2 March 2023
Cour de cassation
Pourvoi n° 21-18.771

Deuxième chambre civile - Formation restreinte hors RNSM/NA

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2023:C200211

Titres et sommaires

PRESCRIPTION CIVILE - Suspension - Causes - Mesure d'instruction ordonnée avant tout procès - Domaine d'application - Etendue - Détermination

Il résulte de l'article 2239 du code civil que la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès. Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée. Si, en principe, la suspension comme l'interruption de la prescription ne peuvent s'étendre d'une action à une autre, il en est autrement lorsque les deux actions tendent à un même but, de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première. Tel est le cas d'une demande d'expertise en référé visant à identifier les causes des sinistres subis et à déterminer s'ils sont atteints d'un vice rédhibitoire, qui tend au même but que l'action en inexécution de l'obligation de délivrance conforme

PRESCRIPTION CIVILE - Suspension - Causes - Mesure d'instruction ordonnée avant tout procès - Bénéficiaire - Détermination

Texte de la décision

CIV. 2

CM



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 2 mars 2023




Cassation


M. PIREYRE, président



Arrêt n° 211 F-B

Pourvoi n° N 21-18.771




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 2 MARS 2023

La société Vandel, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° N 21-18.771 contre l'arrêt rendu le 29 avril 2021 par la cour d'appel de Lyon (3e chambre A), dans le litige l'opposant à la société Cummins France, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Durin-Karsenty, conseiller, les observations de la SARL Ortscheidt, avocat de la société Vandel, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Cummins France, et l'avis de M. Adida-Canac, avocat général, après débats en l'audience publique du 17 janvier 2023 où étaient présents M. Pireyre, président, Mme Durin-Karsenty, conseiller rapporteur, Mme Martinel, conseiller doyen, et Mme Thomas, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 29 avril 2021), ayant rencontré des difficultés avec des moteurs acquis auprès de la société Cummins France (la société Cummins) entre octobre 2005 et octobre 2006, la société Vandel a obtenu, le 20 novembre 2009, une ordonnance d'un juge des référés prescrivant une mesure d'expertise sur ces moteurs en application de l'article 145 du code de procédure civile. L' expert a établi son rapport le 26 février 2015.

2. Par acte du 4 mars 2016, la société Vandel a assigné la société Cummins en paiement au titre du manquement à son obligation de délivrance conforme sur ces trois moteurs et à son obligation de conseil et d'information.

3. Par jugement du 19 mars 2018, le tribunal de commerce a notamment condamné la société Cummins à payer à la société Vandel diverses sommes à titre de dommages et intérêts en raison du préjudice matériel. La société Cummins a interjeté appel par acte du 6 avril 2018.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. La société Vandel fait grief à l'arrêt de juger irrecevable comme prescrite l'action en délivrance qu'elle a engagée à l'encontre de la société Cummins, alors « que la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès ; que la mesure d'instruction ordonnée suspend le délai de prescription de l'action au fond lorsque la demande d'expertise tend au même but que la demande formulée devant la juridiction du fond, c'est-à-dire lorsqu'il apparaît que les résultats de l'expertise diligentée ou que les documents obtenus permettent à la juridiction saisie ultérieurement au fond de se prononcer, quel que soit le fondement sur la base duquel la mesure a pu être ordonnée ; qu'en déclarant irrecevable comme prescrite l'action en délivrance engagée par la
société Vandel, motifs pris que « l'action au fond a été engagée plus de 5 ans plus tard le 4 mars 2016, et le délai n'a pu être suspendu en application de l'article 2239 du même code à raison de l'instance en référé ayant ordonné une mesure d'instruction avant tout procès, initiée par acte du 2 janvier 2009 et qui a donné lieu au dépôt du rapport de l'expert [H] le 26 février 2015, puisque cette action en référé a été sollicitée, et obtenue, en vue de rechercher l'existence de vices rédhibitoires, comme l'établit la mission de l'expert judiciaire [H] rappelée en p. 4 et 5 de son rapport et notée dans les écritures de l'appelante. L'expert ne pouvait d'ailleurs pas s'écarter des termes de sa mission. Cette instance in futurum n'avait donc pas le même objet que celui de la présente instance au fond. Aucun effet suspensif, encore moins interruptif comme plaidé par Vandel, n'en résulte », cependant que conformément au critère d'« identité de but », la demande d'expertise in futurum, bien qu'elle ait eu pour objet de déterminer si les moteurs étaient atteints de vice rédhibitoire, permettait en toute hypothèse dans le cadre d'une action ultérieure au fond, fondée sur le défaut de délivrance conforme, d'établir si les moteurs étaient effectivement affectés d'une non-conformité, les constatations et conclusions matérielles de l'expert étant utiles pour déterminer le bien-fondé d'une action fondée sur un défaut de conformité, quel qu'ait été le fondement juridique envisagé au stade de la demande de mesure d'instruction avant tout procès, la cour d'appel a violé l'article 2239 du code civil. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

