19 mars 2024
Cour d'appel de Rennes
RG n° 21/03418

1ère Chambre

Texte de la décision

1ère Chambre





ARRÊT N°96



N° RG 21/03418

N° Portalis DBVL-V-B7F-RWMF













Mme [F] [U] veuve [P]



C/



DIRECTION RÉGIONALE DES FINANCES PUBLIQUES















Copie exécutoire délivrée



le :



à :











RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 19 MARS 2024





COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :



Président : Madame Véronique VEILLARD, Présidente de chambre entendue en son rapport,

Assesseur : Monsieur Philippe BRICOGNE, Président de chambre,

Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, Conseillère,



GREFFIER :



Madame Marie-Claude COURQUIN, lors des débats et lors du prononcé



DÉBATS :



A l'audience publique du 21 novembre 2023



ARRÊT :



Contradictoire, prononcé publiquement le 19 mars 2024 par mise à disposition au greffe après prorogation du délibéré annoncé au 30 janvier 2024 à l'issue des débats



****





APPELANTE :



Madame [F] [U] veuve [P]

née le [Date naissance 3] 1944 à [Localité 9]

[Adresse 2]

[Localité 6]



Représentée par Me Marie VERRANDO de la SELARL LEXAVOUÉ RENNES-ANGERS, avocat au barreau de RENNES







INTIMÉ :



La DIRECTION RÉGIONALE DES FINANCES PUBLIQUES LA DIRECTION RÉGIONALE DES FINANCES PUBLIQUES d'Ile de France et de [Localité 10], représentée par M. le Directeur Régional des Finances Publiques d'Ile-de-France et du département de [Localité 10], qui élit domicile en ses bureaux situés



[Adresse 1]

[Localité 7]

Représentée par Me Anne DENIS de la SELARL ANNE DENIS, Postulant, avocat au barreau de RENNES

Représentée par Me Jean-Yves BENOIST de la SCP HAUTEMAINE AVOCATS, Plaidant, avocat au barreau du MANS








FAITS ET PROCÉDURE



1. M. et Mme [P] se sont mariés le [Date mariage 4] 1965 sous le régime de la communauté de biens meubles et acquêts.



2. Ils ont ensuite procédé à l'aménagement de leur régime matrimonial en y insérant :

- une clause de préciput reçue le 15 janvier 2002 par acte de maître [J], notaire à [Localité 11] (Ille-et-Vilaine),

- une nouvelle clause de préciput reçue le 17 janvier 2015 par acte de maître [W] [B], notaire à [Localité 8] (Ille et Vilaine).



3. Les clauses de préciput portaient sur les biens suivants :

- l'immeuble constituant le local d'habitation des époux à titre de résidence principale et secondaire au jour du décès du prémourant, les immeubles par destination pouvant y être attachés, les meubles meublants et effets mobiliers se trouvant dans les dits locaux,

- les comptes bancaires,

- l'assurance-vie non dénouée.



4. M. [Y] [P] est décédé le [Date décès 5] 2015 laissant pour lui succéder son épouse et leurs trois enfants.



5. Une déclaration de succession a été déposée le 6 octobre 2015 et enregistrée le 25 janvier 2017 sous le numéro 630/2017, qui mentionne l'ensemble des biens de communauté, parmi lesquels figurent les biens objets du préciput exercé par le conjoint survivant et dont la valeur globale s'élève à 1.072.511,20 €.



6. Par courrier en date du 22 novembre 2018, l'administration fiscale a notifié à Mme [P] une proposition de rectification en estimant que l'exercice des clauses de préciput constituait une opération de partage au sens de l'article 883 du code civil qui devait donner lieu à la perception du droit de partage de 2,5 % par application de l'article 746 du code général des impôts.



7. En conséquence, elle a soumis à ce droit de 2,5 % la somme de 1.024.939 € qui correspond à la valeur des biens prélevés par Mme [P] au titre du préciput (1.072.511,20 €), représentant 67 % de l'actif brut de communauté, après déduction d'un passif de communauté proportionnel calculé par l'administration fiscale (71.003 € x 67 % = 45.572 €).



8. L'administration fiscale a ainsi réclamé à Mme [P] la somme de 25.623 € au titre du droit de partage, auquel s'ajoutent 3.331 € d'intérêts de retard, soit un montant total de 28.954 €.



9. Mme [P] a procédé après remise des pénalités au règlement de la somme de 27.955 € par chèque daté du 16 avril 2019 tiré sur son compte ouvert auprès du Crédit Mutuel de Bretagne.



10. Elle a cependant contesté la position de l'administration qu'elle a fait assigner par acte du 27 mai 2019.



11. Par jugement du 20 avril 2021, le tribunal judiciaire de Rennes a :

- débouté Mme [P] de ses demandes,

- condamné Mme [P] aux entiers dépens.



