25 janvier 2024
Tribunal judiciaire de Paris
RG n° 21/06222

3ème chambre 1ère section

Texte de la décision

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]
Le :
Copie exécutoire délivrée à :Me DE GAULLE #K35
Copie certifiée conforme délivrée à : Me DAUZIER #P224





3ème chambre
1ère section

N° RG 21/06222
N° Portalis 352J-W-B7F-CULN2

N° MINUTE :

Assignation du :
22 avril 2021






JUGEMENT
rendu le 25 janvier 2024
DEMANDERESSES

G.I.E. TF1 ACQUISITION DE DROITS
[Adresse 1]
[Localité 4]

S.A. TELEVISION FRANCAISE 1
[Adresse 1]
[Localité 4]

S.A. TELE MONTE-CARLO
[Adresse 3]
[Localité 6]

S.A.S.U TFX
[Adresse 1]
[Localité 4]

S.A.S.U TF1 SERIES FILMS
[Adresse 1]
[Localité 4]

S.C.S. LA CHAINE INFO - LCI
[Adresse 1]
[Localité 4]





Décision du 25 janvier 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 21/06222
N° Portalis 352J-W-B7F-CULN2

S.A.S. TF1 FILMS PRODUCTIONS
[Adresse 1]
[Localité 4]

représentés par Me Louis DE GAULLE de la SAS DE GAULLE FLEURANCE & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #K0035

DÉFENDERESSES

S.A.S. SOCIETE D’EDITION DE CANAL PLUS
[Adresse 2]
[Localité 5]

Société GROUPE CANAL+
[Adresse 2]
[Localité 5]

représentées par Me Pierre-Louis DAUZIER de la SCP DAUZIER & CHAPPUIS, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant et plaidant, vestiaire #P0224 & Me Pascal WILHELM de la SAS WILHELM & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant


COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Anne-Claire LE BRAS, 1ère Vice-Présidente Adjointe
Madame Elodie GUENNEC, Vice-présidente
Monsieur Malik CHAPUIS, Juge,

assistés de Madame Caroline REBOUL, Greffière

DÉBATS

A l’audience du 26 septembre 2023 tenue en audience publique devant Madame Elodie GUENNEC, juge rapporteur, qui, sans opposition des avocats, a tenu seule l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en a rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.
Avis a été donné aux avocats que la décision serait rendue le 14 décembre 2023. Le délibéré a été prorogé en dernier lieu au 25 janvier 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort








EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

1.Les sociétés Télévision Française 1 (la société TF1), Télé Monte-Carlo (dénommée ci-après " société TMC "), TFX, TF1 Films Séries, La chaine info - LCI (la société LCI) sont les éditrices respectives des chaînes de télévision en clair TF1, TMC, TFX, TF1 Séries Films et LCI. A l'exception de cette dernière, ces chaînes diffusent, notamment, des films de cinéma. Elles financent également la production cinématographique à hauteur de 3,2% de leur chiffre d'affaires net annuel.

2.La société TF1 Films Productions qui a pour objet social exclusif la production cinématographique, est une filiale de production du groupe TF1 chargée des investissements en parts producteur et en pré-achat de droits de diffusion auxquels la société TF1 est tenue, en vertu du décret du 2 juillet 2010 relatif à la contribution à la production d'œuvres cinématographiques et audiovisuelles des services de télévision diffusés par voie hertzienne terrestre.

3.Les autres sociétés éditrices du groupe TF1 concernées par ces obligations d'investissement, à savoir les sociétés TMC, TFX et TF1 Séries Films, réalisent leurs obligations en acquérant directement des droits de diffusion auprès des producteurs des films.

4.La société GIE TF1 Acquisition de droits (le GIE TF1) est dédié à la conclusion d'accords-cadres avec les studios américains visant l'acquisition de droits de diffusion en clair sur un certain nombre de films et de programmes audiovisuels, pour le compte des sociétés du groupe TF1.

5.L'ensemble des sociétés susvisées seront désignées ensemble comme le " groupe TF1 ".

6.La Société d'édition de Canal plus (la société Canal plus) détenue à 51,53% par la société Vivendi et à 48,47% par la société Groupe Canal+, laquelle est elle-même une filiale à 100% de la société Vivendi, édite un service de télévision essentiellement crypté et payant à caractère national composé de quatre programmes, actuellement dénommés Canal+, Canal+ Cinéma, Canal+ Sport et Canal+ Séries.

7.Le 16 mars 2020, premier jour du confinement décidé par les pouvoirs publics en raison de la pandémie de Covid-19, le président de la société Groupe Canal+ a annoncé le lancement de la mise en clair des chaînes Canal+ pour tous les détenteurs de box internet jusqu'au 31 mars 2020.

