12 May 2023
Cour de cassation
Pourvoi n° 22-82.468

Assemblée plénière

Publié au Bulletin - Publié au Rapport

ECLI:FR:CCASS:2023:PL90669

Titres et sommaires

CRIMES ET DELITS COMMIS A L'ETRANGER - Faits commis à l'étranger par un étranger - Tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants - Compétence universelle des juridictions françaises - Domaine d'application - Article 1er de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants adoptée à New York le 10 décembre 1984 - Personne agissant à titre officiel - Définition

Le cas de compétence universelle de l'article 689-2 du code de procédure pénale est limité aux tortures définies par l'article 1er de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New York le 10 décembre 1984, soit celles imputées à un agent de la fonction publique ou une personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. La notion de personne ayant agi à titre officiel doit être comprise comme visant également une personne agissant pour le compte ou au nom d'une entité non gouvernementale lorsque celle-ci occupe un territoire et exerce une autorité quasi gouvernementale sur ce territoire


CRIMES ET DELITS COMMIS A L'ETRANGER - Faits commis à l'étranger par un étranger - Génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre - Compétence universelle des juridictions françaises - Condition - Résidence habituelle - Définition - Détermination

La notion de résidence habituelle, énoncée à l'article 689-11 du code de procédure pénale pour la poursuite du crime de génocide, des autres crimes contre l'humanité et des crimes et délits de guerre commis à l'étranger, suppose un lien de rattachement suffisant avec la France. Elle doit être appréciée en prenant en compte un faisceau d'indices, tels que la durée, actuelle ou prévisible, les conditions et les raisons de la présence de la personne soupçonnée sur le territoire français, la volonté manifestée par celle-ci de s'y installer ou de s'y maintenir, ou ses liens familiaux, sociaux, matériels ou professionnels


CRIMES ET DELITS COMMIS A L'ETRANGER - Faits commis à l'étranger par un étranger - Crimes contre l'humanité et crimes de guerre - Compétence universelle des juridictions françaises - Condition - Double incrimination - Incrimination identique dans la loi étrangère - Nécessité (non)

La condition de double incrimination, exigée par l'article 689-11 du code de procédure pénale pour la poursuite des crimes contre l'humanité et des crimes et délits de guerre, n'implique pas que la qualification pénale des faits soit identique dans les deux législations, mais requiert seulement qu'ils soient incriminés par l'une et l'autre. La condition d'incrimination par la loi étrangère peut être remplie au travers d'une infraction de droit commun constituant la base du crime poursuivi, tels le meurtre, le viol ou la torture

Texte de la décision

COUR DE CASSATION BD4


ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE


Audience publique du 12 mai 2023


Rejet

M. SOULARD, premier président

Arrêt n° 669 B+R

Pourvoi n° U 22-82.468





R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E



AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, siégeant en ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE, DU 12 MAI 2023


M. [P] [W] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, 1re section, en date du 4 avril 2022, qui, dans l'information suivie contre lui, des chefs de tortures et complicité, complicité de disparitions forcées, crimes de guerre et complicité, participation à un groupement formé ou une entente établie en vue de préparer des crimes de guerre, a prononcé sur sa demande d'annulation de pièces de la procédure.

Par ordonnance en date du 10 juin 2022, le président de la chambre criminelle a prescrit l'examen immédiat du pourvoi.

Par ordonnance du 9 septembre 2022, le premier président de la Cour de cassation a ordonné le renvoi de l'examen du pourvoi devant l'assemblée plénière de ladite Cour.

Le demandeur au pourvoi invoque, devant l'assemblée plénière, des moyens de cassation.

Ces moyens ont été formulés dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. [P] [W].

Un mémoire en défense a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Piwnica et Molinié, avocat de [3], de [4], du [1], de MM. [H] [F] et [G] [Z] [L].

Le rapport écrit de Mme Leprieur, conseiller, et l'avis écrit de M. Molins, procureur général, ont été mis à la disposition des parties.

