18 May 2022
Cour de cassation
Pourvoi n° 21-86.685

Chambre criminelle - Formation de section

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2022:CR00358

Titres et sommaires

CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES - Article 10 - Liberté d'expression - Contrôle de proportionnalité - Contrôle des juridictions du fond - Appréciation in concreto - Méthode - Cas - Vol du portrait du président de la République

L'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression. Il appartient au juge, lorsqu'est invoquée une telle atteinte, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation, au terme d'un examen d'ensemble qui doit prendre en compte notamment les circonstances de fait et la gravité du dommage et du trouble éventuellement causé. Au cas de poursuites pour vol, la valeur matérielle et symbolique du bien, le caractère réversible ou irréversible du dommage, doivent être pris en compte. La cour d'appel a justifié sa décision en mettant la Cour de cassation en mesure de s'assurer qu'au cas d'espèce, s'agissant de faits relevant de la liberté d'expression au sens de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, la condamnation prononcée n'est pas disproportionnée

Texte de la décision

N° H 21-86.685 FS-B

N° 00358


GM
18 MAI 2022


REJET


M. SOULARD président,








R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________


AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 18 MAI 2022



Mme [X] [K] et M. [D] [B] ont formé des pourvois contre l'arrêt de la cour d'appel de Colmar, chambre correctionnelle, en date du 30 juin 2021, qui, pour vol aggravé, les a condamnés, chacun, à une amende de 400 euros avec sursis.

Les pourvois sont joints en raison de la connexité.

Un mémoire, commun aux demandeurs, et des observations complémentaires ont été produits.

Sur le rapport de M. Turbeaux, conseiller, les observations de la SCP Sevaux et Mathonnet, avocat des demandeurs, et les conclusions de M. Bougy, avocat général, l'avocat des demandeurs ayant eu la parole en dernier, après débats en l'audience publique du 16 février 2022 où étaient présents M. Soulard, président, M. Turbeaux, conseiller rapporteur, M. de Larosière de Champfeu, Mme Slove, Mme Leprieur, Mme Sudre, Mme Issenjou, M. Laurent, conseillers de la chambre, Mme Barbé, M. Mallard, conseillers référendaires, M. Bougy, avocat général, et M. Maréville, greffier de chambre,




la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le 29 juillet 2019, une dizaine de personnes se sont rendues à la mairie de [Localité 1] (Bas-Rhin) où elles se sont emparé du portrait du Président de la République pour afficher à sa place un tract.

3. Ces personnes se sont ensuite regroupées devant la mairie, le temps de poser pour une photographie, avant de repartir en emportant le portrait.

4. Le tract était rédigé au nom de l'organisation Action non-violente COP21 et expliquait que l'acte consistait à « réquisitionner temporairement » le portrait de M. [P] [U], Président de la République, jusqu'à ce que soit amorcée par le Gouvernement une politique en accord avec les engagements pris lors de la vingt-et-unième conférence des parties à la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques (COP21).

5. M. [D] [B] et Mme [X] [K] ont été identifiés comme ayant pris part aux faits ; cette dernière a reconnu qu'elle avait bien le portrait en sa possession, qui n'a pas été retrouvé à son domicile lors d'une perquisition.

6. Mme [K] et M. [B] ont été condamnés, l'un et l'autre, par ordonnances pénales, pour vol en réunion, à 300 euros d'amende.

7. Sur leur opposition, le tribunal correctionnel de Strasbourg les a relaxés.

8. Le ministère public a relevé appel de cette décision.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

9. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné les prévenus pour vol à une peine d'amende de 400 euros avec sursis, alors :

« 1°/ que l'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause ; que l'appréciation du caractère proportionné de l'incrimination doit reposer sur des critères pertinents tels que le lien entre le comportement constitutif de l'infraction et le message qu'il vise à exprimer relativement à une question d'intérêt général, la manière dont cette infraction a été commise, la gravité de ses conséquences et la gravité des conséquences de l'incrimination sur l'exercice de la liberté d'expression ; que la Cour de cassation est en mesure de constater, au regard des motifs de l'arrêt et des éléments du dossier, d'une part, qu'il existait un lien étroit et pertinent entre d'un côté l'action de s'emparer d'un portrait du Président de la République dans les locaux d'une mairie pour y laisser à la place un vide destiné à symboliser l'absence politique efficience pour lutter contre le réchauffement climatique ou une pancarte reprenant ce message et pour utiliser ensuite ce portrait au cours de manifestations ou pour des actions médiatiques, et de l'autre le contenu du message visant à dénoncer l'insuffisance des mesures prises par l'Etat pour respecter les engagements pris par la France en termes de lutte contre le réchauffement climatique, lequel s'inscrit dans un débat relatif à une question d'intérêt général, d'autre part, que les prévenus ont agi à visage découvert, de manière non violente et organisée à cette fin, sans commettre de dégradation et en ayant recours à un certaine dose d'humour et de dérision, ensuite, que les conséquences de l'infraction sont limitées, la victime, collectivité territoriale, ne subissant qu'un préjudice négligeable s'agissant du vol d'un bien d'une valeur modique et aisément remplaçable, l'ordre public n'étant troublé que ponctuellement et l'action n'ayant ni pour objet ni pour effet de remettre en cause en son principe l'obligation faite pour toute personne de respecter la loi et les droits d'autrui et, enfin, que les conséquences de l'incrimination de vol qui ne se limitent pas au risque d'une condamnation mais s'étendent à celui, avéré, de faire l'objet d'une mesure d'enquête coercitive ou intrusive, sont de nature à dissuader tous ceux qui souhaitent participer à des performances à caractère politique et non-violentes comme celles consistant, en utilisant une dose d'humour, de dérision ou de satire et sans commettre de dégradation, à s'emparer de biens de faible valeur appartenant à des personnes publiques ou à des personnes morales titulaires d'un pouvoir politique ou économique pour s'en prendre symboliquement à ces dernières afin de dénoncer, avec une base factuelle suffisante, une carence de leur part dans la lutte contre le réchauffement climatique ; qu'au regard de ces éléments, l'ingérence résultant de l'incrimination de vol ne répond pas à l'exigence de proportionnalité et en retenant le contraire la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