8.Face aux contestations de certaines chaînes gratuites dont le groupe TF1 et de certains producteurs, la société Groupe Canal+ a décidé de circonscrire l'opération, à compter du 21 mars 2020, aux seules chaînes Canal+ et Canal+ Séries, maintenues en clair jusqu'à la date prévue du 31 mars 2020.

9.Estimant que cette mise à disposition en clair des chaînes Canal+ avait porté atteinte aux droits qu'il détenait sur certains des films diffusés et concurrencé de façon déloyale les programmes diffusés parallèlement sur les antennes du groupe TF1, ce dernier a mis en demeure la société Groupe Canal+ d'avoir à réparer le préjudice que lui avait causé cette opération, par courrier du 28 avril 2020.

10.Le 11 mai 2020, la société Groupe Canal+ a répondu que la mise en clair reprochée était une opération exceptionnelle à tous égards, en stricte corrélation avec un état d'urgence sanitaire d'une gravité sans précédent dont le Conseil supérieur de l'audiovisuel a pris acte le 19 mars 2020, en précisant que la société Groupe Canal+ n'était pas le seul opérateur de télévision payante, en France et en Europe, à avoir mis en place cette initiative spontanée.

11.Reprochant la violation de leurs droits de diffusion exclusifs en diffusant en clair, du 16 au 31 mars 2020, six films cinématographiques sur lesquels elles étaient titulaires de droits, soit deux films français " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " et quatre films américains " Avengers : Endgame ", " Godzilla 2 ", " Pokémon Detective Pikachu " et " Crazy Rich asians ", ainsi que la diffusion en clair des programmes alors qu'ils doivent être uniquement disponibles aux abonnés Canal +, les sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Séries Films, LCI, TF1 Films Productions et GIE TF1 ont, par acte d'huissier du 22 avril 2021, assigné devant le tribunal judiciaire de Paris la société Canal plus et la société Groupe Canal+ en contrefaçon et en concurrence déloyale.

12.Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées par voie électronique le 31 août 2023, les sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Séries Films, LCI, TF1 Films Productions et GIE TF1demandent au tribunal, au visa des articles L.122-4, L.331-1-2, L.335-2 et L.335-3 du code de la propriété intellectuelle, 1240 du code civil, 31 et 122 du code procédure civile, de :
- Constater que les sociétés TF1, TMC, TFX, et TF1 Films production sont recevables à agir sur le fondement de la contrefaçon,
- Constater que les sociétés TF1, TMC, TFX, et TF1 Films production, TF1 Séries films, LCI et le GIE TF1 sont recevables en leurs demandes en ce qu'elles sont dirigées contre la société Groupe Canal+, laquelle a qualité à défendre à ce titre ;
- Rejeter les moyens d'irrecevabilité soulevés par les sociétés Canal plus et Groupe Canal+ ;

SUR LA DIFFUSION EN CLAIR PAR CANAL + DES FILMS CINEMATOGRAPHIQUES FRANÇAIS " ALL INCLUSIVE " ET " JUSQU'ICI TOUT VA BIEN " :
Sur le fondement de la contrefaçon :
- Dire et juger qu'en diffusant en clair les films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " en clair sur les antennes du groupe Canal +, entre le 16 et le 31 mars 2020, les sociétés Canal plus et Groupe Canal + ont violé les droits de propriété intellectuelle détenus a? titre exclusif par les sociétés TF1, TMC, TFX, et TF1 Films production et se sont rendues coupables de contrefaçon aux dépens des sociétés précitées.
- Condamner in solidum les sociétés Canal plus et Groupe Canal + à payer :
- aux sociétés TF1 et TF1 Films productions la somme de 3.850.000 € en réparation du préjudice subi relativement aux films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien ",

Décision du 25 janvier 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 21/06222
N° Portalis 352J-W-B7F-CULN2

- à la société TMC la somme de 200.000 € en réparation du préjudice subi relativement au film " All inclusive "
- à la société TMC la somme de 200.000 € en réparation du préjudice subi relativement au film " Jusqu'ici tout va bien "
- à la société TFX la somme de 150.000 € en réparation du préjudice subi relativement au film " All inclusive ".
Subsidiairement, sur le fondement de la concurrence déloyale :
- Dire et juger qu'en diffusant en clair les films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " sur les chaînes du groupe Canal + entre le 16 et le 31 mars 2020, les sociétés Canal plus et Groupe Canal + ont commis des actes de concurrence déloyale au préjudice des sociétés TF1, TMC, TFX et TF1 Films production et qu'elles ont donc engagé leur responsabilité civile délictuelle à l'encontre de ces sociétés ;
- Condamner in solidum les sociétés Canal plus et Groupe Canal + à payer aux sociétés TF1, TMC, TFX et TF1 Films production une indemnité, à charge pour ces dernières de la répartir entre elles, de 1.741.000 euros, en réparation du préjudice subi lié à la dépréciation de la valeur des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " ;

