22 September 2021
Cour de cassation
Pourvoi n° 20-85.434

Chambre criminelle - Formation de section

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2021:CR00958

Titres et sommaires

RESPONSABILITE PENALE - Causes d'irresponsabilité ou d'atténuation - Exercice de la liberté d'expression - Conditions - Proportionnalité - Recherche nécessaire

Dès lors qu'un moyen tiré de la liberté d'expression est invoqué devant les juges du fond, il appartient à ces derniers de rechercher si l'incrimination pénale des comportements poursuivis ne constitue pas, au cas particulier qui leur est soumis, une atteinte disproportionnée à cette liberté. Encourt ainsi la cassation l'arrêt qui, sans procéder à cette recherche, énonce que la liberté d'expression ne peut être invoquée en l'espèce, car elle ne peut jamais justifier la commission d'un délit pénal

Texte de la décision

N° B 20-85.434 FS- B

N° 00958


GM
22 SEPTEMBRE 2021


CASSATION



M. SOULARD président,









R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________


AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 22 SEPTEMBRE 2021



M. [J] [O], Mme [S] [T], Mme [Z] [N], M. [A] [H], Mme [F] [I], M. [U] [B], M. [X] [M] et Mme [Y] [G] ont formé des pourvois contre l'arrêt de la cour d'appel de Bordeaux, chambre correctionnelle, en date du 16 septembre 2020, qui, pour vols aggravés s'agissant des six premiers, complicité de ces vols s'agissant des deux derniers, refus de se soumettre à un prélèvement biologique s'agissant de MM. [O], [H], [B] et Mme [N], et refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques s'agissant de M. [O], a condamné Mme [N] et M. [B] à 600 euros d'amende, MM. [O] et [M] à 500 euros d'amende, Mmes [T], [I] et [G] à 300 euros d'amende avec sursis, et M. [H] à 250 euros d'amende.

Les pourvois sont joints en raison de la connexité.

Un mémoire, commun aux demandeurs, et des observations complémentaires ont été produits.

Sur le rapport de M. Mallard, conseiller référendaire, les observations de la SCP Sevaux et Mathonnet, avocat des demandeurs, et les conclusions de Mme Philippe, avocat général référendaire, l'avocat des demandeurs ayant eu la parole en dernier, après débats en l'audience publique du 23 juin 2021 où étaient présents M. Soulard, président, M. Mallard, conseiller rapporteur, M. de Larosière de Champfeu, Mme Slove, M. Guéry, Mme Sudre, Mme Issenjou, M. Turbeaux, conseillers de la chambre, Mme Carbonaro, Mme Barbé, conseillers référendaires, Mme Philippe, avocat général référendaire, et M. Maréville, greffier de chambre,

la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le 28 mai 2019, les portraits officiels du président de la République accrochés dans les mairies de [Localité 2], [Localité 1], [Localité 4] et [Localité 3] (Gironde) ont été dérobés par plusieurs individus agissant en réunion, à visage découvert, qui ont ensuite accroché, à la place du cadre, une affiche figurant la silhouette du chef de l'Etat avec la formule « Urgence sociale et climatique – où est [K] ? ».

3. L'enquête a permis d'identifier M. [J] [O], Mmes [S] [T], [Z] [N], M. [A] [H], Mme [F] [I], MM. [U] [B], [X] [M], et Mme [Y] [G] comme ayant pris part à ces faits.

4. Au cours de leur garde à vue, MM. [O], [H], [B] et Mme [N] ont refusé de se soumettre à un prélèvement biologique, et M. [O] de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques.

5. Par jugement du 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Bordeaux a notamment déclaré les huit prévenus coupables de vol en réunion, a déclaré MM. [O], [H], [B] et Mme [N] coupables de refus de se soumettre à un prélèvement biologique, a déclaré M. [O] coupable de refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques, a ajourné le prononcé des peines, et a prononcé une mesure de confiscation.