Sur le rapport de Mme Leprieur, conseiller, assistée de M. Dimitri Dureux, auditeur au service de documentation, des études et du rapport, les observations de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, de la SCP Piwnica et Molinié, et l'avis de M. Molins, procureur général, auquel, parmi les parties invitées à le faire, la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret a répliqué, après débats en l'audience publique du 17 mars 2023 où étaient présents, M. Soulard, premier président, MM. Chauvin, Sommer, Mme Teiller, MM. Bonnal, Vigneau, présidents, Mme Martinel, doyen de chambre faisant fonction de président, Mme Leprieur, conseiller rapporteur, M. Huglo, Mmes de la Lance, Darbois, doyens de chambre, Mmes Auroy, Leroy-Gissinger, M. Delbano, conseillers faisant fonction de doyens de chambre, Mme Cavrois, M. Martin, Mmes Agostini, Grandjean, M. Bedouet, conseillers, M. Molins, procureur général, et Mme Mégnien, greffier fonctionnel-expert,

la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, composée du premier président, des présidents, des doyens de chambre et des conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. Le 26 juin 2019, une plainte a été déposée auprès du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris par diverses personnes et associations concernant des faits constitutifs de tortures, de crimes contre l'humanité, de crimes de guerre et de complicité de ces crimes, qui auraient été commis entre 2012 et 2018, sur le territoire de la Syrie, par des membres du groupe islamiste salafiste Jaysh Al-Islam, menant une lutte armée dans le but de remplacer le régime de M. [B] [M] par un gouvernement basé sur la charia.

3. L'enlèvement, le 9 décembre 2013 à [Localité 2] (Syrie), de quatre personnes, Mme [C] [A], avocate et militante des droits de l'homme, ainsi que son époux et deux collaborateurs, a été imputé à des membres du groupe Jaysh Al-Islam. A été notamment mis en cause M. [P] [W], alias [V] [T], de nationalité syrienne, identifié comme étant l'ancien porte-parole de ce groupe.

4. Une enquête préliminaire a été ouverte.

5. M. [W] a été interpellé à [Localité 5] le 29 janvier 2020.

6. Par réquisitoires, introductif et supplétif, du 31 janvier 2020, le procureur national antiterroriste a requis l'ouverture d'une information contre M. [W] de divers chefs.

7. M. [W] a été mis en examen le même jour pour tortures et complicité, complicité de disparitions forcées, crimes de guerre et complicité, participation à un groupement formé ou une entente établie en vue de préparer des crimes de guerre.

8. Par requête du 23 juillet 2020, M. [W] a demandé l'annulation d'actes de la procédure. Il a notamment sollicité l'annulation du réquisitoire introductif, du réquisitoire supplétif et de l'interrogatoire de première comparution, en raison de l'incompétence des autorités de poursuite et de jugement françaises pour connaître des infractions dont il s'agit.

Examen des moyens

Sur le deuxième moyen


9. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.


Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

10. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à annulation d'un acte ou d'une pièce de la procédure, alors « que la compétence universelle des juridictions françaises ne peut être retenue, sur le fondement de l'article 689-2 du code de procédure pénale, que si la personne poursuivie est un agent de la fonction publique de l'État concerné ou a agi à titre officiel au nom de celui-ci ; en retenant, pour rejeter le moyen pris de l'incompétence des juridictions françaises pour instruire et poursuivre M. [W] du chef de tortures, que les stipulations de l'article 1er de la Convention de New York permettent la poursuite et la répression du crime de torture imputé à des personnes qui ont obéi « à une stratégie et une logique collective » (arrêt attaqué, p. 8, al. 3), cependant que ces stipulations ne peuvent s'appliquer qu'à ceux qualifiés d'agents de la fonction publique de l'État concerné, ou qui ont agi à titre officiel pour cet État, la chambre de l'instruction a violé les articles 689-2 du code de procédure pénale et 1er de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New York le 10 décembre 1984. »

Réponse de la Cour

11. Selon l'article 689-1 du code de procédure pénale, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle se trouve en France, toute personne qui s'est rendue coupable, hors du territoire de la République, de l'une des infractions énumérées par les articles suivants.

12. Aux termes de l'article 689-2 du même code, pour l'application de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New York le 10 décembre 1984, peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l'article 689-1 toute personne coupable de tortures au sens de l'article 1er de la Convention.