SUR LE PASSAGE EN CLAIR DE L'ENSEMBLE DES PROGRAMMES DES CHAINES DU GROUPE CANAL + ENTRE LE 16 ET 31 MARS 2020 :
- Dire et juger qu'en diffusant en clair les chaînes du groupe CANAL + entre le 16 et le 31 mars 2020, les sociétés Canal plus et Groupe Canal + ont commis des actes de concurrence déloyale au préjudice des sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Séries films, LCI, TF1 Films production et du GIE TF1 ;
- Dire et juger que les sociétés SOCIETE D'EDITION CANAL + et GROUPE CANAL + ont engagé leur responsabilité civile délictuelle à l'encontre des sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Séries films, LCI, TF1 Films production et du GIE TF1 ;
- Condamner in solidum les sociétés Canal plus et Groupe Canal + à payer au GIE TF1 une indemnité de 3.311.000 euros, en réparation du préjudice subi lié À la dépréciation de la valeur des films " Advengers : Endgame ", " Godzilla 2 ", " Pokemon Detective Pikachu " et " Crazy Rich Asians " ;
- Condamner in solidum les sociétés Canal plus et Groupe Canal + à payer à la société TF1 Films productions en sa qualité de coproducteur des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien ", une indemnité de 1.400.000 €,
- Condamner in solidum les sociétés Canal plus et Groupe Canal + à payer aux sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Séries films, LCI, une indemnité, à charge pour ces dernières de la répartir entre elles, de 1.200.000 €, sauf à parfaire, en réparation du préjudice lie? au manque à gagner publicitaire sur la période pendant laquelle (16 au 31 mars 2020) les chaînes du groupe Canal+ ont été diffusées en clair ;
- Condamner in solidum les sociétés Canal plus et Groupe Canal + à payer aux sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Séries films, LCI, TF1 Films production et au GIE TF1, une indemnité, à charge pour ces dernières de répartir cette somme entre elles, de 1.000.000 € en réparation du préjudice moral ;
En tout état de cause :
- Condamner in solidum les sociétés Canal plus et Groupe Canal + à verser à chacune des sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Séries films, LCI, TF1 Films production et au GIE TF1, la somme de 25.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner in solidum la société Canal plus et Groupe Canal + aux entiers dépens d'instance dont distraction au profit de Maître Louis de Gaulle, avocat aux offres de droit.

13.Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées par voie électronique le 11 septembre 2023, les sociétés Canal plus et Groupe Canal+ demandent au tribunal, au visa des articles 32, 122 et 789, 6° du code de procédure civile, 1240 du code civil, L. 122-4 et L. 331-1-3 du code de la propriété intellectuelle, 699 et 700 du code de procédure civile, de :
A titre principal,
- Prononcer l'irrecevabilité des demandes suivantes des sociétés TF1, TMC, TFX et TF1 Films production sur le fondement de la contrefaçon de droit d'auteur sur les films " All Inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " à l'encontre de la société Groupe Canal + et à la société Canal plus, faute pour elles d'avoir qualité à agir àce titre :
" Dire et juger qu'en diffusant en clair les films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " sur les antennes du groupe CANAL+, entre le 16 et le 31 mars 2020, les sociétés Canal plus et Groupe Canal + ont violé les droits de propriété intellectuelle détenus à titre exclusif par les sociétés TF1, TMC, TFX et TF1 Films production et se sont rendues coupables de contrefaçon aux dépens des sociétés précitées
En conséquence :
Condamner in solidum les sociétés Canal plus et Groupe Canal + à payer :
- aux sociétés TF1 et TF1 Films production la somme de 3.850.000 euros en réparation du préjudice subi relativement aux films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien "
- à la société TMC la somme de 200.000 en réparation du préjudice subi relativement aufilm"Allinclusive" ;
- à la société TMC la somme de 200.000 en réparation du préjudice subi relativement aufilmet"Jusqu'icitoutvabien" ;
- à la société TFX la somme de 150.000 en réparation du préjudice subi relativement au film " All inclusive " ;
- Prononcer l'irrecevabilité de l'ensemble des demandes des sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Films production, TF1 Séries films, LCI et le GIE TF1 à l'encontre de la société Groupe Canal plus, faute pour la société Groupe Canal plus d'avoir qualité à défendre à ce titre.
- Ordonner la mise hors de cause de la société Groupe Canal plus ;
A titre subsidiaire et en tout état de cause,
- Débouter les sociétés TF1, TMC, TFX, le GIE TF1, TF1 Séries films, LCI et TF1 Films production de l'ensemble de leurs demandes, fins et prétentions au titre de la contrefaçon et de la concurrence déloyale concernant les films " All inclusive ", " Jusqu'ici tout va bien ", " Avengers : Endgame ", " Godzilla 2 ", " Pokémon Détective Pikachu ", " Crazy Rich Asians " et le passage en clair de l'ensemble des programmes des chaînes du groupe CANAL+ entre le 16 et le 31 mars 2020 ;
- Débouter les sociétés TF1, TMC, TFX, le GIE TF1, TF1 Séries films, LCI et TF1 Films production de l'ensemble de leurs demandes indemnitaires au titre des préjudices liés à la contrefaçon et à la concurrence déloyale concernant les films " All inclusive ", " Jusqu'ici tout va bien ", " Avengers : Endgame ", " Godzilla 2 ", " Pokémon Dé   tective Pikachu ", " Crazy Rich Asians " et le passage en clair de l'ensemble des programmes des chaînes du groupe CANAL+ entre le 16 et le 31 mars 2020 ;
- Condamner les sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Films production, TF1 Séries films, LCI et le GIE TF1 à verser à la société Canal plus et à la société Groupe Canal + la somme de 60.000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner les sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Films production, TF1 Séries films, LCI et le GIE TF1 à verser à la société Canal plus et à la société Groupe Canal + aux entiers dépens.