12. Mme [P] a interjeté appel par déclaration du 4 juin 2021.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES



13. Mme [P] expose ses demandes et moyens dans ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 6 octobre 2023 aux termes desquelles elle demande à la cour de :

- la déclarer recevable et bien fondée en son appel et en ses demandes,

- annuler et en tout cas infirmer le jugement déféré,

- statuant à nouveau, dire et juger :

- que l'exercice d'une clause de préciput ne correspond pas à une opération de partage mettant fin à une situation d'indivision et qu'il ne peut être soumis au droit de partage,

- que les prélèvements réalisés par Mme [P] au décès de M. [P], n'ont pas mis fin à une indivision et ne sont donc pas soumis au droit de partage,

- en conséquence,

- annuler la décision de rejet du 27 mars 2019 en ce qu'elle fait grief à Mme [P],

- prononcer le dégrèvement total des impositions et pénalités, soit la somme de 27.955 €,

- condamner la direction régionale des finances publiques d'Île-de-France et du département de [Localité 10] à lui verser une somme de 12.000 € en application de l'article 700 du code procédure civile,

- condamner la direction régionale des finances publiques d'Île-de-France et du département de [Localité 10] aux dépens de première instance et d'appel avec distraction au profit de l'avocat soussigné aux offres de droit.



14. La direction régionale des finances publiques d'Île-de-France et du département de [Localité 10] expose ses demandes et moyens dans ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 13 octobre 2023 aux termes desquelles elle demande à la cour de :

- juger Mme [P] mal fondée en son appel et l'en débouter,

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté Mme [P] de ses demandes et l'a condamnée aux dépens,

- rejeter ses demandes,

- la condamner au paiement d'une somme de 4.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel.



15. L'instruction de l'affaire a été déclarée close le 17 octobre 2023.



16. Pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il convient de se reporter à leurs écritures ci-dessus visées figurant au dossier de la procédure.




MOTIFS DE L'ARRÊT



17. À titre liminaire, il convient de rappeler que l'office de la cour d'appel est de trancher le litige et non de donner suite à des demandes de 'constater', 'dire' ou 'dire et juger' qui, hors les cas prévus par la loi, ne constituent pas des prétentions au sens des articles 4, 5 et 954 du code de procédure civile lorsqu'elles sont seulement la reprise des moyens censés les fonder.



1) Sur la taxation du préciput au droit de partage



18. L'article 1515 du code civil dispose que 'Il peut être convenu, dans le contrat de mariage, que le survivant des époux, ou l'un d'eux s'il survit, sera autorisé à prélever sur la communauté, avant tout partage, soit une certaine somme, soit certains biens en nature, soit une certaine quantité d'une espèce déterminée de biens.'



19. L'article 1516 du code civil indique que 'Le préciput n'est point regardé comme une donation, soit quant au fond, soit quant à la forme, mais comme une convention de mariage et entre associés.'



20. Au décès du premier conjoint, la clause de préciput permet au survivant de prélever un ou plusieurs biens de communauté. Ce prélèvement permet une attribution à son profit du ou des biens de communauté visé(s) par la clause.



21. Le législateur a expressément prévu que le prélèvement s'exécutait avant tout partage et qu'il ne s'agissait pas d'une donation.



22. Au plan fiscal, l'article 746 du code général des impôts dispose que 'Les partages de biens meubles et immeubles entre copropriétaires, cohéritiers et coassociés, à quelque titre que ce soit, pourvu qu'il en soit justifié, sont assujettis à un droit d'enregistrement ou à une taxe de publicité foncière de 2,50 %.'



23. L'article 635 1. 7° du même code précise quant à lui que 'Doivent être enregistrés dans le délai d'un mois à compter de leur date :

[']

7° les actes constatant un partage à quelque titre que ce soit ;'



24. L'article 748 dispose enfin que 'Les partages qui portent sur des biens meubles ou immeubles dépendant d'une succession ou d'une communauté conjugale et qui interviennent uniquement entre les membres originaires de l'indivision, leur conjoint, des ascendants, des descendants ou des ayants droit à titre universel de l'un ou de plusieurs d'entre eux, ne sont pas considérés comme translatifs de propriété dans la mesure des soultes ou plus-values.'



25. Dans la doctrine administrative (BOI-ENR-PTG-10-10, 3 septembre 2015 n° 90 et s.), l'administration fiscale pose quatre conditions cumulatives qui doivent être réunies pour entraîner l'exigibilité du droit de partage de 2,5 %, à savoir :

- l'existence d'un acte,

- l'existence d'une indivision entre les copartageants,

- une indivision justifiée,

- l'existence d'une véritable opération de partage.



26. La doctrine administrative ne contient aucune indication concernant l'application du droit de partage à une clause de préciput.



27. Au cas particulier, l'administration fiscale soutient que juridiquement, la clause de préciput est une modalité de partage qui a pour trait caractéristique d'être d'origine conventionnelle et non légale, tirant sa force obligatoire de la volonté des parties, exprimée dans un contrat de mariage ou par convention modificative dudit contrat, qu'elle est sans contrepartie (la communauté ne sera pas indemnisée de ce prélèvement) et est limitée aux seuls éléments actifs de la masse commune (la clause ne vise que les biens communs). Elle précise que c'est en raison de sa qualité de copartageant que l'époux survivant prélève sur la masse de communauté les biens qui font l'objet du préciput, que selon la doctrine, le prélèvement opéré en exécution d'une clause de préciput est une 'opération de partage', que l'époux préciputaire est en droit de se prévaloir de l'effet déclaratif du partage et, à ce titre, de se considérer comme seul et unique propriétaire du bien prélevé dès la date de dissolution de la communauté.