13. L'article 1er de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants stipule : « Aux fins de la présente Convention, le terme ''torture'' désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s'étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. »

14. L'article 1er de la Convention définit ainsi la torture comme un acte infligé par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite.

15. Le renvoi opéré par l'article 689-2 du code de procédure pénale à la notion de tortures, au sens de l'article 1er de la Convention, inclut nécessairement la notion d'auteur de tortures contenue dans ce dernier texte.

16. Il s'en déduit que le cas de compétence universelle de l'article 689-2 précité est limité aux tortures imputées à un agent de la fonction publique ou une personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite.

17. Cependant, la notion de personne ayant agi à titre officiel, au sens du renvoi fait par le texte national à la Convention précitée, doit être comprise comme visant également une personne agissant pour le compte ou au nom d'une entité non gouvernementale, lorsque celle-ci occupe un territoire et exerce une autorité quasi gouvernementale sur ce territoire.

18. Une telle interprétation est conforme au but de la Convention, qui est d'accroître l'efficacité de la lutte contre la torture, en évitant l'impunité des auteurs de ces actes.

19. Il résulte des travaux préparatoires de ladite Convention que la restriction, relative aux fonctions de l'auteur d'actes de tortures, avait pour objectif de dissiper toute crainte que le droit pénal international n'empiète sur le domaine traditionnellement réservé au droit interne. Les rédacteurs de la Convention considéraient que, dans le cas où aucun agent de la fonction publique n'est impliqué, une convention internationale n'était pas nécessaire puisque le tortionnaire serait probablement appréhendé et puni conformément aux lois du pays concerné (Conseil économique et social des Nations unies, commission des droits de l'homme, 35e session, E/CN.4/1314, 19 décembre 1978, § 29).

20. Or, dans l'hypothèse où, de fait, un territoire est occupé par un groupe y exerçant l'autorité normalement dévolue à un gouvernement, la torture risque de rester impunie.

21. Cette interprétation a été retenue par le Comité contre la torture dans ses décisions des 25 mai 1999 et 5 mai 2003 (Comité des Nations unies contre la torture (CAT), Elmi c. Australie, 25 mai 1999, Doc. ONU CAT/C/22/D/120/1998, § 6.5 ; Comité des Nations unies contre la torture (CAT), S.S. c. Pays-Bas, 5 mai 2003, Doc. ONU CAT/C/30/D/191/2001, § 6.4), dont il s'induit que les termes « toute autre personne agissant à titre officiel » incluent un groupe exerçant de fait une autorité dans une région qu'il occupe.

22. Il convient d'ailleurs d'observer que la Cour suprême du Royaume-Uni s'est fondée sur cette interprétation du Comité des Nations unies contre la torture, dans sa décision du 13 novembre 2019, portant sur l'interprétation de la notion de « personne agissant à titre officiel » contenue à l'article 134 (1) de la loi sur la justice pénale de 1988 (Supreme Court, 13 novembre 2019, R v. Reeves Taylor v. Crown Prosecution Service, [2019] UKSC 51).

23. Dans cette décision, la Cour suprême a relevé d'abord que l'article 134 (1) de la loi nationale visant à donner effet en droit interne à la Convention contre la torture, il doit être interprété dans le même sens que ladite Convention (§ 23). Elle s'est ensuite référée à l'interprétation du Comité des Nations unies contre la torture énoncée dans la décision précitée S.S. c. Pays-Bas du 5 mai 2003, selon laquelle la Convention peut s'appliquer à des actes de tortures infligés par des entités non gouvernementales qui occupent et exercent une autorité quasi gouvernementale sur un territoire (§ 51).

24. Elle en a conclu que la notion de « personne agissant à titre officiel » de l'article 134 (1) susvisé comprend une personne qui agit ou prétend agir, autrement qu'à titre privé et individuel, pour ou pour le compte d'une organisation ou d'un organisme qui exerce, sur le territoire contrôlé par cette organisation ou cet organisme et dans lequel se produit le comportement incriminé, des fonctions normalement exercées par des gouvernements sur leurs populations civiles (§ 76).