14.Par conclusions notifiées par RPVA le 29 juillet 2022, les sociétés Canal plus et Groupe Canal + ont soulevé une fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir des sociétés du Groupe TF1 et du défaut de qualité à défendre de la société Groupe Canal + devant le juge de la mise en état, lequel a, par mesure d'administration judiciaire, renvoyé son examen devant le tribunal.

15.Il est expressément renvoyé aux conclusions des parties pour un plus ample exposé des moyens de fait et de droit développés au soutien de leurs prétentions respectives.

16.L'instruction de l'affaire a été clôturée par une ordonnance du 12 septembre 2023 et l'affaire plaidée à l'audience du 26 septembre 2023.




MOTIFS DE LA DECISION

Sur les fins de non-recevoir soulevées par la société Canal plus et la société Groupe Canal +

Moyens des parties

17.Les sociétés Canal plus et Groupe Canal + soutiennent que les sociétés du groupe TF1 sont irrecevables à agir en contrefaçon aux motifs que celles-ci n'ont pas qualité à agir et que la société Groupe Canal + n'a pas qualité à défendre. Elles exposent que les sociétés TF1 films production, TF1, TMC et TFX disposent seulement de l'autorisation d'exploiter en leur qualité de diffuseur, aux motifs que les contrats d'achat de droits de diffusion assimilés à des contrats de représentation ne transfèrent pas la propriété des droits au cessionnaire, mais confèrent une simple autorisation temporaire d'exploiter pour une durée et un périmètre limités, en contrepartie d'une rémunération déterminée. Elles font valoir ainsi que la société TF1 films production n'a pas qualité à agir en contrefaçon aux termes des contrats de coproduction que la société Canal plus a conclus pour les deux films " all inclusive " et " jusqu'ici tout va bien ", mais ne dispose que de droits d'usage aux fins de diffusion, de même que TF1, TMC et TFX ne détiennent pas la propriété des droits de diffusion sur ces films mais seulement un droit de diffusion pour des périodes déterminées, qui ne sont pas les périodes pendant lesquelles se sont déroulées les diffusions critiquées. Elles ajoutent que l'exclusivité sur l'autorisation de diffuser les films à une période donnée dont ces sociétés disposent n'est pas créatrice de droits dont la violation serait sanctionnée par la contrefaçon et que les contrats de coproduction ne confèrent pas, en toute hypothèse, à TF1 films production, en sa seule qualité de coproducteur, la titularité des droits lui donnant qualité à agir en contrefaçon pour la période considérée par les diffusions critiquées.

18.En toute hypothèse, elles exposent que les sociétés TF1 films production, TF1, TMC et TFX n'ont pas qualité à agir en contrefaçon dès lors que la diffusion des films a précédé la période d'ouverture des droits exclusifs de diffusions qui leur ont été cédés et concédés par le producteur. Elles ajoutent que les sociétés du groupe TF1 n'étaient pas encore titulaires des droits de diffusion des films à la date de leur diffusion par Canal + et ne disposent pas de la possibilité de contester sur le fondement de la contrefaçon la diffusion des films concernés en dehors de cette période.

19.Elles soutiennent que la société Groupe canal + n'a pas qualité à défendre dans le cadre de la présente instance et doit être mise hors de cause aux motifs que les sociétés du groupe TF1 ne démontrent pas les fautes que ces deux sociétés auraient respectivement commises et en quoi elles auraient concouru au même dommage, faisant valoir que seule la société Canal plus édite un service de télévision et diffuse à ce titre les chaînes de Canal + et pourrait à ce titre être responsable des actes allégués par les sociétés du groupe TF1, qu'elle seule est partie aux contrats de préachats de droits et que le principe de l'autonomie patrimoniale des personnes morales empêche de rendre responsable la société Groupe Canal + du seul fait de sa qualité d'actionnaire de la société Canal plus ou de la participation d'un de ses dirigeants dans le groupe Canal + d'actes prétendument fautifs imputables à la société Canal plus.

