Arrêt n°654 du 2 avril 2021 (19-18.814) - Cour de cassation - Assemblée plénière
- ECLI:FR:CCASS:2021:AP00654
Cassation - Travail, santé et sécurité
Annulation
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Demandeur(s) : M. A... X...
Défendeur(s) : Société Air liquide France industrie
Faits et procédure
1. Selon l’arrêt attaqué (Paris, 5 juillet 2018), rendu sur renvoi après
cassation, (Soc., 28 septembre 2016, pourvois n° 15-19.031 et
15-19.310), M. X... a été engagé en qualité de personnel de
fabrication par la société Air liquide, puis par la société Air liquide France
industrie (société ALFI).
2. S’estimant victime d’une discrimination syndicale, il a saisi un conseil
des prud’hommes en vue d’obtenir un nouveau positionnement
professionnel et des rappels de salaires, ainsi que des
dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral. En cause
d’appel, faisant valoir qu’il avait travaillé sur différents sites où il aurait
été exposé à l’amiante, M. X... a présenté une demande
additionnelle en paiement de dommages-intérêts en réparation d’un
préjudice d’anxiété.
3. Par un arrêt du 1er avril 2015, la cour d’appel de Paris a accueilli cette
demande et condamné la société ALFI à des dommages-intérêts. Par
l’arrêt précité du 28 septembre 2016, la Cour de cassation a cassé cette
décision de ce chef, faute pour la cour d’appel d’avoir recherché si les
établissements dans lesquels le salarié avait été affecté figuraient sur la
liste des établissements éligibles au dispositif de l’allocation de cessation
anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA), mentionnée
à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 de financement
de la sécurité sociale pour 1999.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi incident, ci-après annexé, qui est
préalable
4. En application de l’article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile,
il n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce
moyen qui n’est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen du pourvoi principal
Enoncé du moyen
5. M. X... fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande de
dommages-intérêts en réparation de son préjudice d’anxiété, alors
« qu’en application des règles de droit commun régissant l’obligation de
sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie d’une exposition à
l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave,
peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son
obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du
23 décembre 1998 ; qu’en refusant au salarié l’indemnisation de son
préjudice d’anxiété résultant de son exposition aux poussières d’amiante
dans les établissements de Vitry-sur-Seine et du Blanc-Mesnil de la
société Air liquide France industrie où il a travaillé de 1982 à 2007 et où
l’amiante était utilisé pour l’isolation des installations thermiques, en
considération du fait que ces établissements n’étaient pas mentionnés
sur la liste ministérielle visée à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998,
la cour d’appel a violé l’article 1147 du code civil alors applicable,
ensemble les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
6. La société ALFI conteste la recevabilité du moyen en faisant valoir
qu’il reproche à la cour d’appel de renvoi d’avoir statué conformément
à l’arrêt de cassation qui la saisissait.
7. Depuis 1971, la Cour de cassation juge qu’un moyen visant une
décision par laquelle la juridiction de renvoi s’est conformée à la doctrine
de l’arrêt de cassation est irrecevable, peu important que,
postérieurement à l’arrêt qui a saisi la juridiction de renvoi, la Cour de
cassation ait rendu, dans une autre instance, un arrêt revenant sur la
solution exprimée par l’arrêt saisissant la juridiction de renvoi (Ch. mixte,
30 avril 1971, pourvoi n° 61-11.829, Bull. des arrêts de la Cour de
cassation, Ch. mixte, n° 8, p. 9 ; Ass. plén., 21 décembre 2006, pourvoi
n° 05-11.966, Bull. 2006, Ass. plén., n° 14).
8. Cette règle prétorienne, résultant d’une interprétation a contrario de
l’article L. 431-6 du code de l’organisation judiciaire, repose
essentiellement sur les principes de bonne administration de la justice
et de sécurité juridique en ce qu’elle fait obstacle à la remise en cause
d’une décision rendue conformément à la cassation prononcée et
permet de mettre un terme au litige.
9. Cependant, la prise en considération d’un changement de norme, tel
un revirement de jurisprudence, tant qu’une décision irrévocable n’a pas
mis un terme au litige, relève de l’office du juge auquel il incombe alors
de réexaminer la situation à l’occasion de l’exercice d’une voie de
recours. L’exigence de sécurité juridique ne consacre au demeurant pas
un droit acquis à une jurisprudence figée, et un revirement de
jurisprudence, dès lors qu’il donne lieu à une motivation renforcée,
satisfait à l’impératif de prévisibilité de la norme.
10. Cette prise en considération de la norme nouvelle ou modifiée
participe de l’effectivité de l’accès au juge et assure une égalité de traitement entre des justiciables placés dans une situation équivalente
en permettant à une partie à un litige qui n’a pas été tranché par une
décision irrévocable de bénéficier de ce changement.
11. Enfin, elle contribue tant à la cohérence juridique qu’à l’unité de la
jurisprudence.
12. Dès lors, il y a lieu d’admettre la recevabilité d’un moyen critiquant la
décision par laquelle la juridiction s’est conformée à la doctrine de l’arrêt
de cassation qui l’avait saisie, lorsqu’est invoqué un changement de
norme intervenu postérieurement à cet arrêt, et aussi longtemps qu’un
recours est ouvert contre la décision sur renvoi.
13. M. X... demande réparation d’un préjudice d’anxiété lié à
l’exposition à l’amiante en invoquant la règle, retenue postérieurement
à l’arrêt attaqué par la Cour de cassation (Ass. plén., 5 avril 2019,
pourvoi n° 18-17.442, publié), selon laquelle ce préjudice est réparable
conformément aux principes du droit commun et sous certaines
conditions, même lorsque le salarié n’a pas travaillé dans un
établissement figurant sur la liste établie en application de l’article 41 de
la loi du 23 décembre 1998, ce qui est son cas.
14. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, le premier dans
sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2017-1389 du
22 septembre 2017 :
15. Il résulte de ces textes qu’en application des règles de droit commun
régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie
d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer
une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour
manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien
même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés
à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998.
16. Pour rejeter la demande de M. X..., l’arrêt énonce que
l’indemnisation du préjudice d’anxiété des travailleurs exposés à
l’amiante répond à un régime spécifique qui n’est ouvert qu’aux salariés
travaillant ou ayant travaillé dans un établissement de leur employeur
figurant sur la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA
mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et relève que les
établissements de la société ALFI, dans lesquels le salarié a travaillé, ne
sont pas inscrits sur cette liste.
17. Il s’ensuit que, bien que la cour d’appel de renvoi se soit conformée
à la doctrine de l’arrêt qui l’avait saisie, l’annulation de l’arrêt est
encourue.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 5 juillet 2018, entre
les parties, par la cour d’appel de Paris ;
Remet l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet
arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Paris autrement
composée ;
Président : Mme Arens
Rapporteur : M. Ponsot, assisté de Mme Safatian, auditeur au SDER
Procureur général : M. Molins
Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy - SCP Célice,
Texidor, Périer
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