2°/ qu'en appréciant la proportionnalité des seules poursuites et en se fondant uniquement sur la considération que les prévenus disposaient de moyens légaux pour s'exprimer, que le vol du portrait du Président de la République pour un motif politique était porteur de dérives et que ledit portrait n'avait pas été restitué, sans mettre en oeuvre, en tout ou partie, les critères précités, la cour d'appel, qui n'a pas apprécié la proportionnalité de l'incrimination et n'a pas fait état de motifs pertinents et suffisants, a violé, à double titre, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

3°/ qu'eu égard de la place qu'occupe, dans une société démocratique, le moyen de participer à un débat sur une question d'intérêt général que constituent les actions non-violentes utilisant une dose d'humour, de dérision ou de satire et consistant à s'emparer, sans dégradation, de biens de faible valeur appartenant à des personnes publiques ou des personnes morales titulaires d'un pouvoir politique ou économique pour s'en prendre symboliquement à ces dernières lorsqu'il s'agit de dénoncer, avec une base factuelle suffisante, une carence dans leurs actions telle que celle, désormais constatée en justice, qui entachait l'action du Gouvernement en termes de lutte contre le réchauffement climatique à la date des faits reprochés aux prévenus, la seule circonstance que cette dénonciation aurait pu emprunter d'autres formes ne peut justifier qu'elle soit incriminée pénalement en ce qu'elle a donné lieu à la commission d'une infraction pénale lorsque cette incrimination constitue, par ailleurs, une restriction disproportionnée dans la liberté d'expression au regard des critères tirés notamment du lien entre le comportement constitutif de l'infraction et le message qu'il vise à exprimer, de la manière dont cette infraction a été commise, de la gravité de ses conséquences et de celle des conséquences de l'incrimination sur l'exercice de la liberté d'expression ; que, dès lors, en se prononçant au regard du motif inopérant tiré de ce qu'il existait à la disposition des prévenus et des membres de leur organisation toutes sortes de moyens légaux pour exprimer leurs inquiétudes sur le réchauffement climatique et l'inaction du Gouvernement en ce domaine, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

4°/ que le risque qu'en cas de résultat décevant de la dénonciation réalisée au moyen du comportement incriminé, d'autres actions pourraient s'en prendre à des biens publics ou communaux d'une autre nature ou de plus grande valeur que le portrait du Président de la République constitue un motif hypothétique et, en toute hypothèse, ne peut suffire, à lui seul ou associé au motif tiré de ce que les prévenus ont refusé de restituer le portrait, à justifier le caractère proportionné de l'incrimination de vol, de sorte que la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

5°/ que le vol du portrait du Président de la République ayant été réalisé avec l'indication qu'il s'agissait d'une réquisition temporaire et que ce portrait ne serait pas restitué tant que les engagements pris par la France dans le cadre de la COP21 ne seraient pas tenus, l'absence de restitution participait de l'opinion politique émise par les prévenus là où, du fait de la valeur modique du bien et de son caractère aisément remplaçable, cette absence de restitution n'a pu produire qu'une atteinte négligeable aux intérêts de collectivité territoriale concernée ; que, dès lors, en se fondant sur la considération que les prévenus avaient refusé de restituer le portrait, la cour d'appel s'est prononcée au regard d'un motif inopérant et a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

6°/ qu'en reprochant aux prévenus de ne pas avoir restitué le portrait tandis qu'elle constatait que ce portrait avait été dérobé pour le conserver tant que des mesures à mêmes d'assurer le respect des engagements pris par la France dans le cadre de la COP21 ne seraient pas mises en oeuvre, la cour d'appel a pénalisé le refus des prévenus de renoncer à leur opinion politique et au message qu'ils diffusaient et a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

