18 avril 2024
Cour d'appel de Douai
RG n° 22/03495

CHAMBRE 2 SECTION 1

Texte de la décision

République Française

Au nom du Peuple Français





COUR D'APPEL DE DOUAI



CHAMBRE 2 SECTION 1



ARRÊT DU 18/04/2024





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N° de MINUTE :

N° RG 22/03495 - N° Portalis DBVT-V-B7G-UMXF



Jugement n° 2021005678 rendu le 07 Juin 2022 par le tribunal de commerce de Lille Métropole





APPELANTE



SAS Jouvence prise en la personne de son représentant légal domiclié ès qualités audit siège

ayant son siège social [Adresse 3]

représentée par Me Marine Craynest, avocat au barreau de Lille, avocat constitué

assisté de Me Guillaume Pierre, avocat au barreau de Paris, avocat plaidant





INTIMÉE



SA Société Générale, prise en son agence Société Générale Centre d'Affaires Nord 25[Adresse 1], agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliées audit siège

ayant son siège social [Adresse 2]



représentée par Me Martine Vandenbussche, avocat constitué,substitué à l'audience par Me Olivier Playoust, avocats au barreau de Lille







DÉBATS à l'audience publique du 24 janvier 2024 tenue par Pauline Mimiague magistrat chargé d'instruire le dossier qui, après rapport oral de l'affaire, a entendu seule les plaidoiries, les conseils des parties ne s'y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré (article 805 du code de procédure civile).

Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe.



GREFFIER LORS DES DÉBATS : Valérie Roelofs



COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ

Dominique Gilles, président de chambre

Pauline Mimiague, conseiller

Aude Bubbe, conseiller

ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 18 avril 2024 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Dominique Gilles, président et Delphine Verhaeghe, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.



ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 20 décembre 2023




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EXPOSÉ DU LITIGE



La société Jouvence, titulaire d'un compte bancaire ouvert dans les livres de la banque Société générale, a été victime d'une escroquerie dite 'fraude au président' pour un montant de 95 798,21 euros qui s'est déroulée entre les 20 et 21 octobre 2020. La comptable de la société, suivant les instructions données par message écrit sur son adresse électronique professionnelle, via l'adresse électronique du directeur général de la société, M. [U], qui s'avérera être usurpée, a procédé à un virement au profit d'une société dénommée ZYY Trade Limited, sur un compte ouvert dans les livres de la Banque CIM en Suisse.



Le directeur général a alerté la Société générale qui a fait le 2 novembre 2020 une demande de 'recall' des fonds versés sans en obtenir le retour et le 3 novembre 2020 M. [U] a déposé une plainte auprès de la gendarmerie, dans laquelle il mentionne deux autres virements initiés par la comptable dans les mêmes conditions depuis un compte ouvert à la Banque populaire du Nord, l'un de 134 439 euros le 23 octobre, l'autre d'un montant de 139 998 euros le 27 octobre 2020.



Le 18 décembre 2020 la société Jouvence a adressé à la banque une demande de restitution des sommes qui lui a été refusée, la Société générale niant toute responsabilité dans la survenance du dommage. La société Jouvence a alors assigné la banque en paiement le 26 avril 2021 devant le tribunal de commerce de Lille Métropole.



Par jugement du 7 juin 2022 le tribunal a débouté la société Jouvence de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions, l'a condamnée à payer à la Société générale la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens, taxés et liquidés en ce qui concerne les frais de greffe à la somme de 69,59 euros.



Par déclaration reçue au greffe de la cour le 18  juillet 2022 la société Jouvence a relevé appel aux fins d'infirmation du jugement déférant à la cour l'ensemble de ses chefs.



Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 29 novembre 2023 la société Jouvence demande à la cour d'infirmer le jugement et, statuant à nouveau, de :

- débouter la Société générale de l'ensemble de ses demandes,

- annuler le virement opéré pour vice du consentement,

- dire et juger qu'il s'agit d'une opération de paiement non autorisée,

- condamner la Société générale à lui restituer la somme de 95 798,21 euros,

- dire et juger que la Société générale n'a pas rempli son devoir d'alerte et a manqué à son obligation de vigilance,

- dire et juger qu'aucune faute ne peut lui être reprochée en raison de la méthode utilisée la 'fraude au Président' dont elle a été victime,

- dire et juger qu'en l'absence d'une faute de la part du déposant, la banque engage sa responsabilité,

en conséquence :

- dire et juger que la faute commise par la Société générale lui a causé un préjudice,

- la condamner à lui verser la somme de 95 798,21 euros outre intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 18 décembre 2020,

à titre infiniment subsidiaire, si la cour venait à prononcer un partage de responsabilité,

- tenir compte des connaissances et moyens de chacune des parties au moment des faits mais aussi du fait acquis que la Société générale ne démontre en aucun cas avoir respecté ses devoirs de surveillance, de vigilance et même de conseil,

- en tout état de cause, condamner la Société générale à lui verser la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens de l'instance.



Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 16 janvier 2023, la Société générale demande à la cour de :

- confirmer purement et simplement le jugement,

- y ajoutant, condamner la société Jouvence au paiement d'une somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- à titre infiniment subsidiaire, si la cour devait considérer que la banque a engagé pour partie sa responsabilité, dire et juger que les fautes commises par elle n'ont pas pu contribuer à plus de 20 % du préjudice subi par la société Jouvence et en conséquence, dire et juger que s'il doit y avoir un partage de responsabilité, elle ne saurait être condamnée à une somme supérieure à 20 % du montant du virement global litigieux,

- condamner la société Jouvence aux entiers dépens.



En application de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux écritures des parties pour l'exposé de leurs moyens.



La clôture de l'instruction est intervenue le 20 décembre 2023 et l'affaire a été renvoyée à l'audience de plaidoiries du 24 janvier 2024.






MOTIFS



En premier lieu la société Jouvence fait valoir que la banque a manqué à son 'devoir de sensibilisation à l'égard de [ses] clients en amont de la réalisation de l'escroquerie au président', en ne procédant pas, d'une part, à la moindre alerte auprès d'elle concernant ce type de fraude, et en ne lui prodiguant pas, d'autre part, de conseils aux fins de renforcer la sécurité des procédures de virement à l'étranger.



Toutefois la banque n'est pas tenue à un devoir général d'information sur l'existence de fraudes, ou certains types de fraude, en matière bancaire.

En tout état de cause, le préjudice qui pourrait en résulter pour l'utilisateur de services ne pourrait s'analyser qu'en une perte de chance de ne pas avoir procédé au virement litigieux qui n'est pas invoquée par l'appelante. Il peut être relevé en outre, comme la banque, qu'après la fraude dénoncée, la société Jouvence a révoqué l'ensemble des pouvoirs donnés à la comptable sur ses comptes et a modifié le contrat EBICS-TS par l'ajout de la signature de la personne remplaçant la comptable, avec les mêmes droits (cf courrier électronique adressé à la Société générale les 26 janvier et 13 avril 2021) sans modification, sans instaurer de sécurisation supplémentaire, tel un plafond du montant des virements ou une double signature, et sans ainsi tirer de conséquence du risque d'accorder de tels pouvoirs à un salarié, malgré la fraude survenue.



En second lieu, la société Jouvence conclut, sur le fondement de l'article 1130 du code civil, relatif au dol en matière contractuelle, à la nullité du virement pour erreur sur la substance de l'engagement souscrit ; elle fait valoir que le virement a été déclenché suite à une erreur sur l'opération de paiement envisagée consécutive au dol d'un tiers dont elle peut donc se prévaloir dans ses rapports avec la banque, et, qu'en conséquence, il n'y pas eu d'opération de paiement autorisée et la banque est tenue de rembourser le montant de l'opération.



En application de l'article L. 133-18 du code monétaire et financier, en cas d'opération de paiement non autorisée signalée par l'utilisateur dans les conditions prévues à l'article L. 133-24, le prestataire de services de paiement du payeur rembourse au payeur le montant de l'opération non autorisée immédiatement après avoir pris connaissance de l'opération ou après en avoir été informé, et en tout état de cause au plus tard à la fin du premier jour ouvrable suivant, sauf s'il a de bonnes raisons de soupçonner une fraude de l'utilisateur du service de paiement et s'il communique ces raisons par écrit à la Banque de France ; le cas échéant, le prestataire de services de paiement du payeur rétablit le compte débité dans l'état où il se serait trouvé si l'opération de paiement non autorisée n'avait pas eu lieu.



Selon les articles L. 133-6 et L. 133-7 du même code, une opération de paiement est autorisée si le payeur a donné son consentement à son exécution, ce consentement étant donné sous la forme convenue entre le payeur et son prestataire de services de paiement ; en l'absence d'un tel consentement, l'opération ou la série d'opération de paiement est réputée non autorisée.