25. En l'espèce, pour écarter le moyen de nullité tiré de l'incompétence des juridictions françaises pour connaître des faits de tortures imputés à M. [W], l'arrêt attaqué retient que l'organisation Jaysh Al-Islam s'est comportée, dans la Ghouta orientale, comme une entité composée de plusieurs milliers de combattants, qui a exercé des fonctions quasi gouvernementales telles que décrites par les parties civiles, soit une autorité judiciaire, militaire, pénitentiaire, commerciale et religieuse.

26. Les juges ajoutent que l'objectif de la Convention, en évoquant les agents de la fonction publique et « toute autre personne agissant à titre officiel », est d'éviter qu'elle soit utilisée pour des actes privés commis par des particuliers, et non de restreindre, de quelque manière que ce soit, son champ d'application pour les actes obéissant au contraire à une stratégie et une logique collectives. Ils précisent que l'organisation Jaysh Al-Islam a mis en oeuvre, dans la Ghouta orientale, des pratiques généralisées d'intimidation, de pression et de répression, infligeant à cette occasion des violences et causant des douleurs et des souffrances, soit exactement le cadre prévu par la Convention de New York.

27. Ils en concluent que, dans la mesure où il ne s'agit pas à ce stade d'apprécier les éléments constitutifs de l'infraction de tortures, mais seulement de vérifier que les conditions d'application de la compétence universelle résultant de la Convention sont réunies, le moyen tendant à l'incompétence des juridictions françaises doit être rejeté.

28. C'est à tort que la chambre de l'instruction a énoncé que l'article 689-2 du code de procédure pénale s'applique à tous les actes obéissant à une stratégie et à une logique collectives, sans restreindre le champ d'application du texte aux actes commis par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, telle une personne agissant pour le compte ou au nom d'une entité non gouvernementale, lorsque celle-ci occupe un territoire et exerce une autorité quasi gouvernementale sur ce territoire.

29. Cependant, l'arrêt n'encourt pas la censure, dès lors qu'il a constaté que l'organisation Jaysh Al-Islam exerçait, sur le territoire de la Ghouta orientale, qu'elle occupait à l'époque considérée, des fonctions quasi gouvernementales.

30. Ainsi, le moyen n'est pas fondé.

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

31. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à annulation d'un acte ou d'une pièce de la procédure, alors « que la compétence universelle des juridictions françaises ne peut être retenue, sur le fondement de l'article 689-11 du code de procédure pénale, que si la personne mise en cause réside en France, de manière stable, effective et durable ; en retenant, pour écarter le moyen tiré de l'incompétence des juridictions françaises pour instruire et poursuivre M. [W] du chef de crimes et délits de guerre, que les différents éléments issus de la procédure concernant M. [W] ''montr[aient] une stabilité certaine de résidence dans [Localité 5] durant cette période de plus de trois mois'' (arrêt attaqué, p. 10, al. 3), de sorte que ''le critère de résidence habituelle [était] ainsi rempli'' (ibid., al. 4), cependant qu'il résultait des pièces du dossier que M. [W] résidait de manière stable, effective et durable en Turquie et qu'il n'était en France que pour une durée limitée de trois mois afin d'y suivre des conférences universitaires de sorte que sa résidence habituelle ne pouvait être fixée sur le territoire de la République, la chambre de l'instruction a violé l'article 689-11 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

32. Selon l'article 689-11 du code de procédure pénale, modifié par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, en vigueur à compter du 25 mars 2019, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d'avoir commis à l'étranger les crimes contre l'humanité, autres que le génocide, prévus par les articles 212-1 à 212-3 du code pénal, ainsi que les crimes et les délits de guerre définis aux articles 461-1 à 461-31 du même code, si les faits sont punis par la législation de l'État où ils ont été commis ou si cet État ou l'État dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la Convention portant statut de la Cour pénale internationale.

33. La question posée par le moyen porte sur l'interprétation de la notion de résidence habituelle, question sur laquelle la chambre criminelle ne s'est jamais prononcée, alors même que la notion apparaît, sans être définie, dans divers textes du code pénal.

34. Lors des débats parlementaires, il a été fait référence, en l'absence de jurisprudence de la chambre criminelle, à celle de la première chambre civile de la Cour de cassation relative à la résidence habituelle, notion autonome du droit de l'Union européenne.

35. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne que la résidence habituelle est une notion fonctionnelle et protéiforme, variant selon le contexte et l'objectif de la règle, et est appréciée par une analyse reposant sur un faisceau d'indices, soit les circonstances de fait propres à l'espèce (CJUE, 22 décembre 2010, aff. C-497/10, Barbara Mercredi c. Richard Chaffe, § 46 et 47).

36. Cette approche peut utilement inspirer l'appréciation de la notion de résidence habituelle en matière pénale.

37. La condition de l'article 689-11 du code de procédure pénale doit ainsi être interprétée au regard de l'objectif poursuivi par le législateur.

38. Les débats parlementaires révèlent que le législateur, d'une part, était soucieux d'empêcher que l'auteur de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre puisse trouver asile sur le territoire national, d'autre part, visait à garantir l'existence d'un lien de rattachement suffisant avec la France, de nature à légitimer les poursuites, et ce afin d'éviter toute instrumentalisation des juridictions françaises dans des conditions portant atteinte à la conduite des relations internationales.

39. Ainsi, le rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale indiquait-il : « [...] cette condition vise à garantir l'existence d'un véritable lien entre la France et la personne poursuivie. Un simple passage sur notre territoire, pendant quelques heures, ne saurait [...] constituer un lien suffisant, d'autant que la condition de résidence habituelle n'est pas aussi exigeante que celle de résidence permanente ou de résidence principale. »

40. Eu égard à ces éléments, la condition de résidence habituelle, au sens de l'article 689-11 du code de procédure pénale, qui suppose un lien de rattachement suffisant avec la France, doit être appréciée en prenant en compte un faisceau d'indices, tels que la durée, actuelle ou prévisible, les conditions et les raisons de la présence de l'intéressé sur le territoire français, la volonté manifestée par celui-ci de s'y installer ou de s'y maintenir, ou ses liens familiaux, sociaux, matériels ou professionnels.

41. En l'espèce, pour rejeter le moyen de nullité tiré de l'incompétence des juridictions françaises pour connaître des crimes de guerre reprochés à M. [W] sur le fondement de l'article 689-11 du code de procédure pénale, l'arrêt attaqué énonce, s'agissant de la condition de résidence habituelle, que la notion ne se confond ni avec celle de résidence principale, ni avec celle de résidence permanente, mais que ledit texte exige davantage qu'un simple transit ou qu‘un passage de quelques heures sur le territoire français, la résidence habituelle devant répondre à une idée de stabilité, sans qu'aucun critère de durée ne soit fixé.

42. Les juges relèvent que le fait que M. [W] vive principalement en Turquie, à supposer cette information exacte puisqu'il s'agit en réalité du logement de ses parents, n'a pas pour conséquence automatique qu'aucune autre résidence ne serait pour lui habituelle.

43. Ils retiennent que M. [W] s‘est installé à [Localité 5] le 7 novembre 2019 et que, lors de la perquisition à son domicile, il a été découvert une carte d'étudiant Erasmus à son nom pour étudier à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman, section de [Localité 5], un ticket de métro [Localité 5], une carte de bibliothèque universitaire [Localité 5] à son nom, une carte téléphonique française ainsi qu'une carte pour les transports [Localité 5]. Ils ajoutent que, depuis qu'il vit en France, M. [W] s'est rendu à [Localité 7] et à [Localité 6] et qu'entre ces deux voyages, il est revenu à [Localité 5]. Lors des deux jours de surveillance effectués, les enquêteurs ont noté que l‘intéressé restait le plus souvent dans son appartement, ne sortant que pour aller à la mosquée ou s'alimenter, se comportant ainsi comme un résident effectif et non comme un touriste. Ils retiennent encore que M. [W] a également téléphoné à de multiples reprises à des correspondants habitant dans la région.

44. Les juges en déduisent que ces différents éléments montrent une stabilité certaine de résidence durant une période de plus de trois mois et que le critère de résidence habituelle est ainsi rempli.

45. En l'état de ces énonciations, relevant de son pouvoir souverain d'appréciation, la chambre de l'instruction, qui a caractérisé la résidence habituelle de M. [W] sur le territoire français eu égard à sa durée, à la formation universitaire suivie ainsi qu'aux liens sociaux et matériels de l'intéressé, a justifié sa décision.

