17 June 2020
Cour d'appel de Paris
RG n° 18/10331

Pôle 5 - Chambre 4

Texte de la décision

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 5 - Chambre 4



ARRÊT DU 17 JUIN 2020



(n° , 7 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : 18/10331 - N° Portalis 35L7-V-B7C-B5YAE



Décision déférée à la Cour : Jugement du 20 Mars 2018 -Tribunal de Commerce de LILLE METROPOLE - RG n° 2016012760





APPELANT



Monsieur [D] [S]

né le [Date naissance 1] 1971 à [Localité 6]

Demeurant : [Adresse 5]

[Localité 4]



Représenté par Me François DUPUY de la SCP HADENGUE et Associés, avocat au barreau de PARIS, toque : B0873

Ayant pour avocat plaidant : Me Fabrice DANDOY, avocat au barreau de LILLE, toque : 73





INTIMÉE



SAS LA REDOUTE

Ayant son siège social : [Adresse 2]

[Localité 3]

N° SIRET : 477 18 0 186 (LILLE METROPOLE)

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège



Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

Ayant pour avocat plaidant : Me Dimitri DELESALLE de L'AARPI DDCT, avocat au barreau de PARIS, toque : L150





COMPOSITION DE LA COUR :



L'affaire a été débattue le 05 Février 2020, en audience publique, devant la Cour composée de :



Madame Marie-Laure DALLERY, Présidente de chambre

Madame Agnès BODARD-HERMANT, Conseillère

Monsieur Dominique GILLES, Conseiller



qui en ont délibéré.



Un rapport a été présenté à l'audience par Monsieur [U] [W] dans les conditions prévues par l'article 804 du Code de Procédure Civile.





Greffier, lors des débats : Madame Cécile PENG





ARRÊT :



- contradictoire



- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.



- signé par Madame Marie-Laure DALLERY, Présidente de chambre, et par Madame Cécile PENG, greffier auquel la minute de la présente décision a été remise par le magistrat signataire.






FAITS ET PROCÉDURE



M. [S], photographe qui travaillait depuis plusieurs années, sans qu'un contrat écrit n'ait été établi, pour la société de vente par correspondance La Redoute (La Redoute), a été sélectionné aux termes d'un accord de partenariat écrit signé en date du 19 avril 2010, pour la période du 1er avril 2010 au 31 décembre 2010, stipulé renouvelable automatiquement par périodes successives de 12 mois sauf dénonciation par l'une des parties.



M. [S] s'est plaint d'une rupture partielle de la relation commerciale établie dans le courant de l'année 2012, avec une baisse de chiffre d'affaires de 36% et d'une rupture totale en fin d'année 2015.



Par acte extrajudiciaire du 22 juillet 2016, M. [S] a assigné La Redoute devant le tribunal de commerce de Lille Métropole.



C'est dans ces conditions que le tribunal de commerce de Lille métropole, par jugement du 20 mars 2018 a :



- dit que la société La Redoute a rompu à ses torts les relations commerciales établies avec M. [S] sans préavis écrit, de façon brutale au sens de l'article L442-6 du Code de commerce ;

- condamné la société La Redoute à payer la somme de 104 810 euros à M. [S] en réparation du préjudice subi;

- condamné la société La Redoute à payer à M. [S] la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouté M. [S] de sa demande au titre de l'exécution forcée ;

- condamné la société La Redoute aux frais et dépens.



M. [S] a interjeté appel de cette décision, par déclaration reçue au greffe de la Cour le 29 mai 2018.



Par dernières conclusions notifiées le 28 août 2018, M. [S] demande à la Cour de :



- confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lille le 20 mars 2018 en ce qu'il a dit que La Redoute a rompu à tort les relations commerciales établies avec lui sans préavis écrit, de façon brutale au sens de l'article L 442-6, I, 5° du code de commerce ;

- confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lille le 20 mars 2018 en ce qu'il a condamné la société La Redoute à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- l'infirmer pour le surplus ;

- condamner la société La Redoute à lui payer la somme de 504 180 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale de la relation commerciale établie ;

- condamner la société La Redoute à lui payer la somme de 5 000 euros au titre des frais d'appel, en application de l'article 700 du code de procédure civile.



