action.

Notre parquet général noue également de riches relations avec les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, dont je salue chaleureusement le président de l’ordre, maître Thomas LYON-CAEN, qui a pris ses fonctions le 1er janvier dernier. Plus globalement, la qualité de la relation entre magistrats et avocats est un sujet de première importance qui sera porté, j’en suis certain, avec force par la nouvelle présidente du Conseil national des barreaux, Julie COUTURIER, et le nouveau président de la Conférence des bâtonniers, Jean-Raphaël FERNANDEZ, que je salue et que je félicite pour leur élection.

Nous poursuivrons donc notre action, dans un contexte où le parquet général s’apprête à être significativement renouvelé, avec le départ à la retraite en 2024 de près de 10% de son effectif. Je profite de cette occasion pour exprimer ma reconnaissance aux collègues qui nous quitteront cette année et dont beaucoup, je l’espère – je le sais – continueront à servir la justice dans d’autres fonctions, au parquet général ou ailleurs. Je tiens aussi à remercier l’ensemble des magistrats, fonctionnaires et agents du parquet général, et plus largement ceux de la Cour, pour leur dévouement quotidien au service de notre institution.

Le parquet général doit s’inscrire lui aussi dans la modernité, et être appuyé dans cette dynamique, alors que l’entreprise de réforme engagée par les Etats généraux de la justice n’est pas achevée.

Je souhaite donc aujourd’hui réaffirmer qu’une évolution s’impose. Une évolution du statut de l’avocat général, tout d’abord, qui doit pouvoir bénéficier dans les textes de l’indépendance dont il jouit dans la pratique. Une évolution du positionnement du parquet général au sein de la Cour et des chambres, ensuite, dans un sens permettant aux avocats généraux d’avoir un accès uniformisé aux informations essentielles dont ils ont besoin pour fonder des avis enrichis. Une évolution de l’organisation interne du parquet général, enfin, que je bâtirai dans les mois à venir, dans un souci de renforcement du collectif, en coordination avec tous ses acteurs.

Monsieur le représentant du garde des Sceaux, je sais l’attention que vous portez à ces questions. Je présenterai au ministre, très prochainement, un projet de réforme, fruit du travail collectif actuellement mené au sein du parquet général. Je souhaite ainsi que l’année 2024 soit celle de la mise en œuvre de ces évolutions appelées de leurs vœux depuis longtemps par les membres de mon parquet, et nombre d’observateurs.  

 

Mesdames et Messieurs,

En 2024 s’ouvre un chapitre exceptionnel pour notre pays et en son sein pour notre capitale, Madame la Maire, chère Anne HIDALGO. A quelques pas d’ici, Notre-Dame de Paris renaîtra de ses cendres, offrant une symbolique puissante de résilience. Simultanément la Sainte Chapelle, libérée des vilains bâtiments modulaires présents depuis plus de deux décennies dans sa cour, révèlera toute sa splendeur.

Cette année sera également cruciale pour notre institution, confrontée au défi du traitement judiciaire découlant des événements liés aux Jeux olympiques et paralympiques de Paris dont la cérémonie d’ouverture se déroulera sur la Seine qui coule sous nos fenêtres. Un enjeu lourd aussi pour nos forces de sécurité, policiers, gendarmes, dont les plus hauts responsables nous font l’honneur de leur présence et à qui je renouvelle mes sentiments d’estime et de solidarité.

Dans ce contexte et à l’heure de clore mon propos, je souhaiterais délivrer un message à l’ensemble des acteurs judiciaires.

Vous dire que votre engagement au quotidien est essentiel, et combien il mérite reconnaissance et fierté.

Vous dire, aussi, que cette année peut être celle au cours de laquelle les efforts et les sacrifices consentis depuis des décennies commencent à produire des effets.

Mes chers collègues, 2024 doit être pour nous une année de concrétisation et de réalisation, une année où notre Justice prend un nouvel élan, grâce aux importants moyens qui lui sont alloués.

C’est donc un message empreint d’optimisme que je souhaite porter.

Non pas un optimisme naïf, mais un optimisme vigilant. Un optimisme de volonté pour paraphraser le philosophe Alain.

Celui qui nourrit l’espoir et nous aidera à tenir, face à la richesse et la difficulté de nos missions.

Celui qui portera les générations qui arrivent pour nous prêter main forte.

Celui que nous devons à nos concitoyens, qui consentent, à travers le budget de la Nation, des efforts historiques au soutien d’une justice en laquelle il est impératif qu’ils croient encore.

Je vous remercie pour votre attention.

Rémy Heitz

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Dans ce fascicule, retrouvez un mot du premier président et du procureur général, les statistiques 2023, les décisions marquantes des douze mois écoulés, ainsi que les principales actualités ayant rythmé l'année de la juridiction.


 

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