2 mai 2024
Cour de cassation
Pourvoi n° 22-10.480

Deuxième chambre civile - Formation de section

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2024:C200359

Titres et sommaires

PROTECTION DES CONSOMMATEURS - Association de défense des consommateurs - Action en justice - Action de groupe - Juge de la mise en état - Office du juge - Etendue - Santé publique - Domaine

Dans les actions de groupe en matière de santé, il résulte de l'application combinée des articles L. 1143-1 à L. 1143-4 du code de la santé publique, éclairés par les débats parlementaires, 779 et 789, 848 et 849-2 du code de procédure civile, que dans le cas où une action au fond est introduite, et qu'il est désigné, le juge de la mise en état est compétent, dans la première phase de l'action de groupe, pour ordonner une mesure d'instruction, laquelle doit, à ce stade, être limitée aux points techniques de nature à éclairer le juge du fond sur les questions relatives à la mise en cause de la responsabilité du producteur, du fournisseur ou de l'utilisateur du produit de santé, à la définition des critères de rattachement permettant aux usagers de rejoindre l'action de groupe, et aux dommages susceptibles d'être réparés

PROCEDURE CIVILE - Action de groupe - Juge de la mise en état - Compétence - Etendue - Mesures d'instruction

Texte de la décision

CIV. 2

FD



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 2 mai 2024




Irrecevabilité


Mme MARTINEL, président



Arrêt n° 359 FS-B

Pourvoi n° W 22-10.480




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 2 MAI 2024

La société Bayer HealthCare, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3], a formé le pourvoi n° W 22-10.480 contre l'ordonnance n° RG : 21/00096 rendue le 12 octobre 2021 par le premier président de la cour d'appel de Douai, dans le litige l'opposant :

1°/ à l'Association aide aux victimes des accidents du médicament (AAAVAM), dont le siège est [Adresse 1],

2°/ à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dont le siège est [Adresse 2],

3°/ à la société Delpharm Lille, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 4],

4°/ à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), dont le siège est [Adresse 5],

défendeurs à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen unique de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Latreille, conseiller référendaire, les observations de la SCP Le Guerer, Bouniol-Brochier, avocat de la société Bayer HealthCare, de la SCP Gouz-Fitoussi, avocat de l'Association aide aux victimes des accidents du médicament (AAAVAM), de la SCP Sevaux et Mathonnet, avocat de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), et l'avis de Mme Trassoudaine-Verger, avocat général, après débats en l'audience publique du 12 mars 2024 où étaient présents Mme Martinel, président, Mme Latreille, conseiller référendaire rapporteur, Mme Durin-Karsenty,conseiller doyen, Mmes Grandemange, Vendryes, Caillard, M. Waguette, conseillers, Mmes Jollec, Bohnert, M. Cardini, Mmes Bonnet, Chevet, conseillers référendaires, Mme Trassoudaine-Verger, avocat général, et Mme Thomas, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'ordonnance de référé attaquée (Douai, 12 octobre 2021), l'Association aide aux victimes des accidents du médicament (AAAVAM) a assigné les 18 et 19 juin 2019 devant un tribunal de grande instance, sur le fondement des articles L. 1143-1 et suivants du code de la santé publique, les sociétés Bayer HealthCare (la société Bayer) et Delpharm Lille, respectivement exploitant et fabricant de la spécialité pharmaceutique dénommée Androcur ainsi que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM).

2. Par ordonnance d'incident du 29 avril 2021, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire, après s'être déclaré incompétent au profit du tribunal pour statuer sur les fins de non-recevoir opposées par la société Bayer et l'ANSM, a ordonné une expertise.

3. Par assignations du 28 mai 2021, la société Bayer a saisi le premier président de la cour d'appel afin d'être autorisé à relever appel de cette ordonnance.

Recevabilité du pourvoi contestée par la défense

Vu les articles 150, 272, 606, 607 et 608 du code de procédure civile :

4. Selon les articles 606, 607 et 608 du code de procédure civile, les jugements rendus en dernier ressort qui, sans mettre fin à l'instance, statuent sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident, ne peuvent être frappés de pourvoi en cassation indépendamment des jugements sur le fond que dans les cas spécifiés par la loi. Il n'est dérogé à cette règle qu'en cas d'excès de pouvoir.