Il n'est pas soutenu que le virement aurait été fait sous une forme qui ne serait pas celle convenue entre le payeur et le prestataire de services de paiement, l'ordre de virement ayant été fait par voie électronique, précise la banque, conformément au 'protocole EBICS TS' (échange de données informatisées) auquel la société Jouvence a adhéré, et il est acquis que la comptable bénéficiait de l'habilitation nécessaire pour émettre un virement selon la procédure utilisée.



La société Jouvence ne peut venir soutenir que son consentement à l'exécution du virement était vicié au motif que son consentement à l'opération pour laquelle le virement était effectué l'était vicié ; la volonté d'exécuter l'ordre de virement n'est pas affectée d'une erreur.



La procédure étant respectée, la banque était légitime à considérer l'ordre de virement comme authentique. En conséquence, le virement litigieux ne peut être considéré serait une opération de paiement non autorisée au sens de l'article L. 133-18 et il convient, ajoutant au jugement qui n'était pas saisi de cette demande, de rejeter la demande tendant à l'annulation du virement.



Si, lorsque la forme convenue est respectée, l'ordre de virement doit être exécuté et le prestataire n'est pas tenu à de plus amples vérifications en raison de son devoir de non-immixtion, ce devoir est tempéré par l'obligation de vigilance et de surveillance à laquelle est tenu le banquier s'agissant de l'exécution d'un ordre de virement, sur le fondement des articles 1147 et 1937 du code civil, invoqué en troisième lieu par la société Jouvence. Dans ce cadre, le banquier a l'obligation de relever les anomalies intellectuelles de l'ordre de virement s'il présente des éléments douteux pouvant révéler une fraude.



Selon les documents de la banque présentant le détail de l'opération, l'ordre de virement a été donné le 20 octobre 2020. La 'nature' de l'opération est intitulée 'FAE, FOURNISSEURS', le nom du bénéficiaire de l'opération est 'ZYY TRADE LIMITED' et la banque destinataire est 'C.I.M. BANQUE/GENEVE'.



Sur le relevé de compte de la société Jouvence, l'opération est identifiée de la manière suivante :

000001 VIR EUROPEEN EMIS TRANS-ELEC

REMISE:2010202

REF: 079413074774



La société Jouvence soutient que l'ordre de virement présentait des anomalies apparentes qui aurait dû attirer l'attention de la banque, à savoir :

- le virement a été fait pour un montant extravagant, totalement inhabituel et représentant la quasi totalité du solde disponible sur le compte (99 476,16 euros),

- elle n'avait aucun fournisseur en Suisse et il s'agissait donc d'une nouvelle ouverture de compte pour ce pays, ce qui devait amener la Société générale à vérifier la demande,

- l'ordre de virement s'est fait sans aucun justificatif (référence à une facture), contrairement à sa pratique habituelle que connaît parfaitement la banque compte tenu de l'historique de leur relation,

- l'intitulé du bénéficiaire est suspect dès lors qu'une société suisse n'est pas en 'Ltd' ; il s'agissait donc d'une société étrangère ayant un compte en Suisse, signe classique de blanchiment d'argent ou d'escroquerie.



La cour constate tout d'abord, au regard des relevés de comptes communiqués par la banque, que la société Jouvence effectuait de manière habituelle des virements par voie électronique ainsi que des virements internationaux et pour des montants parfois importants. Au cours de l'année 2019, il a été enregistré sept virements d'un montant supérieur à 80 000 euros (dont quatre supérieurs à 100 000 euros), sous le même intitulé d'opération que le virement litigieux : 'VIR EUROPEEN EMIS TRANS-ELEC'. Pour l'année 2020, le relevé de compte mentionne nombreux virements européens, parfois pour des montants importants comme :

- le 9 janvier 2020 : 111 032,57 euros

- 14 janvier 2020 : 140 038,79 euros

- 16 janvier 2020 : 97 466,39 euros

- 21 janvier 2020 : 89 702,72

- 27 janvier 2020 : 174 749,31

- 25 février 2020 : 118 981,28 euros

- 2 mars 2020 : 136 684,81 euros

- 5 mai 2020 : 45 876,42 euros

- 13 mai 2020 : 62 453,13 euros

- 3 juin 2020 : 77 511,48 euros

- 12 juin 2020 : 70 141,63

- 16 juin 2020 : 104 072,62 euros

- 24 août 2020 ; 68 904,78 euros

- 5 octobre 2020 : 113 783,89 euros.



