8 December 2022
Cour de cassation
Pourvoi n° 21-14.144

Deuxième chambre civile - Formation de section

ECLI:FR:CCASS:2022:C201147

Texte de la décision

CIV. 2

LM



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 8 décembre 2022




Annulation


M. PIREYRE, président



Arrêt n° 1147 FS-D

Pourvoi n° G 21-14.144




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 8 DÉCEMBRE 2022

La société Fujitsu Technology Solutions, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 5], a formé le pourvoi n° G 21-14.144 contre l'arrêt rendu le 17 décembre 2020 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 8), dans le litige l'opposant :

1°/ à la société Sarmate, société civile immobilière, dont le siège est [Adresse 3],

2°/ à la Société générale, société anonyme, dont le siège est [Adresse 2],

3°/ au syndicat des copropriétaires de l'immeuble [Adresse 4], représenté par son syndic en exercice, le Cabinet André Griffaton, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1],

défendeurs à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les trois moyens de cassation annexés au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Jollec, conseiller référendaire, les observations de la SCP Foussard et Froger, avocat de la société Fujitsu Technology Solutions, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la Société générale, de la SCP Duhamel-Rameix-Gury-Maitre, avocat de la société Sarmate, après débats en l'audience publique du 4 octobre 2022 où étaient présents M. Pireyre, président, Mme Jollec conseiller rapporteur, en présence de Mme Anton, auditrice au service de documentation, des études et du rapport, Mme Martinel, conseiller doyen, Mme Kermina, Mme Durin-Karsenty, M. Delbano, Mme Vendryes, conseillers, Mme Bohnert, M. Cardini, Mme Latreille, Mme Bonnet, conseillers référendaires, M. Aparisi, avocat général référendaire, et Mme Thomas, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 17 décembre 2020), le 20 janvier 2020, la société Fujitsu Technology solutions (la société Fujitsu) a relevé appel d'un jugement d'orientation du 24 octobre 2019 rendu par un juge de l'exécution.
2. Par ordonnance du 5 février 2020, le magistrat délégataire du premier président d'une cour d'appel a autorisé la société Fujitsu à assigner à jour fixe la société Sarmate, la Société générale et le syndicat des copropriétaires de l'immeuble situé [Adresse 4] pour l'audience du 27 mai 2020.

3. A cette audience, la société Sarmate a invoqué, à titre principal, l'irrecevabilité de l'appel.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

4. La société Fujitsu fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable l'appel formé contre le jugement du 24 octobre 2019, alors « que le droit d'accès au juge impose de garantir l'existence d'un droit de recours effectif soumis à des conditions claires et prévisibles ; que l'article 748-1 du code de procédure civile permet le recours à la communication électronique devant toutes les juridictions à la seule condition qu'un arrêté en fixe les modalités de nature à en garantir la fiabilité ; que l'arrêté du 30 mars 2011 fixant les modalités d'application de la communication électronique devant les cours d'appel n'exclut pas la juridiction du premier président ; qu'en retenant toutefois que la société ne pouvait régulièrement saisir le premier président, par voie électronique, d'une requête aux fins d'être autorisé à assigner à jour fixe, la cour d'appel a violé l'article 6,§1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.»

Réponse de la Cour

Vu les articles 748-1, 748-6, 917 du code de procédure civile et l'article 6,§1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

5. D'une part, selon la Cour européenne des droits de l'homme, le droit d'accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire ».Toutefois, le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle par nature une réglementation par l'État, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation. Cette réglementation par l'État peut varier dans le temps et dans l'espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l'article 6, § 1, de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac c/Croatie, requête n° 40160/12, 5 avril 2018).

6. La Cour européenne des droits de l'homme précise, dans cet arrêt, qu'elle a accordé à plusieurs reprises une importance particulière au point de savoir si les modalités d'exercice du recours pouvaient passer pour prévisibles aux yeux du justiciable. La Cour examine ce point pour établir si la sanction du non-respect de ces modalités a méconnu le principe de proportionnalité (Mohr c. Luxembourg, n° 29236/95, 20 avril 1999, Lanschützer GmbH c. Autriche, n° 17402/08, 18 mars 2014, Henrioud c. France, n° 21444/11, 5 novembre 2015). En principe, une pratique judiciaire constante au niveau national et l'application cohérente de celle-ci satisfont au critère de prévisibilité d'une restriction à l'accès à la juridiction supérieure (Levages Prestations service c. France, n° 21920/93, 23 octobre 1996, Brualla de la Torre C. Espagne, n° 155/1996/774/975, 10 décembre 1997).