Par dernières conclusions notifiées le 20 novembre 2018, la société La Redoute demande à la Cour de :



- à titre principal :



- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé qu'elle a rompu à ses torts les relations commerciales avec M.[S] sans préavis écrit, de façon brutale au sens de l'article L.442-6, I, 5° du code de commerce ;

- dire qu'elle n'a commis aucune faute au regard de ces mêmes dispositions ;

- en conséquence, débouter M.[S] de l'ensemble de ses demandes ;



- à titre subsidiaire :



- confirmer le jugement en ce qu'il a retenu l'absence de lien d'exclusivité et a

souligné la passivité de M.[S] pour s'affranchir d'une trop grande dépendance à l'égard d'un seul client et en ce qu'il a pris en considération les données du dernier exercice 2014/2015 pour calculer le préjudice subi par celui-ci au titre de la perte de marge ;

- l'infirmer pour le surplus ;

- dire qu'en tout état de cause le préavis de 36 mois réclamé par M.[S] est disproportionné eu égard aux circonstances de l'espèce et à la jurisprudence rendue sur le fondement de l'article L.442-6, I, 5° du code de commerce ;

- dire que la durée du préavis raisonnable doit être fixée entre 6 et 12 mois

maximum compte tenu des circonstances de l'espèce ;

- dire que le calcul de la perte de marge subie par M.[S] pendant la durée du préavis non accordé doit être effectué en se basant sur le dernier exercice complet clos de M.[S] avant la rupture, à savoir l'exercice 2014/2015,

- dire que M.[S] ne justifie pas avec sérieux du niveau de marge réalisé avec la concluante au cours du dernier exercice comptable clos avant la rupture (exercice 2014/2015) ;

- en conséquence, débouter M.[S] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;



- en toutes hypothèses :



- condamner M.[S] à lui payer une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner M.[S] aux entiers dépens.






SUR CE, LA COUR



A l'appui de sa demande, M. [S] soutient essentiellement et en droit, que l'absence d'écrit fait présumer la brutalité de la rupture, tout comme la cessation de toute commande, tandis qu'une résiliation à effet immédiat et sans justification présente un caractère brutal appelant réparation.



M. [S] fait valoir, en fait, qu'au mois de novembre 2015, La Redoute a, de manière imprévisible, cessé de passer commande sans l'en informer et sans qu'aucun écrit notifiant la rupture ne lui ait été adressé.



M. [S] indique que la lettre du 8 mai 2016 prévoyant la fin des relations commerciales au 31 décembre 2017 ne peut avoir pour effet de régulariser l'illégalité flagrante de la rupture qui lui a été imposée, d'autant plus que la rupture est consommée depuis le mois de novembre 2015.



Toutefois, la Cour relève qu'il est établi par les extraits des comptes de La Redoute que celle-ci a connu un résultat d'exploitation annuel très fortement déficitaire de 2008 à 2013 atteignant, pour cette dernière année, une perte d'explotation de l'ordre de 85 millions d'euros.



Sur la même période, l'effectif moyen de l'entreprise est passé de 5 153 salariés à 2 612 salariés.



Significativement, le chiffre d'affaires annuel de La Redoute, de 1 172 187 600 euros en 2010 est passé à 1 135 539 000 euros en 2011, et à 1 025 531 400 euros en 2012.



Cette situation s'explique par la crise du modèle économique qui avait fait le succès de l'entreprise, celui de la vente par correspondance au moyen d'un catalogue papier, vecteur de la notoriété de l'enseigne et support traditionnel des commandes des consommateurs.



Dans le modèle ainsi remis en question, le catalogue faisait l'objet d'investissements coûteux, notamment en photographies soignées pour la présentation des articles, incluant un nombre significatif des clichés à forte valeur ajoutée, avec mise en situation élaborée des marchandises.



Or, M. [S] est précisément un photographe publicitaire spécialisé dans les clichés dits "Still Life", qui explique lui-même en présentant son activité que son objectif professionnel est de "sublimer les objets pour procurer une expérience émotionnelle aux clients et prospects".



