21 mars 2024
Cour d'appel de Poitiers
RG n° 23/01479

Premier Président

Texte de la décision

R E P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



MINUTE N°3

COUR D'APPEL DE POITIERS

N° RG 23/01479

N° Portalis DBV5-V-B7H-G2NN

REPARATION A RAISON D'UNE DETENTION







[B] [O]



Décision en premier ressort rendue publiquement le vingt et un mars deux mille vingt quatre, par Madame Isabelle LAUQUE, présidente de chambre, agissant sur délégation de Madame la première présidente de la cour d'appel de Poitiers, assistée lors des débats et du prononcé de la présente décision de Madame Inès BELLIN, greffier,




Après débats en audience publique le 18 janvier 2024 ;



Sur la requête en réparation de la détention fondée sur les articles 149 et suivants et R26 et suivants du code de procédure pénale présentée par





REQUERANT :





Monsieur [B] [O]

né le [Date naissance 1] 1965 à [Localité 10] (77)

[Adresse 7]

[Localité 5]





comparant en personne, assisté de Me Antoine VEY de la SELAS VEY & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS substituée par Me Dylan SLAMA, avocat au barreau de PARIS



EN PRESENCE DE :



Monsieur l'agent judiciaire de l'Etat

Sous-direction du droit privé

[Adresse 3]

[Localité 4]



représenté par Me Renaud BOUYSSI de la SELARL ARZEL ET ASSOCIES, avocat au barreau de Poitiers



ET :



Monsieur le procureur général près la cour d'appel de Poitiers

[Adresse 2]

[Localité 6]



représenté par Madame Carole WOJTAS, Substitute générale













Dans le cadre d'une information judiciaire ouverte du chef de viol incestueux, détention d'images ou représentation d'un mineur présentant un caractère pornographique et corruption de mineur, [B] [O] a été mis en examen le 15 mai 2020 et placé le même jour, en détention provisoire.



Le 30 avril 2021, le juge d'instruction du tribunal judiciaire de La Roche Sur Yon l'a placé sous contrôle judiciaire et le 21 décembre 2022, ce magistrat a rendu une ordonnance de non-lieu.



Par requête reçue au greffe le 23 juin 2023, Monsieur [B] [O] a saisi Madame la Première Présidente de la Cour d'appel de Poitiers d'une demande d'indemnisation des préjudices soufferts du fait de la détention subie du 15 mai 2020 au 30 avril 2021 soit 350 jours de détention.



Aux termes de ses écritures, il demande à Madame la première Présidente de la Cour d'appel de Poitiers de lui allouer les sommes suivantes :

- 175.000 euros au titre de son préjudice moral,

- 68.956,05 au titre de son préjudice matériel se décomposant comme suit :

31.299,24 euros au titre des pertes de salaires,

3.129,92 euros au titre de la perte de chance d'obtenir des points de retraites,

34.526, 89 euros au titre des frais de défense liés à sa détention,

- 80.000 euros en réparation de son préjudice corporel,

- 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.



S'agissant de son préjudice moral, il fait valoir qu'il n'avait jamais eu affaire à la justice et que son incarcération lui a causé un choc psychologique important qui a altéré son état psychologique nécessitant une prise en charge en détention mais également après sa libération.

Ce préjudice a été majoré par ses conditions de détention à la maison d'arrêt de [Localité 9] qui connait un taux d'occupation de 225% et dont le contrôleur général des lieux de privation de liberté a relevé les conditions d'hébergement indignes.

Il fait également valoir que la qualification criminelle des faits a majoré le choc psychologique subi en ce qu'elle lui faisait encourir une lourde peine et donc une longue détention.

Enfin, il met en avant le sentiment d'injustice et d'incompréhension ressenti.



S'agissant du préjudice matériel, Monsieur [B] [O] avance qu'avant son incarcération, il occupait un emploi de vendeur-conseil au sein de la SA [8] dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée et qu'il percevait un salaire moyen de 1.608,73 euros.

Il a donc subi une perte de salaire de 18.500 euros représentant 11 mois et demi de rémunération.

Il explique avoir été placé en arrêt maladie du 30 avril 2021 au 19 mars 2023 et avoir perçu des indemnités journalières à hauteur de 23.611,68 euros, puis avoir repris son travail à temps partiel pour raison médicale à compter du 19 mars 2023.

Monsieur [B] [O] soutient que l'incarcération lui a fait perdre le bénéfice de la différence entre son salaire et les indemnités journalières soit 12.799,24 euros.