20.Les sociétés du groupe TF1 opposent en substance que les producteurs délégués, qui sont présumés détenir les droits exclusifs d'exploitation sur l'œuvre audiovisuelle, des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " ne se sont pas limités à leur donner de simples autorisations mais leur ont cédé en bonne et due forme des droits et au surplus, à titre exclusif, l'exclusivité du droit conféré étant le seul critère qui permette d'attribuer l'action en contrefaçon.

21.Elles contestent qu'elles n'auraient pas disposé de droit d'agir en contrefaçon à l'époque des diffusions précitées aux motifs que les contrats qu'elles concluent avec les producteurs interdisent à ces derniers d'autoriser un tiers à exploiter les droits en clair sur le film tant pendant la période (fenêtre) au cours de laquelle elles peuvent diffuser le film sur leurs antennes, que pendant la période antérieure et ce dès la signature du contrat. Elles font ainsi valoir que la circonstance selon laquelle les diffusions auxquelles les sociétés Canal plus et Groupe canal + se sont livrées n'auraient pas été effectuées pendant la fenêtre d'exploitation dont les sociétés du groupe TF1 disposaient contractuellement, ne peut permettre aux défenderesses de considérer que les demanderesses n'auraient pas intérêt à agir sur le fondement de la contrefaçon de leurs droits, dans la mesure où l'exclusivité qui leur a été consentie sur les droits de diffusion en clair que les producteurs leur avaient cédés ne se limitait pas à cette fenêtre d'exploitation mais était acquise à la signature des contrats.

22.Elles répliquent sur le défaut de qualité à défendre de la société Groupe canal + soulevé par les défenderesses que M. [J] est le président du directoire de la société groupe Canal + et son directeur général ; qu'en cette qualité, il a pris la décision de passer en clair à compter du 16 mars 2020 les six chaînes du groupe Canal + qu'il dirige en parfaite connaissance de cause puisque ces six chaînes ne disposent que d'une autorisation pour une diffusion cryptée ; qu'il a communiqué en cette qualité auprès du public sur cette opération. Elles en déduisent que la société groupe Canal + ne saurait soutenir qu'elle n'aurait pris aucune part dans les agissements fautifs que lui reprochent les sociétés du groupe TF1.

Appréciation du tribunal

23.Selon l'article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité.

24.L'article 31 du même code dispose que l 'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention et l'article 32 suivant, qu'est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir.

25.Aux termes de l'article L.332-1 du code de la propriété intellectuelle, tout auteur d'une œuvre protégée au titre du droit d'auteur, ses ayants droit ou ses ayants cause peuvent agir en contrefaçon.

26.Le demandeur à l'action doit prouver sa qualité de titulaire des droits.

27.Selon l'article 1134 devenu 1103 du code civil, les conventions tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.

28.En l'espèce, les " contrats de coproduction " conclus par la société TF1 Films production respectivement le 26 juillet 2018 avec les sociétés Curiosa films et Marvelous productions désignées " producteur délégué " pour le film " All inclusive ", et le 2 mars 2018, avec la société ADNP désignée producteur délégué, pour le film " Jusqu'ici tout va bien ", stipulent chacun que " le producteur délégué déclare être propriétaire à titre exclusif des droits d'auteur (…) pour une durée de 35 ans à compter de la signature des contrats d'auteur (…) " (article I 2)) et que la société TF1 films production " accepte de participer à la coproduction du film " (article I 1)), moyennant " le versement de son apport au producteur délégué " (article II), en contrepartie duquel elle sera " propriétaire à concurrence de sa part de 30% jusqu'à récupération de sa part de coproduction, puis [x] % au-delà, de tous les éléments corporels et incorporels du film au fur et à mesure de sa réalisation, et notamment des droits d'exploitation de celui-ci, sous toute forme, commerciale et non commerciale, sur quelque support et par quelque procédé que ce soit, connu ou inconnu à ce jour " (article III, 1er alinéa).

29.En outre, aux termes des " contrats d'achat de droits de diffusion " conclus par la société TF1 Films production le même jour que les contrats de coproduction, " le producteur délégué [lui] cède les droits de diffusion exclusifs " relatifs à chacun de ces films (article I), qu'il s'agisse des droits de première diffusion télévisuelle ou de deuxième diffusion télévisuelle, pour une période de dix-huit mois et " sous réserve des droits de diffusion cédés à TMC pour la même fenêtre de diffusion ", le contrat qui a pris effet " dans toutes ses dispositions au jour de sa signature " (article II) précisant que le " producteur délégué déclare être seul détenteur, pour les territoires désignés à l'article II et pour toute la durée de cession des droits de diffusion faisant l'objet du présent contrat, des droits de diffusion du film " (article VI, §. 6.1).

