Arrêt n°1219 du 16 décembre 2020 (19-17.637 ; 19-17.667 ) - Cour de cassation - Chambre sociale - ECLI:FR:CCASS:2020:SO001219
Mesures d’instructionCassation
Sommaire :
Il résulte de l’article 145 du code de procédure civile que s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé. Il résulte par ailleurs des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
Viole ces dispositions la cour d’appel qui, après avoir constaté que les salariés justifiaient d’un motif légitime à établir avant tout procès la preuve des faits de discrimination dont ils s’estimaient victimes, les déboute de leur demande de production et communication de pièces sous astreinte, au motif que la mesure demandée excède par sa généralité les prévisions de l’article 145 du code de procédure civile, sans vérifier quelles mesures étaient indispensables à la protection de leur droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée.
Demandeur(s) : M. T... F... et autres ;
Défendeur(s) : société Renault Trucks, société par actions simplifiée
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° P 19-17.637 à W 19-17.667 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon les arrêts attaqués (Lyon, 11 avril 2019), statuant en référé, M. F... et trente autres salariés de la société Renault Trucks, exerçant des mandats de représentants du personnel sous l’étiquette CGT
et soutenant faire l’objet d’une discrimination en raison de leurs
activités syndicales, ont, le 29 janvier 2018, saisi la formation de
référé de la juridiction prud’homale pour obtenir les informations
permettant l’évaluation utile de leur situation au regard de celle des
autres salariés placés dans une situation comparable.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa septième branche
Enoncé du moyen
3.
Les salariés font grief aux arrêts de les débouter de leur demande de
communication de pièces sous astreinte formée contre la société, alors «
que dans leurs écritures, les exposants avaient eu soin de faire valoir
qu’ils étaient titulaires d’un mandat syndical et que leur carrière
comme leur rémunération n’avaient quasiment pas évolué en comparaison
des salariés ne disposant pas d’un mandat, que dans ces conditions ils
avaient sollicité à plusieurs reprises que leur employeur leur
communique les éléments leur permettant de comparer l’évolution de leur
carrière et de leur rémunération avec les salariés embauchés à la même
époque et sur le même site et qu’alors que ces éléments étaient
indispensables pour pouvoir établir l’étendue de la discrimination
syndicale et du préjudice subis, la société Renault Trucks
avait toujours refusé de transmettre ces informations alors qu’elle
était la seule à disposer des pièces de nature à pouvoir procéder à une
comparaison utile ; qu’en se bornant, pour débouter les salariés de
leurs demandes, à affirmer, après avoir constaté que la mesure demandée
était légitime, que celle-ci s’analysait en une mesure générale
d’investigation excédant par sa généralité les précisions de l’article
145 du code de procédure civile, sans rechercher si les mesures
demandées n’étaient pas nécessaires à l’exercice du droit à la preuve
des exposants et en particulier, si la communication des documents
demandés, dont seul l’employeur disposait et qu’il refusait de
communiquer, n’était pas nécessaire à la protection de leurs droits, la
cour d’appel, qui a méconnu ses pouvoirs, a violé l’article 145 du code
de procédure civile, ensemble l’article 6, §1, de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
Vu
l’article 145 du code de procédure civile, les articles 6 et 8 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile :
4.
Selon le premier des textes susvisés, s’il existe un motif légitime de
conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont
pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction
légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout
intéressé. Il résulte par ailleurs des articles 6 et 8 de la Convention
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du
code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve
peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie
personnelle à la condition que cette production soit indispensable à
l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but
poursuivi.
5. Pour débouter les salariés
de leur demande de production et communication de pièces sous astreinte,
les arrêts énoncent que si le demandeur à la mesure d’instruction n’est
pas tenu, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure
civile, de caractériser le motif légitime qu’il allègue au regard des
différents fondements juridiques qu’il envisage pour son action future,
il doit néanmoins apporter au juge les éléments permettant de constater
l’existence d’un tel motif au regard de ces fondements. Ils constatent
que les salariés caractérisent ce motif légitime en produisant un
tableau issu de la négociation annuelle obligatoire, dressant la moyenne
des rémunérations des salariés classés dans leur catégorie et dont il
résulte que, malgré leur ancienneté, leur rémunération annuelle se
trouve tout juste dans la moyenne, différence de traitement qu’ils
mettent en lien avec l’activité syndicale. Les arrêts en déduisent qu’il
existe un litige potentiel susceptible d’opposer le salarié et
l’employeur, lequel détient effectivement les éléments de fait pouvant
servir de base au procès lié à une discrimination syndicale. Ils
constatent néanmoins que les salariés, qui ne se comparent pas avec des
salariés nommément visés, demandent communication de l’ensemble des
éléments concernant les salariés embauchés sur le même site qu’eux, la
même année ou dans les deux années précédentes et suivantes, dans la
même catégorie professionnelle, au même niveau ou à un niveau très
proche de qualification/classification et de coefficient ainsi que de
tous les éléments de rémunération, de diplômes, de formation en lien
avec l’évolution de carrière, de sorte que cette demande s’analyse en
une mesure générale d’investigation, portant sur plusieurs milliers de
documents. Les arrêts déduisent de ces constatations que la mesure
demandée excède par sa généralité les prévisions de l’article 145 du
code de procédure civile et doit être rejetée.
6.
En se déterminant ainsi, alors qu’il lui appartenait, après avoir
estimé que les salariés justifiaient d’un motif légitime, de vérifier
quelles mesures étaient indispensables à la protection de leur droit à
la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le
périmètre de la production de pièces sollicitée, la cour d’appel a
privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE
ET ANNULE, en toutes leurs dispositions, les arrêts rendus le 11 avril
2019, entre les parties, par la cour d’appel de Lyon ;
Président : M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président
Rapporteur : Mme Chamley-Coulet, conseiller référendaire
Avocat(s) : SCP Lyon-Caen et Thiriez - SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol
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