Il réclame donc la somme de 31.299,24 euros au titre de la perte de salaire outre une somme de 3.129,92 euros correspondant à la perte de chance d'obtenir des points retraite sur les salaires perdus.



Il réclame en outre le remboursement des factures payées à son conseil au titre des frais de défense liée à la détention.

Enfin, il fait valoir que ses mauvaises conditions de détention et notamment de couchage ont déclenché une sciatique droite persistante diagnositiquée par le Docteur [G].





Par conclusions reçues au greffe le 29 aout 2023, l'agent judiciaire de l'Etat demande à Madame la première Présidente de déclarer irrecevable la requête de Monsieur [B] [O] qui ne justifie pas du caractère défintif de l'ordonnance de non lieu du 21 décembre 2022.















A titre subsidaire, sans remettre en cause la réalité du préjudice moral invoqué, l'agent judiciaire de l'Etat émet des réserves notamment sur les conditions de détention et sur l'impact de la détention sur ses relations familiales déjà fortement altérées par la dénonciation des faits par son propre fils.

Il propose une indemnisation de 23.000 euros au titre du préjudice moral.

Sur les frais de défense, il fait valoir que les justificatifs fournis à l'appui de cette demande ne distinguent pas le contentieux de la détention des autres prestations liées à la défense pénale. Aussi, seule la note de frais de 450 euros en date du 9 juin 2020 peut être prise en considération.



Enfin, sur le préjudice professionnel, l'agent judiciaire de l'Etat s'en rapporte quant à la demande formée au titre de la perte de salaire à hauteur de 18.500 euros mais estime que les autres demandes ne sont pas en lien avec la détention mais avec l'impact psychoaffectif des accusations dont il a fait l'objet et du bouleversement du contexte familial.

Par contre, il s'en rapporte sur la demande formée au titre de la perte de chance de constituer des droits à la retraite sur la période de détention.





Par conclusions reçues au greffe le 15 septembre 2023, le ministère public conclut à l'irrecevabilité de la requête en réparation de la détention de Monsieur [B] [O] faute de justifier du cetificat de non recours et donc du caractère définitif de la décision.

A titre subsidiaire, sur le fond, il s'associe aux conclusions de l'agent judiciaire de l'Etat et à sa proposition d'indemnisation s'agissant du préjudice moral.

D'autre part, il estime fondé et justifié la demande formée au titre de la perte des salaires sur la période comprise entre le 15 mai 2020 et le 30 avril 2021, à hauteur de 18.500 euros ainsi que la demande correspondant à la perte des cotisations retraite à hauteur de 1.850 euros.

En revanche, il conclut au rejet des demandes indemnitaires formées au titre de la perte de salaire pour la période postérieure à sa remise en liberté.

Le ministère public rappelle que seuls doivent être indemisés les frais d'avocat en lien avec le contentieux de la détention et qu'en l'espèce seule la facture de 450 euros du 10 juillet 2020 est identifiable à ce titre.

Enfin, sur le préjudice corporel, il conclut au rejet de la demande de Monsieur [B] [O] estimant que la preuve du lien entre la détention et la sciatique diagnostiquée en aout 2022 n'est pas rapportée.



A l'audience de la Cour, le conseil de Monsieur [B] [O], l'Agent Judiciaire de l'Etat et le ministère public ont développé oralement leurs conclusions écrites.








MOTIFS DE LA DÉCISION





-Sur la recevabilité de la demande d'indemnisation



Aux termes des articles 149 et 150 du code de procédure pénale, une indemnité est accordée, à sa demande, à la personne ayant fait l'objet d'une détention provisoire, au cours d'une procédure terminée à son égard, par une décision de non-lieu, de relaxe, ou d'acquittement devenue définitive ; cette indemnité est allouée en vue de réparer intégralement le préjudice personnel, matériel et moral, directement causé par la privation de liberté ;



Il a été justifié lors de l'audience du caractère défintif de l'ordonnance de non lieu du 21 décembre 2022, le conseil de Monsieur [B] [O] ayant produit le certificat de non-appel de ladite décision.











Il ressort des pièces du dossier que la requête a été présentée dans le délai de l'article 149-2 du code de procédure pénale, que la décision de non-lieu est définitive et que le requérant n'a pas été détenu pour autre cause ;



Ainsi la requête en indemnisation de la détention provisoire de Monsieur [B] [O] est recevable.



-Sur la demande indemnitaire:



Lors de son incarcération Monsieur [B] [O] était âgé de 55 ans. Il travaillait en qualité de vendeur chez [8] dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée.

Sur le plan familial, il était divorcé de [M] [H] avec qui il a eu deux fils, [X] né en 2003 et [T] né en 2005.