7. D'autre part, il résulte des dispositions de l'article 930-1, alinéa 1er, du code de procédure civile, qu'en matière de procédure avec représentation obligatoire, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique.

8. Selon l'article 748-1 du code de procédure civile, figurant dans le titre vingt et unième du livre premier relatif aux dispositions communes à toutes les juridictions sur la communication par voie électronique, les envois, remises et notifications des actes de procédure, des pièces, avis, avertissements ou convocations, des rapports, des procès-verbaux ainsi que des copies et expéditions revêtues de la formule exécutoire des décisions juridictionnelles peuvent être effectuées par voie électronique dans les conditions et modalités fixées par ce titre du code de procédure civile. Cette faculté d'effectuer ces actes par voie électronique est notamment subordonnée, en application de l'article 748-6 du même code, à l'emploi de procédés techniques garantissant, dans des conditions fixées par arrêté du garde des Sceaux, la fiabilité de l'identification des parties, l'intégrité des documents, ainsi que la confidentialité et la conservation des échanges et la date certaine des transmissions.

9. L'arrêté du 30 mars 2011 relatif à la communication par voie électronique dans les procédures avec représentation obligatoire devant les cours d'appel prévoit, à l'article 2, que peuvent être effectués entre auxiliaires de justice et la juridiction, les envois et remises des déclarations d'appel et des actes de constitution faits en application des articles 901 et 903 du code de procédure civile ainsi que des pièces qui leur sont associées. Sans les exclure expressément, cet arrêté ne visait pas les actes devant être remis au premier président d'une cour d'appel et c'est l'arrêté du 20 mai 2020 relatif à la communication par voie électronique en matière civile devant les cours d'appel qui prévoit désormais la transmission des actes de procédure au premier président de la cour d'appel par la voie électronique.

10. Saisie de la question de savoir si une partie appelante pouvait ou non valablement saisir un premier président par remise d'une requête établie sur support papier en vue de la fixation de l'affaire par priorité, la Cour de cassation a jugé que c'est à bon droit que la cour d'appel a retenu la validité d'une telle remise et dit l'appel recevable (2e Civ., 7 décembre 2017, pourvoi n° 16-19.336, publié). Par cet arrêt, elle n'a pas été appelée à trancher le point de savoir s'il était possible de saisir le premier président d'une requête par voie électronique et quelle serait la sanction éventuelle dans cette procédure avec représentation obligatoire où la déclaration d'appel, devait, quant à elle, être nécessairement transmise par voie électronique.

11. Ce n'est que par un arrêt du 14 avril 2022 que la Cour de cassation a jugé que ce mode de saisine du premier président par une requête à jour fixe présentée avant le 1er septembre 2020, date de l'entrée en vigueur de l'arrêté du 20 mai 2020, était prohibé (2e Civ., 14 avril 2022, pourvoi n° 19-19.059).

12. Il en résulte qu'à défaut d'une règle dépourvue d'ambiguïté et d'une jurisprudence précise se prononçant sur la possibilité du recours au mode électronique pour la remise d'une requête à jour fixe au premier président d'une cour d'appel avant le 1er septembre 2020, la sanction de l'irrecevabilité de l'appel, au motif que la requête tendant à voir fixer une date d'audience par le premier président a été remise par voie électronique et non sur support papier, constitue une atteinte disproportionnée au droit d'accès au juge.

13. Dès lors, l'appelant, qui a formé appel contre un jugement d'orientation avant le 1er septembre 2020 et sollicité l'autorisation du premier président d'assigner à jour fixe en lui remettant sa requête par voie électronique, n'encourt pas pour ce motif l'irrecevabilité de son appel.

14. Pour déclarer l'appel irrecevable, l'arrêt retient qu'à la date du litige, les modalités techniques permettant le recours à la transmission électronique de la requête à fin d'être autorisé à assigner à jour fixe, adressée au premier président d'une cour d'appel, n'ont pas été définies par un arrêté du garde des Sceaux et en déduit que la requête prévue à l'article 917 du code de procédure civile devait être présentée au premier président ou à son délégataire sur support papier.