30.Il résulte des stipulations des contrats de production précités et des contrats d'achat de droits de diffusion que le producteur délégué de chacun des films en cause déclarant être " propriétaire à titre exclusif des droits d'auteur " et seul détenteur des droits de diffusion du film pour toute la durée de leur cession, les contrats d'achat de droits de diffusion n'emportent pas transfert de propriété des droits d'auteur sur les films - le tribunal n'étant pas lié par la qualification de " contrat d'achat de droits de diffusion " retenue par les parties -, mais se bornent à conférer à la société TF1 films production une autorisation d'exploitation temporaire ou droit d'usage aux fins de diffusion pour la période considérée et dans un périmètre précis, en contrepartie d'une rémunération déterminée, peu important que ces contrats d'achats de droits de diffusion, " mal nommés " en ce qu'ils s'apparentent en effet à une licence de droit d'auteur plus qu'à une cession, indiquent que le producteur délégué " cède " les droits de diffusion.

31. Le fait que le contrat de coproduction confère à la société TF1 films production la propriété, à concurrence de sa part de coproduction, de tous les éléments incorporels du film, tels que les droits d'exploitation quels qu'en soient la forme, le support et le procédé, n'entraîne pas davantage le transfert de propriété des droits de diffusion des films, dès lors qu'en concluant par actes séparés des contrats d'achat des droits de première et deuxième diffusions télévisuelles sur ces films, par lesquels le producteur délégué garantit en outre à la société TF1 films productions qu'il est seul détenteur des droits de diffusion, les parties ont convenu par là-même que le contrat de production ne conférait la titularité d'aucun droit de diffusion à la société TF1 films production en sa seule qualité de coproducteur.

32.De même, et contrairement à ce que prétendent les demanderesses, le fait que la société TF1 films production, pour le compte de la société TF1, la société TMC et la société TFX soient cessionnaires à titre exclusif de droits de diffusion ne les investit d'aucun droit d'agir en contrefaçon : l'exclusivité d'autorisation de diffusion de films déterminés à une période donnée ne se confond pas avec la titularité des droits d'auteurs.

33.Dans ces conditions, la simple autorisation d'exploiter, y compris à titre exclusif, une œuvre délivrée par le titulaire des droits d'auteur n'investissant pas son bénéficiaire de ces droits, les sociétés TF1 Films production, TF1, TMC et TFX, qui ne sont pas titulaires de droits d'exploitation sur les films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " pour la période au cours de laquelle sont intervenues les diffusions de ces deux films par Canal + faute de justifier d'un acte attestant du transfert de ces droits, ni même n'allèguent être titulaires de droits d'auteur, sont irrecevables à agir en contrefaçon.

34.La fin de non-recevoir pour défaut de qualité à agir soulevée par les sociétés Canal plus et Groupe Canal + étant accueillie, le moyen tiré du défaut de qualité à agir en contrefaçon en raison de la diffusion des films sur Canal + avant l'ouverture des droits concédés aux sociétés du groupe TF1 est devenu inopérant.

35.S'agissant de la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à défendre, il apparaît que la société Canal plus édite un service de télévision privé et diffuse les chaînes de télévision Canal +, cependant qu'aux termes de son extrait K-Bis, la société Groupe Canal + " exerce toutes activités dans les domaines de la communication et de l'audiovisuel en particulier et des télécommunications, ainsi que l'exploitation sous toutes ses formes de tous produits, services, offres liées à ce qui précède ", ce dont il résulte que leurs activités ne sont guère différentes.

36.Il est constant, en outre, que c'est en sa qualité de président du directoire et directeur général de la société Groupe Canal + que M. [J] a annoncé le 16 mars 2020, sur twitter, le lancement de l'opération de "mise en clair", ce qu'il a indiqué assumer dans un entretien donné à la presse écrite en juin 2020, et que c'est encore à l'intéressé que le CSA s'est adressé pour lui indiquer qu'il regrettait de n'avoir pas été consulté, ni même informé au préalable. Il en résulte que l'appréciation de la part prise par la société Groupe Canal + dans les agissements fautifs qui lui sont reprochés par les sociétés du groupe TF1, et donc la qualité à défendre de la société Groupe Canal + aux demandes formées par ces dernières, est en réalité un moyen de fond, peu important que le dirigeant de la société Groupe Canal + soit également celui de la société Canal plus ou que seule la société Canal plus soit partie aux contrats d'achats de droits de diffusion.