46. Ainsi, le moyen doit être écarté.

Sur le quatrième moyen

Enoncé du moyen

47. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à annulation d'un acte ou d'une pièce de la procédure, alors « que la compétence universelle des juridictions françaises ne peut être retenue, sur le fondement du 3° de l'article 689-11 du code de procédure pénale, lorsqu'un ressortissant étranger est poursuivi devant les juridictions françaises pour des faits qualifiés de crimes ou délits de guerre, qu'à la condition qu'une incrimination de crimes ou délits de guerre existe également dans le droit pénal de l'État sur le territoire duquel les faits en cause ont été commis ; en écartant le moyen tiré de l'incompétence des juridictions françaises pour instruire et poursuivre M. [W] du chef de crimes et délits de guerre, en considérant que la condition de double incrimination était remplie dès lors que le droit pénal syrien ''incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture'' (arrêt attaqué, p. 10, antépénultième al), cependant que cette condition ne pouvait être caractérisée que si le droit pénal syrien prévoyait une infraction comportant un élément constitutif relatif à l'existence d'un conflit armé avec lequel les faits réprimés étaient en relation, la chambre de l'instruction a violé l'article 689-11 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

48. Le moyen pose la question de l'interprétation de la condition de double incrimination, énoncée à l'article 689-11 du code de procédure pénale.

49. Cet article exige que les faits poursuivis en France sous la qualification de crimes contre l'humanité, autres que le génocide, ou de crimes et délits de guerre, soient punis par la législation de l'État où ils ont été commis.

50. Or, ces infractions comportent un élément constitutif contextuel. Les crimes contre l'humanité, définis par les articles 212-1 à 212-3 du code pénal, sont nécessairement commis en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique. Les crimes et délits de guerre, définis aux articles 461-1 à 461-31 du même code, doivent avoir été commis lors d'un conflit armé et en relation avec ce conflit, en violation des lois et coutumes de la guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés.

51. L'article 689-11, précité, peut, dès lors, recevoir deux interprétations différentes.

52. Selon la première interprétation, il faut considérer que l'existence d'un élément contextuel fait partie intégrante des faits poursuivis puisque, en l'absence de cet élément, ils ne peuvent être qualifiés de « crime contre l'humanité » ou de « crime et délit de guerre ». On en déduit que la législation qui ne tient pas compte de cet élément contextuel et se borne à réprimer des faits sous-jacents, pris individuellement, ne réprime pas les faits poursuivis considérés dans leur ensemble mais seulement une partie d'entre eux. Or c'est cet ensemble qui justifie la compétence extraterritoriale des juridictions françaises, laquelle n'existe pas pour les seuls faits sous-jacents. Aussi la condition de double incrimination n'est-elle remplie que si, dans l'État où les faits ont été commis, la législation prend en compte la circonstance qu'ils l'ont été en exécution d'un plan concerté ou lors d'un conflit armé et en relation avec ce conflit.

53. La seconde interprétation se fonde sur le fait que l'article 689-11 du code de procédure pénale se borne à exiger que les faits soient punis dans l'État où ils ont été commis sans tenir compte de la qualification sous laquelle ils pourraient être poursuivis. On en déduit qu'il suffit que les faits sous-jacents soient punis par la législation de l'État où ils ont été commis.

54. Dès lors que le simple libellé du texte ne permet pas de lui donner un sens certain, il convient de rechercher l'intention du législateur. Celle-ci est déterminante s'agissant de la mise en œuvre de la compétence universelle des juridictions françaises, laquelle relève de la souveraineté de l'État en matière pénale.

55. Or, il résulte des débats parlementaires ayant précédé l'adoption de la loi du 9 août 2010, qui a créé l'article 689-11 du code de procédure pénale, que la condition de double incrimination, telle qu'énoncée dans ledit article, ne requiert pas une identité de qualification et d'incrimination.