6. Les prévenus et le ministère public ont relevé appel de cette décision.




Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

7. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré les prévenus coupables du chef de vol aggravé ou de complicité de vol aggravé, alors :

« 1°/ que l'état de nécessité suppose que l'acte accompli face au danger soit être nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien ; qu'en retenant que l'état de nécessité ne pouvait être invoqué « car, à supposer qu'il existe un «danger actuel ou imminent» menaçant les prévenus, résultant de «l'urgence climatique», dont il n'appartient pas toutefois à la justice de dire s'il est réel ou supposé, comme s'est aventuré à le dire le tribunal correctionnel, il n'existe aucun élément qui permette de considérer que le vol des portraits du président de la République dans des mairies permette de sauvegarder les prévenus du danger qu'ils dénoncent » cependant qu'elle ne pouvait statuer sur le caractère nécessaire de l'acte accompli face au danger sans se prononcer sur l'existence et les caractéristiques de ce dernier, la cour d'appel a violé l'article 122-7 du code pénal ;

2°/ que le caractère nécessaire, pour la sauvegarde des personnes et des biens, d'un acte consistant à soustraire publiquement un portrait du président de la République accroché dans la salle des mariages d'une mairie afin d'interpeller les pouvoirs publics et l'opinion sur la nécessité, avérée au regard notamment des rapports du Haut conseil sur le climat, de rattraper le retard pris dans la mise en oeuvres des mesures permettant d'atteindre les objectifs fixés par les engagements internationaux de la France en matière de lutte contre le dérèglement climatique, ne peut s'apprécier sans tenir compte du caractère strictement proportionné des moyens mis en oeuvre et de leurs effets ; qu'en se bornant à constater qu'il n'existe aucun élément qui permette de considérer que le vol des portraits du président de la République dans des mairies permette de sauvegarder les prévenus du danger qu'ils dénoncent et en refusant ainsi de tenir compte de ce que les moyens employés, exempts de toute violence, ainsi que leurs effets, demeuraient proportionnés et adaptés au regard de la nécessité précitée, la cour d'appel a violé l'article 122-7 du code pénal. »

Réponse de la Cour

8. Pour rejeter le fait justificatif tiré de l'état de nécessité invoqué par les prévenus, l'arrêt attaqué énonce qu'il n'existe aucun élément qui permette de considérer que le vol des portraits du président de la République dans des mairies soit de nature à prévenir, au sens de l'article 122-7 du code pénal, le danger climatique qu'ils dénoncent.

9. En l'état de ces énonciations, la cour d'appel, qui a souverainement estimé, par des motifs exempts de contradiction et d'insuffisance, répondant à l'ensemble des chefs péremptoires des conclusions des prévenus, qu'il n'était pas démontré que la commission d'une infraction était le seul moyen d'éviter un péril actuel ou imminent, a justifié sa décision.

10. Ainsi, le moyen doit être écarté.

Mais sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

11. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré les prévenus coupables du chef de vol aggravé ou de complicité de vol aggravé, alors « que nul ne peut être condamné pénalement pour un comportement qui s'inscrit dans l'exercice de la liberté d'expression à l'égard d'un sujet d'intérêt général et pour l'expression d'un propos qui n'est pas dépourvu d'une base factuelle suffisante, dès lors que, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause et du caractère limité de ses incidences sur l'intérêt protégé au titre de l'infraction poursuivie, que cette dernière relève ou non de la législation propre à l'exercice de la liberté de la presse, l'incrimination de l'agissement en cause constituerait une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression ; qu'en retenant que la liberté de la presse ne peut jamais justifier la commission d'un délit pénal, et en refusant ainsi de rechercher, comme elle y était invitée, si l'action ayant consisté à soustraire publiquement des portraits du président de la République accrochés dans les salles de mariages de différentes mairies et à les remplacer par des affiches sur lesquelles figuraient l'ombre du président de la République et l'inscription «Urgence sociale et climatique : - où est [K] ?», dans une démarche de protestation politique ayant pour objet de contester la politique du chef de l'État, d'informer et de sensibiliser le public et le gouvernement sur l'urgence à agir en matière de changement climatique et de dénoncer l'inaction des pouvoirs publics, ceci dans des conditions ayant eu pour objet et pour effet de ne causer aucune atteinte aux personnes et de n'entraîner au droit de propriété des collectivités publiques concernées qu'une atteinte négligeable, ne s'inscrivait pas dans l'exercice de la liberté d'expression à l'égard d'un sujet d'intérêt général et pour l'expression d'un propos qui n'était pas dépourvu d'une base factuelle suffisante et si son incrimination n'entraînait pas, compte tenu de la nature et du contexte des comportements en cause et du caractère limité de ses incidences sur l'intérêt protégé au titre de l'infraction de vol poursuivie, une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. »




Réponse de la Cour

Vu les articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et 593 du code de procédure pénale :

12. Il résulte du premier de ces textes que toute personne a droit à la liberté d'expression, et que l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale.