De plus en plus apprécié au fil du temps par la société La Redoute, M. [S] a reçu des commandes de ce partenaire commercial depuis 1991, dépassant avec lui un chiffre d'affaires de 100 000 euros au cours de l'exercice 1996-1997 (M. [S] arrête son exercice comptable au 30 septembre de chaque année), de 200 000 euros en 1999-2000, et de 300 000 euros en 2003-2004.



Cette progression quasiment continue tout au long de ces années s'est inversée à partir de l'exercice 2004-2005 : après un léger tassement, le chiffre d'affaires réalisé par M. [S] avec La Redoute a commencé de descendre franchement, de manière quasiment continue.



Dès 2007-2008, ce chiffre d'affaires est repassé en dessous de 300 000 euros puis, lors de l'exercice 2011-2012, après une baisse brutale, en dessous de 200 000 euros (soit 163 711 euros contre 228 705 euros lors de l'exercice précédent). Lors de l'exercice 2015-2016, ce chiffre d'affaires est repassé en dessous de 100 000 euros.



Alors que le chiffre d'affaires annuel de M. [S] avec La Redoute avait déjà fortement baissé, ce donneur d'ordres lui a écrit le 26 février 2013 pour l'éclairer sur le niveau d'activité prévisible et pour lui indiquer que le contexte économique difficile avait déterminé sa décision de réduire fortement le nombre de pages du catalogue pour les saisons prochaines.



La Redoute a précisé dans cette lettre : "...nous vous indiquons dès à présent que le niveau de commandes de photos pour les catalogues que nous avions avec vous est susceptible d'être réduit à partir de janvier 2014...il nous paraissait aujourd'hui important de vous assurer un délai de prévenance optimale afin de vous permettre de lancer une démarche de recherche d'autres clients".



Cette lettre est à mettre en relation avec les chiffres d'affaires suivants réalisés par M. [S] avec La Redoute : 163 711 en 2011-2012, 166 627 euros en 2012-2013, 188 513 euros en 2013-2014 et 129 366 euros en 2014-2015, cet exercice ayant marqué une dernière baisse brutale.



Par lettre du 19 novembre 2014, la société La Redoute a écrit à nouveau à M. [S] pour lui annoncer que le niveau de commandes de "shoots photos" allait être réduit à partir de 2015 et pour lui dire qu'elle avait décidé de "mettre en place un studio photos en interne pour le shooting du prêt à porter web".



Il résulte d'un courriel du 24 décembre 2015 adressé par M. [S] à des interlocuteurs de La Redoute que, le 18 novembre 2015, le donneur d'ordres l'avait convoqué pour un entretien le 3 décembre suivant, afin de faire le point sur la collaboration "web", et qu'au cours de cet entretien, il lui avait été demandé une prestation différente de l'année précédente, avec un travail supplémentaire sur le rendu, pour le prix de laquelle il lui avait été suggéré de s'aligner sur une offre concurrente à 37 euros.



Ce courriel établit non seulement que le prestataire a refusé de se soumettre au test de cette nouvelle prestation qui était demandé par le donneur d'ordres, le prestataire ayant sur ce point fait valoir l'ancienneté de la relation, gage selon lui suffisant d'adaptation technique à cette nouvelle demande, et a proposé d'y répondre au tarif de 52 euros par visuel.



Cependant, La Redoute produit la proposition des photographes concurrents [I] et [Y] qui, en réponse à une demande du 4 décembre 2015, offrent de faire les prises de vue textiles pour internet, sans cintre sur fonds gris avec ombre, frais de préparation inclus, au prix de 42,50 euros HT.



Il doit être ainsi retenu que M. [S] a effectué une offre de prestation à un niveau de prix peu compétitif, en réponse aux besoins nouveaux et impérieux de La Redoute pour après 2015, marqués par la décision de s'adapter aux nouvelles conditions de la vente à distance.



Or, M. [S], sollicité de longue date par La Redoute pour des photographies destinées au catalogue traditionnel, produit un tableau de l'évolution du nombre des photographies qu'il a réalisées pour ce donneur d'ordre (sa pièce n°31).



Ce document démontre qu'il n'a été sollicité que pour des photographies pour catalogues ("print") jusqu'en 2015, année au cours de laquelle on ne lui a plus demandé, au contraire, que des photographies pour internet ("web").