37.La fin de non-recevoir soulevée par les sociétés défenderesses tirée du défaut de qualité à défendre de la société Groupe Canal + sera donc rejetée.

Sur la concurrence déloyale des sociétés Canal plus et Groupe Canal +

Sur les faits fautifs de concurrence déloyale

Moyens des parties

38.Les sociétés du groupe TF1 font valoir que les sociétés du groupe Canal + ont commis des actes de concurrence déloyale qui engagent leur responsabilité civile de droit commun, en diffusant en clair leurs programmes et les films cinématographiques auprès du plus grand nombre de téléspectateurs, et non auprès uniquement de ceux ayant souscrit un abonnement, en violation tant de la règlementation applicable au secteur de l'audiovisuel, en l'occurrence le décret du 17 janvier 1990 et l'Accord sur la chronologie des médias, que de la convention conclue avec le CSA et des contrats d'achats de droits conclus ; que le simple fait pour ces dernières de diffuser en clair lesdits films et programmes suffit à démontrer que la règlementation applicable n'a pas été respectée ; que la violation d'une règlementation étrangère au code de la propriété intellectuelle est constitutive d'actes distincts de la contrefaçon.


39.Les sociétés Canal plus et Groupe Canal + répliquent en substance qu'aucun acte de concurrence déloyale n'est imputable à Canal +, ni au titre de la violation de la réglementation applicable au secteur de l'audiovisuel, ni au titre de la violation des contrats conclus par Canal + avec les ayants droit et de la violation de la convention conclue avec le CSA ou encore au titre de faits distincts relatifs à la diffusion en clair, pendant la période d'exclusivité de Canal + des deux films français et des quatre films américains et plus généralement de la mise en clair des programmes des chaînes du groupe Canal +. Elles font valoir ainsi que la réglementation applicable à Canal + est spécifique et distincte de celle applicable aux sociétés du groupe TF1 ; qu'il n'est pas possible de considérer que Canal + a violé la réglementation audiovisuelle qui lui est applicable à défaut d'une procédure disciplinaire engagée à son encontre par le CSA, aujourd'hui l'ARCOM ; que si les diffusions en clair n'étaient pas permises par le décret de 1990 et l'Accord sur la chronologie des médias, elles ne suffisent pas à caractériser une faute de concurrence déloyale de Canal + au regard du contexte sanitaire du Covid-19, de l'indulgence du CSA qui n'a prononcé aucune sanction à son encontre, de l'absence de griefs et a fortiori d'action en justice des ayants-droit à son encontre, de la collaboration des fournisseurs d'accès à internet (FAI) pour mettre en place l'opération de mise en clair et du non-respect par les demanderesses elles-mêmes des règles légales et réglementaires qui leur sont imposées au regard de la chronologie des médias. Elles soutiennent que la demande au titre d'actes de concurrence déloyale liés à la diffusion en clair des chaînes du groupe Canal + fondée sur le non-respect des contrats conclus avec les ayants droit n'est pas fondée sur des faits distincts de ceux sur lesquels est fondée l'action en contrefaçon s'agissant du film " All inclusive ", aucun autre film n'étant identifié par les sociétés demanderesses. Elles ajoutent que les pièces versées par les sociétés du groupe TF1 ne démontrent pas la faute, ni l'avantage concurrentiel qu'aurait retiré Canal + de son opération de mise en clair.

Appréciation du tribunal

40.Aux termes de l'article 1382, devenu 1240, du code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

41.Sur le fondement de ce texte, les actes contraires à la loyauté commerciale, qu'ils interviennent entre concurrents ou entre non-concurrents, sont sanctionnés au titre de la concurrence déloyale, laquelle exige seulement l'existence de faits fautifs générateurs d'un préjudice et peut être intentée même par celui qui ne peut se prévaloir d'un droit privatif. Il est généralement distingué quatre cas d'agissements constitutifs de concurrence déloyale : la création d'un risque de confusion avec l'entreprise ou les produits d'un concurrent, le dénigrement du concurrent, la désorganisation d'une entreprise ou de son marché, le parasitisme.

42.Constitue également un acte de concurrence déloyale le non-respect d'une réglementation dans l'exercice d'une activité commerciale, qui induit nécessairement un avantage concurrentiel indu pour son auteur.

Décision du 25 janvier 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 21/06222
N° Portalis 352J-W-B7F-CULN2

43.Les sociétés du groupe TF1 reprochent aux sociétés du groupe Canal + la violation, en premier lieu, du décret n°90-66 du 17 janvier 1990 pris pour l'application de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 et fixant les principes généraux concernant la diffusion des œuvres cinématographiques et audiovisuelles par les éditeurs de services de télévision et de l'accord sur la chronologie des médias du 6 septembre 2018.