56. Ainsi, le rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale indiquait, à ce propos, lors de la 1re séance du 13 juillet 2010 : « Cette condition n'est jamais que la traduction du principe de légalité des peines. Elle vise à conférer une légitimité juridique à l'intervention des juridictions françaises. Elle n'implique en revanche pas qu'il faille que les faits aient une incrimination identique dans les deux États. Les faits doivent effectivement être réprimés dans l'autre pays même s'ils sont qualifiés différemment ou si on leur applique des peines différentes. [...] Aucun pays au monde ne laisse le meurtre ou les faits de barbarie impunis dans sa législation pénale. On ne peut donc pas arguer qu'en maintenant la condition de double incrimination, on laisserait impunis les auteurs d'un génocide par exemple. »

57. Le secrétaire d'État auprès de la ministre de la justice et des libertés ajoutait : « Ce critère de la double incrimination [...] n'empêche pas de poursuivre des faits graves. D'ailleurs, contrairement à ce qui est expliqué dans l'exposé sommaire de ces amendements, il n'est imposé une identité ni des qualifications ni des peines encourues. Aucun fait grave, que ce soit un génocide, un assassinat, un viol, n'échappera à la compétence des juridictions françaises en raison de cette exigence de double incrimination. »

58. Dans le même sens, dans ses observations sur les recours dirigés contre la loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, présentées devant le Conseil constitutionnel, le Gouvernement affirmait : « [...] cette condition de double incrimination ne constituera jamais, en fait, un obstacle à la poursuite et au jugement des crimes les plus graves. Il n'est pas nécessaire en effet, pour l'application de l'article, que les dénominations des crimes soient identiques (notamment que le génocide soit, en tant que tel, incriminé) : il suffit que les faits soient pénalement sanctionnés ; or tous les États du monde incriminent l'assassinat et le meurtre. »

59. Par ailleurs, les termes de l'article 689-11 du code de procédure pénale sont identiques à ceux de l'article 696-3 du même code, qui, en matière d'extradition, requiert que le « fait » soit « puni par la loi française » d'une peine.

60. Or, en cette matière, la chambre criminelle a énoncé qu'il appartient aux juridictions françaises de rechercher si les faits visés dans la demande d'extradition sont punis par la loi française d'une peine criminelle ou correctionnelle, indépendamment de la qualification donnée par l'État requérant (Crim., 21 mars 2017, pourvoi n° 16-87.722, Bull. crim. 2017, n° 75). La condition de double incrimination de faits qualifiés de crimes contre l'humanité par l'État étranger requérant peut être remplie dans la législation nationale au travers d'infractions de droit commun, en particulier le crime d'assassinat (Crim., 12 juillet 2016, pourvoi n° 16-82.664), ou la séquestration arbitraire aggravée (Crim., 24 mai 2018, pourvoi n° 17-86.340, Bull. crim. 2018, n° 102).

61. Il n'apparaît pas justifié d'interpréter différemment les termes de l'article 689-11 du code de procédure pénale, relatif à un cas de compétence universelle, et ceux de l'article 696-3 du même code, relatif à l'extradition.

62. En effet, le mécanisme de la compétence universelle constitue une alternative au mécanisme de coopération pénale qu'est l'extradition et trouve à s'appliquer dans le cas où l'État étranger est défaillant dans son obligation de poursuivre les crimes internationaux.

63. Il y a donc lieu de retenir que la condition de double incrimination, exigée pour la poursuite des crimes contre l'humanité et des crimes et délits de guerre, n'implique pas que la qualification pénale des faits soit identique dans les deux législations, mais requiert seulement qu'ils soient incriminés par l'une et l'autre.

64. La condition d'incrimination par la loi étrangère peut être remplie au travers d'une infraction de droit commun constituant la base du crime poursuivi, tels le meurtre, le viol ou la torture.

65. Une telle interprétation ne prive pas la condition de double incrimination de toute portée.

66. En effet, par exemple, s'agissant des crimes contre l'humanité, l'infraction prévue par l'article 212-1 du code pénal, consistant en la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d'autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, ne trouve pas nécessairement d'équivalent dans certains droits étrangers.

67. De même, certains crimes et délits de guerre, tel le fait d'ordonner qu'il n'y ait pas de survivants ou d'en menacer l'adversaire, prévu par l'article 461-8 du même code, ne sont pas systématiquement incriminés, même en substance.