15. Le prononcé d'une telle sanction résultant de l'interprétation de la réglementation alors applicable mais insuffisamment prévisible, aboutit à priver la société Fujitsu d'un procès équitable au sens de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

16. L'arrêt doit, dès lors, être annulé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :

ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 17 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;

Condamne la société Sarmate, la Société générale et le syndicat des copropriétaires de l'immeuble situé [Adresse 4] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du huit décembre deux mille vingt-deux.

MOYENS ANNEXES au présent arrêt

Moyens produits par la SCP Foussard et Froger, avocat aux Conseils, pour la société Fujitsu Technology Solutions

PREMIER MOYEN DE CASSATION

L'arrêt attaqué, critiqué par la société FUJITSU TECHNOLOGY SOLUTIONS, encourt la censure ;

EN CE QU'il a déclaré irrecevable l'appel formé contre le jugement du 24 octobre 2019 ;

ALORS QUE, premièrement, tous les actes de procédures peuvent être effectués par voie électronique dès lors que les procédés techniques utilisés garantissent, dans des conditions fixées par arrêté du garde des sceaux, la fiabilité de l'identification des parties, l'intégrité des documents adressés et la sécurité et la confidentialité des échanges ; qu'un arrêté technique du 30 mars 2011 fixe les conditions du recours à la communication électronique dans le cadre des procédures d'appel avec représentation obligatoire ; que cet arrêté n'exclut pas de son champ les actes destinés au premier président de la cour d'appel ; qu'en décidant le contraire pour considérer que la requête aux fins d'être autorisé à assigner jour fixe devait être présentée sur support papier, la cour d'appel a violé les article 748-1 et 917 du code de procédure civile, l'article 1er de l'arrêté du 30 mars 2011, 2010, ensemble l'article R. 322-19 du code des procédures civiles d'exécution ;

ALORS QUE, deuxièmement, le droit d'accès au juge impose de garantir l'existence d'un droit de recours effectif soumis à des conditions claires et prévisibles ; que l'article 748-1 du code de procédure civile permet le recours à la communication électronique devant toutes les juridictions à la seule condition qu'un arrêté en fixe les modalités de nature à en garantir la fiabilité ; que l'arrêté du 30 mars 2011 fixant les modalités d'application de la communication électronique devant les cours d'appel n'exclut pas la juridiction du premier président ; qu'en retenant toutefois que l'exposante ne pouvait régulièrement saisir le premier président, par voie électronique, d'une requête aux fins d'être autorisé à assigner à jour fixe, la cour d'appel a violé l'article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

DEUXIEME MOYEN DE CASSATION

L'arrêt attaqué, critiqué par la société FUJITSU TECHNOLOGY SOLUTIONS, encourt la censure ;

EN CE QU'il a déclaré irrecevable l'appel formé contre le jugement du 24 octobre 2019 ;

ALORS QUE, si le premier président autorise l'assignation à jour fixe, c'est qu'il a nécessairement vérifié, ou à tout le moins qu'il doit être regardé comme ayant nécessairement vérifié, les conditions de sa saisine ; que sa décision, qui dispose de l'autorité de la chose décidée et qui est insusceptible de recours, ne saurait être remise en cause ultérieurement ; que si le pouvoir réglementaire a décidé que la décision du premier président était sans recours, c'est qu'il a estimé que l'intervention du premier président, à raison des obligations que lui impose son office, garantissait suffisamment les droits des parties ; qu'en s'arrogeant le droit de vérifier la saisine du premier président, la cour d'appel a violé les articles 917 et 537 du code de procédure civile.

TROISIEME MOYEN DE CASSATION

L'arrêt attaqué, critiqué par la société FUJITSU TECHNOLOGY SOLUTIONS, encourt la censure ;

EN CE QU'il a déclaré irrecevable l'appel formé contre le jugement du 24 octobre 2019 ;

ALORS QUE, eu égard à l'autorité qui s'attache à l'intervention du premier président quelles que soient les conditions de sa saisine, à l'objet du contrôle qu'il exerce pour délivrer ou refuser de délivrer l'autorisation d'assigner à jour fixe et à la croyance légitime que peut avoir l'auteur de l'appel, en la régularité de la procédure dès lors qu'il détient une autorisation de la part du premier président, le principe de proportionnalité s'oppose à ce que l'appel soit déclaré irrecevable, au prétexte que le premier président a été saisi par voie électronique et non au moyen d'un écrit ; qu'en décidant le contraire, les juges du fond ont violé les articles 917 et 537 du code de procédure civile, tels qu'ils doivent être mis en oeuvre en application du principe de proportionnalité.

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