5. La société Cummins conteste la recevabilité du grief comme nouveau.

6. Cependant, il résulte des conclusions des parties devant la cour d'appel que la société Vandel, répliquant à la fin de non-recevoir soulevée par la société Cummins tirée de la prescription de l'action au fond, a invoqué en substance la suspension de la prescription quel que soit le fondement juridique de l'action en référé.

7. Le moyen est, dès lors, recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article 2239 du code civil :

8. Selon ce texte, la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès. Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée.

9. Si, en principe, la suspension comme l'interruption de la prescription ne peuvent s'étendre d'une action à une autre, il en est autrement lorsque les deux actions tendent à un même but, de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première.

10. Pour déclarer irrecevable comme prescrite l'action en inexécution de délivrance conforme, l'arrêt retient que l'instance en référé a été initiée par acte du 2 janvier 2009 et donné lieu au dépôt du rapport de l'expert le 26 février 2015 en vue de rechercher l'existence de vices rédhibitoires, que l'instance in futurum n'ayant pas le même objet que celui de la présente instance au fond en inexécution de délivrance conforme n'a pas d'effet suspensif sur cette dernière.

11. En statuant ainsi, alors que la demande d'expertise en référé tendant à identifier les causes des sinistres subis par les matériels livrés et à déterminer s'ils sont atteints d'un vice rédhibitoire tend au même but que l'action en inexécution de l'obligation de délivrance conforme, la cour d'appel, qui aurait dû constater que la mesure d'instruction ordonnée avait suspendu la prescription de l'action au fond, a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 29 avril 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon autrement composée ;

Condamne la société Cummins France aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Cummins France et la condamne à payer à la société Vandel la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé en l'audience publique du deux mars deux mille vingt-trois par Mme Martinel, conseiller doyen, et signé par elle, en remplacement du président empêché, conformément aux dispositions des articles 452 et 456 du code de procédure civile.

MOYEN ANNEXE au présent arrêt

Moyen produit par la SARL Ortscheidt, avocat aux Conseils, pour la société Vandel

La société Vandel fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'avoir jugé irrecevable comme prescrite l'action en délivrance qu'elle a engagée à l'encontre de la société Cummins ;