C'est vainement que M. [S] affirme qu'à partir de 2008/2009 (mais ses conclusions, page 4/20 figurent un point d'interrogation au sujet de ces dates) les photographies étaient destinées aussi bien au web qu'au papier, dès lors qu'est indifférente la circonstance que des photographies réalisées pour l'impression dans le catalogue puissent être utilisées également sur internet.



En effet, il est constant que les photographies uniquement destinées à l'internet sont beaucoup moins coûteuses pour le donneur d'ordres (55 euros contre 99 euros, selon les propres écritures de M. [S]).



Ce qui importe, en l'espèce, c'est que La Redoute a quitté un modèle économique obsolète de vente à distance, entré dans une crise grave de nature à entraîner la disparition de l'entreprise et fondé sur un coûteux catalogue imprimé, pour se tourner vers un autre modèle de vente à distance fondé sur l'internet.



La Redoute a pu ainsi, sans commettre le délit de rupture brutale de relation commerciale établie :



- d'une part et dès 2012, réduire ainsi qu'elle l'a fait le montant des commandes auprès du prestataire, puisque ce donneur d'ordres connaissait lui-même une forte diminution de ses ventes,

- d'autre part, à partir de 2015 et non sans en avoir averti le prestataire de manière à lui permettre de réorienter son activité, remis en question la totalité des prestations les plus coûteuses attachées au catalogue imprimé, lesquelles constituaient la totalité du chiffre d'affaires généré par la relation commerciale litigieuse.



Ainsi, au cours de l'année 2015, le changement radical dans les prestations commandées, qui n'a pas procédé d'une stratégie volontaire de La Redoute, mais qui, sans avoir été ni imprévisible, ni soudain, ni violent, a constitué un inconvénient imposé à M. [S] par le changement de modèle économique dans la vente à distance, a constitué une rupture non fautive de la relation commerciale établie, au terme de laquelle le donneur d'ordres a recouvré sa liberté à l'égard du prestataire, qui ne bénéficiait d'aucune clause d'exclusivité ni d'aucun engagement sur le niveau des commandes.



Peu importe à cet égard que, d'une manière générale, le nouveau modèle économique a continué de requérir l'usage de photographies, en plus ou moins grande quantité, dès lors qu'il s'est agi de prestations distinctes et de bien moindre coût que celles qui avaient exclusivement constitué, jusqu'à ce changement, la demande de services de La Redoute envers M. [S].



Ne peut donc davantage être imputée à la faute du donneur d'ordre la circonstance que, à cause de ce changement de modèle économique, les prestations de moindre ambition réservées à l'internet qui, désormais, étaient les seules utiles à La Redoute, ont fait de sa part l'objet de la recherche de solutions alternatives, peu important que ce soit en sollicitant une offre de services à moindre coût ou en internalisant la prestation en cause.



Ce fut, par conséquent, sans faute du donneur d'ordres que celui-ci a finalement choisi de ne plus solliciter M. [S] à compter de la fin de l'année 2015.



La circonstance que La Redoute ait écrit à M. [S] la lettre du 8 mai 2016 prévoyant la fin des relations commerciales au 31 décembre 2017, alors que les commandes avaient déjà cessé depuis plusieurs mois, est donc indifférente en l'espèce.



Il résulte de ce qui précède que le jugement entrepris doit être réformé et que M. [S] doit être débouté de toutes ses demandes indemnitaires.



Dès lors que M. [S] succombe en ses demandes, il sera tenu aux dépens de première instance et d'appel.



En équité, M. [S] sera également condamné à payer à La Redoute une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile, dont le montant sera précisé au dispositif du présent arrêt.













PAR CES MOTIFS



La Cour,



RÉFORME le jugement entrepris,



Statuant à nouveau,



DÉBOUTE M. [S] de ses demandes en dommages-intérêts,



LE CONDAMNE à payer à la société La Redoute une somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,



CONDAMNE M. [S] aux dépens de première instance et d'appel qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile,



REJETTE toute autre demande.











Le Greffier Le Président











Cécile PENG Marie-Laure DALLERY

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