68. En l'espèce, pour écarter le moyen de nullité tiré de l'incompétence des juridictions françaises pour connaître des crimes de guerre reprochés à M. [W] sur le fondement de l'article 689-11 du code de procédure pénale, l'arrêt attaqué, après avoir constaté que la Syrie n'est pas partie à la convention portant statut de la Cour pénale internationale, énonce notamment, s'agissant de la condition de double incrimination, que cet article n'exige pas une identité parfaite des incriminations dans le droit de l'État étranger et dans le droit français, mais uniquement que les faits poursuivis en France soient également punis par la législation de l'État concerné.

69. Les juges ajoutent qu'il résulte des dispositions de l'article 461-1 du code pénal que constituent des crimes ou des délits de guerre les infractions définies par le livre quatrième bis de la première partie dudit code, commises, lors d'un conflit armé international ou non international et en relation avec ce conflit, en violation des lois et coutumes de guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés, à I'encontre des personnes ou des biens visés aux articles 461-2 à 461-31 du code précité.

70. Ils relèvent, après avoir constaté que les crimes de guerre pour lesquels M. [W] a été mis en examen sont des atteintes volontaires à la vie, à l'intégrité physique ou psychique, des traitements humiliants ou dégradants, ainsi que la conscription ou l'enrôlement de mineurs, que le code pénal syrien, dans ses articles 489, 533, 534, 535, 540, 555 et suivants, incrimine le meurtre, les actes de barbarie, Ie viol, les violences et la torture.

71. Ils ajoutent que, s‘agissant plus spécifiquement d'un conflit armé, l'article 488 bis du code pénal syrien, sous le titre « implication d'enfants dans les hostilités », réprime une infraction exactement identique à celle prévue par l'article 461-7 du code pénal français, visant Ie fait de procéder à la conscription ou à I'enrôlement des mineurs de dix-huit ans dans les forces armées ou dans des groupes armés, ou de les faire participer activement à des hostilités.

72. Ils retiennent encore que la Syrie a ratifié les quatre Conventions de Genève, ce qui va dans le sens d'une reconnaissance par ce pays de l'incrimination des crimes de guerre, ainsi que la Convention pour les droits de l'enfant de 1989, et qu'elle a indiqué, dans un rapport du 17 novembre 2021 destiné au Conseil des droits de l'homme des Nations unies, avoir pris des mesures pour protéger ses citoyens contre les violations commises par les groupes terroristes armés.

73. Les juges en déduisent, qu'à part l'identité parfaite relative à l'enrôlement et la participation des mineurs à des hostilités, nombre d'autres crimes et délits de guerre, tels que définis dans le code pénal français, étant punis par équivalence dans la législation syrienne et étant conformes à la volonté affichée de ce pays de lutter contre ces infractions, la condition de double incrimination est remplie.

74. C'est à tort que la chambre de l'instruction s'est fondée sur la volonté affichée de la Syrie de lutter contre les crimes et les délits de guerre, ainsi que sur les Conventions de Genève et la Convention pour les droits de l'enfant de 1989, ratifiées par ce pays.

75. En effet, l'incrimination des faits par la loi étrangère, au sens de l'article 689-11 du code de procédure pénale, ne saurait résulter de la volonté affichée par un État de lutter contre des infractions.

76. Par ailleurs, en l'absence de renvoi par la loi syrienne aux incriminations des instruments internationaux et de prévision d'une peine par lesdits instruments, le principe de légalité criminelle fait obstacle à ce que des faits soient considérés comme punis, au sens de la loi française, par la législation de l'État étranger à travers de telles normes.

77. Cependant, l'arrêt n'encourt pas la censure, dès lors qu'il ressort de ses énonciations que les faits pour lesquels M. [W] a été mis en examen, sous la qualification de crimes de guerre et complicité, étaient punis, en substance, par la législation syrienne au travers d'infractions de droit commun et de celle d'implication d'enfants dans les hostilités.

78. Ainsi, le moyen n'est pas fondé.

79. Par ailleurs l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

FIXE à 2 500 euros la somme globale que M. [P] [W] devra payer aux associations [3], [4] et [1] ainsi qu'à MM. [L] et [F] en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, et prononcé par le premier président en son audience publique du douze mai deux mille vingt-trois.

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