13. Selon le second, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.

14. Ainsi que l'a déjà jugé la Cour de cassation, l'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause (Crim., 26 octobre 2016, pourvoi n°15-83.774, Bull. n°278 ; Crim., 26 février 2020, pourvoi n°19-81.827).

15. Pour déclarer les prévenus coupables de vols aggravés ou complicité de ces vols, l'arrêt attaqué énonce que tous les prévenus ont eu l'intention d'appréhender ou d'aider à appréhender les portraits du président de la République, se comportant à leur égard, durant le temps de cette appropriation, comme leur véritable propriétaire.

16. Les juges ajoutent que la liberté d'expression, garantie par notre droit positif, ne peut être invoquée en l'espèce, car elle ne peut jamais justifier la commission d'un délit pénal. Ils précisent que si la notion juridique de lanceur d'alerte existe effectivement, elle ne peut trouver ici aucune application.

17. En se déterminant ainsi, sans rechercher, ainsi qu'il le lui était demandé, si l'incrimination pénale des comportements poursuivis ne constituait pas, en l'espèce, une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression des prévenus, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.

18. La cassation est donc encourue de ce chef.





Et sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

19. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré MM. [O], [H], [B] et Mme [N] coupables du chef de refus de se soumettre à un prélèvement biologique et M. [O] du chef de refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques, alors « que nul ne peut être condamné pénalement pour avoir refusé de se soumettre à un prélèvement d'empreinte génétique ou à des opérations de relevé signalétique dès lors que ces mesures constituaient, compte tenu du contexte, de la nature des faits reprochés et de la personnalité de la personne concernée, des mesures qui n'étaient pas nécessaires et proportionnées au regard de la finalité assignée aux fichiers de police concernés ; qu'en retenant, par des motifs adoptés, que le contrôle de proportionnalité qu'elle devait effectuer entre l'atteinte au droit au respect de la vie privée des prévenus et les éléments concrets de l'espèce n'aurait lieu qu'au stade du prononcé de la sanction pénale, et en refusant ainsi de rechercher, comme elle y était invitée, si l'incrimination en elle-même du refus de se soumettre au prélèvement d'empreinte génétique ou aux opérations de relevé signalétique n'entraînait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de chacun des prévenus compte tenu de ce que les faits de vol qui leur étaient alors reprochés s'inscrivaient dans l'exercice de la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général et pour émettre une dénonciation non dépourvue d'une base factuelle suffisante, en l'occurrence l'inaction des pouvoirs publics en matière de lutte contre le dérèglement climatique, et avaient été réalisés dans des conditions ayant pour objet et pour effet d'éviter toute atteinte aux personnes, par des personnes agissant publiquement de manière désintéressée et à visage découvert, la cour d'appel a méconnu les articles 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, 55-1, 706-54, 706-55, 706-56 et 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 593 du code de procédure pénale :

20. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.

21. Pour déclarer les prévenus coupables de refus de se soumettre à un prélèvement biologique, et refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques, l'arrêt attaqué énonce que le jugement déféré sera confirmé sur la culpabilité des prévenus.

22. En se déterminant ainsi, sans caractériser aucun des éléments constitutifs de ces infractions, et alors que le jugement de première instance ne contenait aucun motif sur cette condamnation, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.

23. La cassation est par conséquent également encourue de ce chef.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu d'examiner le quatrième moyen proposé, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Bordeaux, en date du 16 septembre 2020, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Toulouse, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Bordeaux, et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le vingt-deux septembre deux mille vingt et un.

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