28. Le tribunal judiciaire a retenu que du point de vue fiscal, selon l'article 746 du code général des impôts, les partages de biens meubles et immeubles entre copropriétaires, cohéritiers et coassociés, à quelque titre que ce soit, pourvu qu'il en soit justifié, sont assujettis à un droit d'enregistrement ou à une taxe de publicité foncière de 2,50 %, que la logique fiscale est celle d'une taxation du transfert de propriété réalisé entre copropriétaires, cohéritiers ou coassociés, à quelque titre que ce soit, y compris lorsque par l'effet d'une clause de préciput ce transfert résulte d'une convention de mariage entre coassociés et que peu importe que le préciput, qui fonctionne comme une clause d'attribution préférentielle, s'exerce avant tout partage, puisqu'en réalité, il a les effets du partage en ce qu'il permet un transfert de propriété sur un bien qui ne composait pas le patrimoine du bénéficiaire et qui ne lui est dévolu qu'en raison du décès ouvrant les opérations de partage.



29. Le tribunal a jugé que la clause de préciput demeure donc une modalité du partage dont l'exercice se fait sur la masse partageable.



30. Toutefois, s'agissant de la 4ème condition, le préciput a pour objet de permettre au conjoint survivant de prélever des biens communs avant tout partage, biens qui sont réputés lui avoir appartenu dès la dissolution de la communauté et ce, sans que cette attribution ne s'impute sur ses droits dans le cadre d'un éventuel partage ultérieur. Les biens ainsi prélevés ne feront plus partie de la masse successorale à partager. L'exercice de la clause de préciput n'a donc qu'une fonction de prélèvement par le seul conjoint survivant et non d'allotissements entre plusieurs copartageants (TJ Niort, 22 mars 2022, TJ Lille, 4 avril 2022, CA Poitiers, 4 juillet 2023).



31. En d'autres termes, le préciput est une restriction de la masse à partager. Par l'exercice de sa faculté, le conjoint vient réduire les biens communs, appelés à former la masse indivise. Il n'est donc pas concevable de traiter le préciput comme une attribution dans le partage.



32. D'où la prescription de l'article 1515 du code civil, selon laquelle, dans une logique matrimoniale et non pas fiscale ni successorale, le prélèvement s'opère sur la communauté et avant tout partage. Du reste, les articles 1515 et 1516 sont situés au titre V du livre 3ème relatif au contrat de mariage et aux régimes matrimoniaux et non pas au titre I ou II du livre 3ème relatif aux successions et libéralités.



33. Enfin, la déclaration de succession est qualifiée par la Cour de cassation de document purement fiscal dénué d'incidence sur le plan civil. Il s'en déduit qu'aucun acte établi consécutivement à l'exercice du préciput n'a les attributs d'un acte de partage.



34. C'est donc à tort que le premier juge a retenu l'application de la taxation supplémentaire.



35. Le jugement déféré sera infirmé sur ce point, avec toutes conséquences sur l'annulation de la décision de rejet du 27 mars 2019 et le dégrèvement total des impositions et pénalités réclamées à Mme [P], soit la somme de 27.955 €, qui seront prononcés.



2) Sur les dépens et les frais irrépétibles



36. Succombant, la direction régionale des finances publiques d'Île-de-France et du département de [Localité 10] supportera les dépens d'appel avec distraction au profit de l'avocat soussigné aux offres de droit. Le jugement sera infirmé s'agissant des dépens de première instance qui seront pareillement mis à sa charge.



37. Enfin, eu égard aux circonstances de l'affaire, il n'est pas inéquitable de condamner la direction régionale des finances publiques d'Île-de-France et du département de [Localité 10] à payer à Mme [P] la somme de 3.000 € au titre des frais irrépétibles exposés par elle en appel et qui ne sont pas compris dans les dépens.



38. Le jugement sera infirmé s'agissant des frais irrépétibles de première instance tandis que les demandes de la direction régionale des finances publiques d'Île-de-France et du département de [Localité 10] de ce chef seront rejetées.



PAR CES MOTIFS



La cour,



Infirme en toutes ses dispositions le jugement du tribunal judiciaire de Rennes du 20 avril 2021,



Statuant à nouveau,



Annule la décision de rejet du 27 mars 2019,



Prononce le dégrèvement total des impositions et pénalités réclamées à Mme [F] [P], soit la somme de 27.955 €,



Condamne la direction régionale des finances publiques d'Île-de-France et du département de [Localité 10] aux dépens de première instance et d'appel,



Condamne la direction régionale des finances publiques d'Île-de-France et du département de [Localité 10] à payer à Mme [F] [P] la somme de 3.000 € au titre des frais irrépétibles,



Rejette le surplus des demandes.



LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

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