7°/ que les conséquences de l'incrimination au regard desquelles doit être examinée la proportionnalité de l'ingérence doivent être appréciées au regard de l'effet dissuasif qu'elles produisent sur l'exercice de la liberté d'expression et ne se limitent pas à la sanction prononcée ou à l'exercice de poursuites et comprennent notamment les mesures d'enquête qui ont pu être imposées aux prévenus ; qu'en appréciant la proportionnalité de l'ingérence au regard uniquement des poursuites exercées sans apprécier leur effet dissuasif et sans tenir compte des mesures d'enquête subies par les prévenus, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

8°/ qu'en omettant de se prononcer sur le moyen pris de ce qu'il convenait de tenir compte, dans l'appréciation de la proportionnalité de l'ingérence, de l'ampleur des moyens déployés par l'Etat en réponse aux différentes opérations de « décrochage » réalisées depuis le 21 février 2019 sur le territoire national, qui étaient au nombre de cent cinquante environ, et de rechercher si cette ampleur, qui se caractérisait par le suivi des affaires par le bureau de lutte anti-terroriste, l'incitation à ce que les maires déposent systématiquement plainte ou la substitution du préfet à ces derniers, le placement en garde à vue de cent vingt-sept personnes, la réalisation de quatre vingt-six perquisitions et des poursuites engagées devant un tribunal correctionnel à l'encontre de quatre vingt personnes au total, ne manifestait pas la volonté des pouvoirs publics de réprimer ou à tout le moins de dissuader l'expression d'une opinion critique à l'égard du Gouvernement, et non pas seulement d'assurer la répression des infractions pénales et de prévenir ou de mettre fin à un trouble à l'ordre public, la cour d'appel n'a pas légalement motivé sa décision et a violé l'article 593 du code de procédure pénale. »





Réponse de la Cour

10. Selon l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, toute personne a droit à la liberté d'expression, et l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui.

11. Ainsi que le juge la Cour de cassation, l'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause (Crim., 26 octobre 2016, pourvoi n° 15-83.774, Bull. Crim. 2016, n° 278 ; Crim., 26 février 2020, pourvoi n° 19-81.827, publié au Bulletin ; Crim., 22 septembre 2021, pourvoi n° 20-85.434, publié au Bulletin).

12. Lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression, il appartient au juge, après s'être assuré, dans l'affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation. Ce contrôle de proportionnalité requiert un examen d'ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé.

13. Dans le cas particulier d'une poursuite du chef de vol, doivent être notamment prises en compte la valeur matérielle du bien, mais également, le cas échéant, sa valeur symbolique, ainsi que la réversibilité ou l'irréversibilité du dommage causé à la victime.

14. Pour écarter l'argumentation des prévenus, qui faisaient valoir que l'incrimination de vol en réunion constituait en l'espèce une ingérence disproportionnée dans l'exercice de leur liberté d'expression, la cour d'appel retient qu'ils ont voulu, avec d'autres, dans un dessein politique, appeler l'attention des pouvoirs publics sur la méconnaissance, par la France, des engagements qu'elle a souscrits dans le cadre de la COP21.

15. Les juges énoncent que l'objet du vol est le portrait du Président de la République, exposé dans les locaux d'une mairie, peu important sa valeur marchande.

16. Ils relèvent que les prévenus ont refusé de restituer le portrait volé tant que la politique du gouvernement n'aurait pas changé, alors même que le maire de la commune avait fait en ce sens une démarche amiable. Ils remarquent que la restitution du portrait aurait évité, si ce n'est les poursuites, du moins une perquisition du domicile de la prévenue.

17. Ils en déduisent que les poursuites engagées contre les prévenus ne constituent pas une ingérence disproportionnée dans l'exercice de leur liberté d'expression.

18. Ils soulignent, pour motiver la peine prononcée, que les prévenus n'ont pas des profils de délinquants et que le vol qu'ils ont commis, d'un bien d'une valeur d'environ 35 euros, s'explique seulement par leur engagement sincère en faveur de la protection de la planète et de la lutte contre le réchauffement climatique, ce dont il résulte qu'une amende de 400 euros avec sursis constitue une sanction adaptée et proportionnée.

19. En l'état de ces motifs, la cour d'appel a justifié sa décision, sans encourir les griefs du moyen.

20. En effet, la Cour de cassation est en mesure de s'assurer que, bien que l'action menée par les prévenus se soit inscrite dans le cadre d'une démarche militante et puisse être considérée comme une expression au sens de l'article 10 précité, la condamnation prononcée n'est pas disproportionnée au regard de la valeur symbolique du portrait du Président de la République et du refus de le restituer tant que leurs revendications ne seraient pas satisfaites, ainsi que de la circonstance que le vol a été commis en réunion.

21. Dès lors, le moyen doit être écarté.

22. Par ailleurs l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le dix-huit mai deux mille vingt-deux.

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