5. Il résulte de la combinaison des articles 150 et 272 du même code que l'ordonnance par laquelle le premier président d'une cour d'appel statue sur la demande d'autorisation de relever appel d'un jugement ordonnant une expertise ne peut être frappée de pourvoi. Il n'est dérogé à cette règle qu'en cas d'excès de pouvoir.

6. En l'espèce, la société Bayer faisant grief à l'ordonnance de la juridiction du premier président, de consacrer l'excès de pouvoir commis par le juge de la mise en état, il convient d'examiner si ce grief est établi.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

7. La société Bayer fait grief à l'ordonnance de rejeter sa demande d'appel immédiat à l'encontre de l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lille du 29 avril 2021 ordonnant avant dire droit une expertise, alors :

« 1°/ que commet un excès de pouvoir aussi bien le juge qui empiète sur le pouvoir de juger appartenant exclusivement à un autre juge que celui qui méconnaît un pouvoir lui appartenant et s'abstient de statuer, entraînant ainsi un déni de justice ; que, selon les dispositions de l'article L. 1143-3 du code de la santé, il appartient au tribunal judiciaire saisi de l'action de groupe, dans la même décision, de constater la recevabilité de l'action, de statuer sur la responsabilité du défendeur et d'ordonner le cas échéant toute mesure d'instruction, y compris une expertise médicale ; que l'organisation procédurale de l'action de groupe justifie que les mesures d'instruction, et en particulier les expertises médicales, soient ordonnées exclusivement par le tribunal saisi de la demande, à un stade de la procédure où la question, cruciale dans ce contentieux, de la recevabilité de l'action a déjà été tranchée ; qu'il en résulte que les dispositions spéciales de l'article L. 1143-3 du code de la santé publique dérogent aux dispositions générales de l'article 771 ancien du code de procédure civile, qui confèrent au juge de la mise en état le pouvoir général d'ordonner des mesures d'instruction ; qu'en retenant en l'espèce que le juge de la mise en état tire des dispositions générales de l'ancien article 771 du code de procédure civile applicable à la cause, le pouvoir d'ordonner même d'office une mesure d'instruction, de sorte que lorsque la mesure d'instruction a pour objet et pour mission d'éclairer la juridiction saisie au fond sur les éléments circonscrits dans les limites de la compétence du juge du fond saisi d'une action de groupe, la mesure d'expertise ne peut être considérée comme inutile, cependant que le juge de la mise en état n'avait pas le pouvoir d'ordonner une telle mesure d'instruction, le premier président de la cour d'appel, qui a consacré un excès de pouvoir commis par le premier juge, a violé les articles L. 1143-3 du code de la santé publique et 771 ancien du code de procédure civile, applicable en la cause, le premier par refus d'application et le second par fausse application ;