Il n'avait jamais été condamné.



Il convient de rappeler que la présente procédure tend à réparer les préjudices nés de la détention injustifiée. Elle ne tend pas à réparer les préjudices découlant de la procédure judiciaire.



-Sur le préjudice moral :



Toute détention injustifiée cause nécessairement à celui qui l'a subie un préjudice moral évident. Son évaluation s'apprécie au regard de la situation personnelle du requérant. Il s'agit d'une appréciation in concreto.



[B] [O] a été incarcéré 352 jours à la Maison d'arrêt de [Localité 9].

C'était sa première incarcération et la première fois qu'il était confronté à une procédure judiciaire en sorte que le choc carcéral a été particulièrement violent.



Les faits dont l'accusait son fils, de nature sexuelle et incestueuse, sont stygmatisés en détention et contribuent à rendre les conditions de vie du détenu encore plus difficiles.

Il convient d'en tenir compte.



[B] [O] se prévaut du rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté pour exciper de conditions de détention particulièrement difficiles. Il convient d'une part de relever que les constats posés par ce rapport sont datés de 2016 alors que la détention de [B] [O] a été subie courant 2020. Le requérant ne précise pas non plus les conditions d'une détention plus particulièrement difficile qui auraient encore aggravé son préjudice en sorte que la cour ne dispose pas d'élément d'appréciation suffisants sur ce point d'aggravation.



La dégradation de l'état spychologique de [B] [O] résulte pour partie de son incarcération mais elle résulte également des conséquences personnelles et familiales des dénonciations de son fils [X].

S'il convient de tenir compte de l'impact de la détention sur l'état psychologique de [B] [O], celui ci ne peut lui être totalement imputé.



En tout état de cause, la durée de la détention, le choc carcéral, la nature criminelle et incestueuse des faits qui lui étaient imputés justifient une indemnisation qu'il y a lieu de fixer à 30.000 euros au titre du préjudice moral.



-Sur le préjudice matériel :



-la perte de salaires :



La perte des salaires sur la période détention est incontestable, [B] [O] justifiant de son contrat de travail et de ses bulletins de salaires. En revanche, il ne saurait lui être alloué au titre de la réparation de la détention une indemnisation correspondant à un empêchement de travail (arrêt de travail) pour la période postérieure à sa libération.







En conséquence, retenant comme satisfactoire l'offre d'indemnisation de l'Agent judiciaire de l'Etat, il y a lieu de fixer l'indemnisation de ce préjudice à la somme de 18.500 euros.



-la perte de chances d'obtenir des points retraite:



Sur la période d'incarcération, [B] [O] a perdu une chance d'obtenir des points retraite.

Ce préjudice doit être indemnisé à hauteur de 1.850 euros.



-les frais de défense liés à la détention :



Seul le contentieux de la détention est indemnisable dans le cadre de la présente procédure et il ne saurait être soutenu que toute la défense pénale vient au soutien de la remise en liberté d'un prévenu.

Seule la facture du 10 juillet 2020 est en lien direct avec le contentieux de la détention.

En conséquence, [B] [O] sera indemnisé de ses frais de défense en matière de détention à hauteur de 450 euros.



-Sur le préjudice corporel :



Aucun élément ne permet de mettre en lien la sciatalgie dont a souffert [B] [O] dans les mois suivants sa libération et ses conditions de détention.



Il y a donc lieu de rejeter la demande formée à ce titre.



Enfin, l'équité commande d'accorder à [B] [O] la somme de 1.500 euros au titre de ses frais irrépétibles exposés dans le cadre de la présente instance.





PAR CES MOTIFS :



La Présidente de chambre déléguée par Madame la première Présidente, statuant contradictoirement et publiquement, par décision susceptible de recours devant la Commission Nationale de Réparation des Détentions,



Déclare recevable la requête en indemnisation présentée par Monsieur [B] [O] ;



Alloue à Monsieur [B] [O] les sommes de :



' 30.000 euros en réparation de son préjudice moral,

' 18.500 euros au titre de la perte de salaire,

' 1.850 euros au titre de la perte de chance d'obtenir des points retraite,

' 450 euros au titre de la défense en matière de détention,

' 1.500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.



Rejette le surplus des demandes.



Rappelle l'exécution provisoire de droit qui s'attache à la présente décision.



Laisse les dépens à la charge de l'Etat.



En foi de quoi, la présent ordonnance a été signée par le président et le greffier.





LE GREFFIER LA PRÉSIDENTE





I. BELLIN I. LAUQUE

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