Il n'apparaît pas ainsi, contrairement à ce que soutient la société Jouvence que le virement litigieux était d'un montant 'extravagant et inhabituel'. Elle n'établit pas, au vu des mouvements réguliers du compte, en quoi le montant du virement aurait dû être suspect au regard du solde du compte.



Par ailleurs, la cour n'est pas en mesure d'apprécier si l'intitulé du virement litigieux aurait dû spécialement attirer l'attention de la banque ; les relevés de compte versés aux débats ne précisent pas les intitulés ou les motifs des virements opérés et il n'est pas communiqué d'autres pièces permettant d'apprécier la pratique habituelle de la société Jouvence à ce sujet. Dans le cadre des échanges de messages électroniques avec le fraudeur il a été donné instruction à la comptable, s'agissant du motif du virement : 'mettez ce qu'on a l'habitude de mettre pour les paiements fournisseurs, ou un numéro de facture fictif' et la société Jouvence n'établit pas en quoi le motif mentionné 'FAE, FOURNISSEURS' se distinguerait des virements habituellement faits pour le paiement des fournisseurs et rendait l'ordre de virement douteux.



Enfin, s'il n'est pas contesté que le destinataire du virement n'était pas un interlocuteur connu de la société Jouvence, celle-ci affirme qu'il s'agit d'une société chinoise mais cela ne ressort pas du seul nom du destinataire et elle ne communique aucun élément concernant ses interlocuteurs habituels permettant de mettre en évidence, comme elle l'affirme, que le destinataire du virement litigieux était 'manifestement incompatible avec [son] activité'.



Par ailleurs, il n'est communiqué aucun élément de nature à éclairer la cour sur les caractéristiques du type de fraude dont l'appelante a été victime allant dans le sens de ses affirmations selon lesquelles le fait que le bénéficiaire du virement soit une 'société étrangère avec un compte en Suisse' constitue le 'signe classique du blanchiment d'argent ou d'escroquerie'. La cour ne dispose pas d'élément permettant d'affirmer qu'un virement opéré au profit d'une société étrangère, non Suisse, ayant un compte en Suisse, serait révélateur d'une fraude au président. Les seuls éléments communiqués par la banque à ce sujet évoquent des escroqueries commises par des réseaux criminels transnationaux très organisés qui usent de différents modes opératoires, le plus fréquent étant le faux ordre de virement (les fonds sont versés aux fraudeurs situés généralement en Europe orientale') (question au gouvernement publiée au JO le 28 avril 2015) et la société Jouvence relève elle-même le caractère notoire des fraudes au Président 'à caractère international notamment avec des virements vers les pays de Hongrie, Estonie et Pologne'.



Le devoir de vigilance ne peut conduire à imposer à la banque un contrôle systématique au motif qu'une opération serait effectuée à destination d'un nouveau fournisseur, sauf à s'immiscer dans les affaires de son client en violation de son devoir de non-ingérence, en l'absence d'autres éléments rendant suspicieuse une opération.



Il n'est dès lors pas démontré que le virement présentait des anomalies telles que la banque aurait dû, au titre de son devoir de vigilance ou de surveillance, signaler ladite opération auprès du dirigeant de la société Jouvence, ou à tout le moins auprès de l'auteur de l'opération, pour s'assurer de sa régularité, et aurait manqué à ses obligations.



C'est dès lors à bon droit que le premier juge a rejeté la demande de la société Jouvence, sans qu'il y ait même lieu de se prononcer sur une éventuelle imprudence de celle-ci ayant contribué à son propre préjudice.



Il convient en conséquence de confirmer le jugement, y compris en ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile, de mettre les dépens d'appel à la charge de l'appelante et, en équité, eu égard aux sommes allouées en première instance, il ne sera pas fait application des dispositions de l'article 700 en cause d'appel.



PAR CES MOTIFS



La cour,



Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ;



y ajoutant,



Rejette la demande tendant à voir annuler le virement pour vice du consentement ;



Condamne la société Jouvence aux dépens d'appel ;



Dit n'y avoir lieu à faire application de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.









Le greffier







Delphine Verhaeghe



Le président







Dominique Gilles

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