2°/ que commet un excès de pouvoir aussi bien le juge qui empiète sur le pouvoir de juger appartenant exclusivement à un autre juge que celui qui méconnaît un pouvoir lui appartenant et s'abstient de statuer, entraînant ainsi un déni de justice ; que s'il revient au juge de la mise en état de vérifier que l'assignation délivrée au titre de l'action de groupe expose des cas individuels au sens de l'article 849-1 du code de procédure civile, il ne lui appartient pas d'en apprécier la pertinence ; qu'en conséquence, n'ayant pas le pouvoir de se prononcer sur l'absence éventuelle de représentativité des cas individuels exposés dans l'assignation, il n'a pas davantage le pouvoir d'ordonner une expertise ayant pour objet l'examen des dossiers, notamment médicaux, des personnes présentées comme cas individuels, dès lors que leur représentativité même n'a pu être préalablement tranchée, ne pouvant être contestée que devant le tribunal saisi de l'action de groupe ; qu'en l'espèce, le juge de la mise en état a ordonné une expertise et donné mission aux experts désignés d'examiner l'ensemble des dossiers et documents médicaux des personnes représentées par l'AAAVAM, notamment pour décrire leur état de santé antérieurement et postérieurement à la prise du médicament Androcur, dire si elles étaient déjà atteintes de la pathologie dont elles souffraient avant la prise de l'Androcur, fournir un avis sur le caractère éventuellement identique ou similaire des pathologies, séquelles, effets indésirables et troubles présentés par ces personnes représentées par l'AAAVAM et si une différence doit être relevée entre les personnes ayant pris de l'Androcur et celles ayant pris un générique, l'expliquer ; que la question de la représentativité de ces personnes représentées par l'AAAVAM, qui ne peuvent correspondre qu'aux cas individuels présentés par l'association dans son assignation, n'ayant pas été tranchée, le juge de la mise en état était en tout état de cause dépourvu du pouvoir d'ordonner une telle expertise ; qu'en retenant cependant que le juge de la mise en état tire des dispositions générales de l'ancien article 771 du code de procédure civile applicable à la cause, le pouvoir d'ordonner même d'office une mesure d'instruction, de sorte que lorsque la mesure d'instruction a pour objet et pour mission d'éclairer la juridiction saisie au fond sur les éléments circonscrits dans les limites de la compétence du juge du fond saisi d'une action de groupe, la mesure d'expertise ne peut être considérée comme inutile, le premier président de la cour d'appel, qui a consacré l'excès de pouvoir commis par le premier juge, a violé les articles L. 1143-3 du code de la santé publique et 771 ancien du code de procédure civile, applicable en la cause, le premier par refus d'application et le second par fausse application. »

Réponse de la Cour

8. Selon l'article L. 1143-1 du code de la santé publique, sous réserve du chapitre III relatif à l'action de groupe, le chapitre Ier du titre V de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle et le chapitre X du titre VII du livre VII du code de justice administrative s'appliquent à l'action de groupe en matière de santé.

9. Selon l'article L. 1143-2 du même code, une association d'usagers du système de santé agréée en application de l'article L. 1114-1 peut agir en justice afin d'obtenir la réparation des préjudices individuels subis par des usagers du système de santé placés dans une situation similaire ou identique et ayant pour cause commune un manquement d'un producteur ou d'un fournisseur de l'un des produits mentionnés au II de l'article L. 5311-1 ou d'un prestataire utilisant l'un de ces produits à leurs obligations légales ou contractuelles.

10. Ce texte précise dans son troisième alinéa que l'action ne peut porter que sur la réparation des préjudices résultant de dommages corporels subis par des usagers du système de santé.

11. L' article L. 1143-3 du même code énonce que, dans la même décision, le juge constate que les conditions mentionnées à l'article L. 1143-2 sont réunies et statue sur la responsabilité du défendeur au vu des cas individuels présentés par l'association requérante. Il définit le groupe des usagers du système de santé à l'égard desquels la responsabilité du défendeur est engagée et fixe les critères de rattachement au groupe.
Le juge détermine les dommages corporels susceptibles d'être réparés pour les usagers constituant le groupe qu'il définit.
Le juge saisi de la demande peut ordonner toute mesure d'instruction, y compris une expertise médicale.

12. L'article L. 1143-4 du code de la santé publique prévoit que, dans la décision mentionnée au premier alinéa de l'article L. 1143-3, le juge fixe le délai dont disposent les usagers du système de santé remplissant les critères de rattachement et souhaitant se prévaloir du jugement prévu à l'article L. 1143-3 pour adhérer au groupe afin d'obtenir la réparation de leurs préjudices.

13. Cet article ajoute qu'au choix de l'usager, la demande de réparation est adressée à la personne reconnue responsable soit directement par lui, soit par l'association requérante, qui reçoit ainsi mandat aux fins d'indemnisation.
L'usager donnant mandat à l'association lui indique, le cas échéant, sa qualité d'assuré social ainsi que les organismes de sécurité sociale auxquels il est affilié pour les divers risques.