1°) ALORS QUE la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès ; que la mesure d'instruction ordonnée suspend le délai de prescription de l'action au fond lorsque la demande d'expertise tend au même but que la demande formulée devant la juridiction du fond, c'est-à-dire lorsqu'il apparaît que les résultats de l'expertise diligentée ou que les documents obtenus permettent à la juridiction saisie ultérieurement au fond de se prononcer, quel que soit le fondement sur la base duquel la mesure a pu être ordonnée ; qu'en déclarant irrecevable comme prescrite l'action en délivrance engagée par la société Vandel, motifs pris que « l'action au fond a été engagée plus de 5 ans plus tard le 4 mars 2016, et le délai n'a pu être suspendu en application de l'article 2239 du même code à raison de l'instance en référé ayant ordonné une mesure d'instruction avant tout procès, initiée par acte du 2 janvier 2009 et qui a donné lieu au dépôt du rapport de l'expert [H] le 26 février 2015, puisque cette action en référé a été sollicitée, et obtenue, en vue de rechercher l'existence de vices rédhibitoires, comme l'établit la mission de l'expert judiciaire [H] rappelée en p. 4 et 5 de son rapport et notée dans les écritures de l'appelante (p.7, p.30). L'expert ne pouvait d'ailleurs pas s'écarter des termes de sa mission. Cette instance in futurum n'avait donc pas le même objet que celui de la présente instance au fond. Aucun effet suspensif, encore moins interruptif comme plaidé par Vandel, n'en résulte » (arrêt attaqué, p. 6 § 7 à 9), cependant que conformément au critère d'« identité de but », la demande d'expertise in futurum, bien qu'elle ait eu pour objet de déterminer si les moteurs étaient atteints de vice rédhibitoire, permettait en toute hypothèse dans le cadre d'une action ultérieure au fond, fondée sur le défaut de délivrance conforme, d'établir si les moteurs étaient effectivement affectés d'une non-conformité, les constatations et conclusions matérielles de l'expert étant utiles pour déterminer le bien-fondé d'une action fondée sur un défaut de conformité, quel qu'ait été le fondement juridique envisagé au stade de la demande de mesure d'instruction avant tout procès, la cour d'appel a violé l'article 2239 du code civil ;

2°) ALORS, EN TOUT ETAT DE CAUSE, QUE le juge a l'obligation de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ; qu'en considérant, pour apprécier l'identité d'objet de la mesure d'expertise et de l'action engagée au fond, que « cette action en référé a été sollicitée, et obtenue, en vue de rechercher l'existence de vices rédhibitoires, comme l'établit la mission de l'expert judiciaire [H] rappelée en p. 4 et 5 de son rapport et notée dans les écritures de l'appelante (p.7, p.30). L'expert ne pouvait d'ailleurs pas s'écarter des termes de sa mission » (arrêt attaqué, p. 6 § 7et 8), cependant que l'expert n'avait pas pour mission exclusive de « dire si les moteurs sont atteints d'un vice rédhibitoire » énoncé au point 7.5 du chef de mission, mais aussi de « Déterminer les causes des dommages subis pour chacun des trois moteurs » (prod. 4, p. 24 §7.3), « Faire toutes observations utiles à la solution du litige » (prod. 4, p. 24 §7.6) et avait relevé que « les moteurs QSX15 ont une espérance de vie potentielle de 12.000 heures » (prod. 4, p. 24 et 25), de sorte qu'il avait été amené à se prononcer sur la délivrance conforme à ce qui avait été annoncé par le vendeur, la cour d'appel a dénaturé par omission les termes clairs et précis du rapport d'expertise, en violation de l'obligation faite au juge de ne pas dénaturé l'écrit qui lui est soumis ;

3°) ALORS, AU SURPLUS, QU'en statuant comme elle l'a fait, sans prendre en compte, comme il lui était demandé (p. 31 et 32 concl. de la société Vandel), pour apprécier l'identité d'objet de la mesure et de l'instance au fond, les réponses et constatations aux autres chefs de mission confiées à l'expert judiciaire, lesquelles révélaient des défaillances techniques susceptibles de justifier une action fondée sur une défaut de délivrance conforme, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2239 du code civil ;

4°) ALORS, EN TOUT ETAT DE CAUSE, QUE tout jugement doit être motivé et que le défaut de réponse aux conclusions constitue un défaut de motifs ; que dans ses dernières conclusions, déposées et signifiées le 26 juillet 2019 (p. 53), la société Vandel soutenait à titre subsidiaire que la société Cummins avait en toute hypothèse manqué à son devoir de conseil et sollicitait sa condamnation, à ce titre, à lui payer la somme de 70 055,35 euros HT en principal, avec intérêts ; qu'en statuant comme elle l'a fait, sans répondre à ce moyen qui impliquait de vérifier l'identité de buts de la mesure d'instruction in futurum, avec demande subsidiaire de la société Vandel, en réparation pour manquement de la société Cummins à son devoir de conseil et d'information, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile.

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