14. Ces textes sont éclairés par les travaux parlementaires de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, et notamment par le rapport n° 2673 fait au nom de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, déposé le 20 mars 2015, qui souligne que « la procédure se déroulera en deux phases : dans une première phase, le juge saisi de la demande devra s'assurer de sa recevabilité, constater la responsabilité du producteur, du fournisseur ou de l'utilisateur du produit de santé, et définir les critères permettant aux usagers de rejoindre l'action de groupe. Le délai de rattachement pourra atteindre cinq ans après mise en œuvre, par les responsables, des mesures de publicité décidées par le juge. Le fond du droit de la responsabilité n'étant pas modifié, les responsables devront avoir commis un manquement à leurs obligations légales ou réglementaires. Le texte ne désignant pas de juridiction spécifique, le juge saisi devra donc être celui qui est territorialement et sectoriellement compétent (juge judiciaire lorsque le responsable supposé est une personne privée, juge administratif lorsqu'il est une personne publique). »

15. Ce rapport ajoute que « Sur la base du jugement de phase 1, les usagers ayant décidé de rejoindre l'action de groupe solliciteront dans une seconde phase l'indemnisation des préjudices auprès des responsables. S'ils n'obtiennent pas satisfaction à l'amiable, la question pourra être portée devant un second juge, différent du premier. La spécificité de cette phase 2, en matière de santé, réside dans la nécessaire individualisation de l'indemnisation, les préjudices variant presque systématiquement d'une victime à l'autre. »

16. Par ailleurs, il résulte de l'article 848 du code de procédure civile, modifié par le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, et figurant dans le chapitre IV intitulé « l'action de groupe » que sous réserve des dispositions particulières prévues pour chacune de ces actions, le sous-titre IV relatif aux autres procédures est applicable aux actions de groupe engagées sur le fondement du titre V de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, notamment l'action ouverte sur le fondement du chapitre III « action de groupe » du titre IV intitulé « réparation des conséquences des risques sanitaires » du livre Ier dénommé « protection des personnes en matière de santé » de la première partie du code de la santé publique « protection générale de la santé ».

17. Selon l'article 849-2 du code de procédure civile, issu du même décret, la demande est formée, instruite et jugée selon les règles applicables à la procédure écrite ordinaire.

18. Or, lorsqu'une action au fond est engagée devant le tribunal judiciaire, il appartient au président, en application de l'article 779 du code de procédure civile, de renvoyer les affaires qui ne sont pas en état d'être jugées au juge de la mise en état, qui, selon l'article 789, 4°, du même code, est seul compétent, lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, pour ordonner toute mesure d'instruction.

19. Ainsi, il découle des dispositions précitées du code de la santé publique, éclairées par les débats parlementaires, et de celles susvisées du code de procédure civile, que, dans le cas où une action au fond est introduite, et qu'il est désigné, le juge de la mise en état est compétent, dans la première phase de l'action de groupe, pour ordonner une mesure d'instruction, laquelle doit, à ce stade, être limitée aux points techniques de nature à éclairer le juge du fond sur les questions relatives à la mise en cause de la responsabilité du producteur, du fournisseur ou du prestataire utilisateur du produit de santé, à la définition des critères de rattachement permettant aux usagers de rejoindre l'action de groupe, et aux dommages susceptibles d'être réparés.

20. C'est, dès lors, sans consacrer d'excès de pouvoir que le premier président, pour rejeter la demande tendant à un appel immédiat, sur le fondement de l'article 272 du code de procédure civile, après avoir d'une part, rappelé les dispositions relatives aux deux phases du jugement de l'action de groupe, d'autre part, analysé les chefs de mission de la mesure d'instruction ordonnée par le juge de la mise en état, a retenu que ce dernier a le pouvoir d'ordonner une telle mesure d'instruction ayant pour objet d'éclairer la juridiction saisie au fond sur les éléments circonscrits, dans les limites de la compétence du juge du fond saisie d'une action de groupe.

21. En l'absence d'excès de pouvoir, le pourvoi n'est, dès lors, pas recevable.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

DÉCLARE IRRECEVABLE le pourvoi ;

Condamne la société Bayer HealthCare aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande ;




Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du deux mai deux mille vingt-quatre.

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