44.Selon l'article 6-2 du décret du 17 janvier 1990 précité, est dénommé service de cinéma un service de télévision dont l'objet principal est la programmation d'œuvres cinématographiques et d'émissions consacrées au cinéma et à son histoire et service de cinéma à programmation multiple, un service de cinéma rediffusé intégralement ou partiellement en plusieurs programmes de la loi du 30 septembre 1986 susvisée. Ces services font l'objet d'un abonnement spécifique à un ou plusieurs services ayant le même objet.

45.Selon l'article 6-3 de ce décret, est dénommé service de cinéma de premières diffusions, un service de cinéma qui diffuse annuellement une ou plusieurs œuvres cinématographiques en première exclusivité télévisuelle hors paiement à la séance ou plus de dix œuvres cinématographiques en seconde exclusivité télévisuelle hors paiement à la séance, dans un délai inférieur à 36 mois après leur sortie en salles en France et service de premières exclusivités, un service de cinéma de premières diffusions qui diffuse annuellement en première exclusivité télévisuelle hors paiement à la séance au moins soixante-quinze œuvres cinématographiques dans un délai inférieur à 36 mois après leur sortie en salles en France, dont au moins dix d'expression originale française pour lesquelles les droits ont été acquis avant la fin de la période de prises de vues.

46.En outre, l'article 12 du décret dispose que les éditeurs de services diffusés par voie hertzienne terrestre dont le financement fait appel à une rémunération de la part des usagers et les éditeurs de services de cinéma et de paiement à la séance distribués par un réseau n'utilisant pas de fréquences assignées par le Conseil supérieur de l'audiovisuel diffusent les œuvres cinématographiques de longue durée à l'intérieur des programmes faisant l'objet de conditions d'accès particulières.

47.Les parties s'accordent, en application de ces dispositions, à qualifier les sociétés du groupe Canal + de services de cinéma de premières diffusions et à programmation multiples au sens des articles 6-2 et 6-3 du décret. Ces services payants faisant l'objet d'un abonnement, sont soumis à des conditions d'accès particulières.


48.Les articles 7 à 12 de ce décret précisent pour chaque type de services de cinéma les modalités des obligations de diffusion des œuvres cinématographiques : nombre de films par an, jours et heures de la semaine.

49.Par ailleurs, la chronologie des médias est un ensemble de règles convenues entre les professionnels du secteur et les éditeurs des services de médias et rendues obligatoires en application des articles L. 233-1 et L. 234-1 du Code du cinéma et de l'image animée, définissant les délais à respecter pour l'exploitation d'un film sur différents supports après sa sortie en salle.

50.L'accord professionnel sur la chronologie des médias applicable aux faits de l'espèce et conclu le 6 septembre 2018, modifié le 21 décembre 2018, a été rendu obligatoire par arrêté du 25 janvier 2019 portant extension de l'accord pour le réaménagement de la chronologie des médias du 6 septembre 2018, " pour tout éditeur de services de télévision ". Il a mis en place, pour divers canaux de diffusion des fenêtres d'exclusivité successives pour réguler l'exploitation des films. Cet accord prévoit notamment un délai de 8 mois à compter de la sortie en salle avant toute diffusion sur les services de télévision payants de cinéma remplissant certaines conditions de financement et de diffusion d'œuvres françaises et européennes, un délai compris entre 22 et 30 mois pour les services de télévision en clair, et entre 17 et 36 mois pour les plateformes de SVOD par abonnement payantes.

51.En conséquence, à condition d'avoir souscrit un abonnement spécifique pour accéder à ce type de services, les films sont visibles pour la première fois en télévision à l'expiration d'un délai de 8 mois après leur sortie en salles sur les services de cinéma de première exclusivité dont il est constant que relèvent les chaînes éditées par les sociétés du groupe Canal +, cependant que ces films ne sont accessibles sur les chaînes en clair de la TNT que 14 mois plus tard.

52.Or, il est constant et non contesté par les défenderesses qu'au cours de la période du 16 au 31 mars 2020, les programmes de six des chaînes payantes du groupe Canal +, ramenés à ceux des seules chaînes Canal + et Canal + séries à compter du 21 mars, ont été diffusés en clair auprès des abonnés aux box télévision des FAI, soit un public ne se limitant pas à celui des seuls abonnés aux services de cinéma payants, ce que confirment les propos de M. [J] qui, en sa qualité de président du directoire et Directeur général de la société Groupe Canal + et non en celle de président de la société Canal plus, a annoncé lui-même le lancement de l'opération de " mise en clair " par un message d'information posté le 16 mars 2020 sur son compte twitter " Canal + passe en clair sur toutes les box. Et pour nos abonnés nous ouvrons l'accès à toutes nos chaînes Cinéma, séries, Jeunesse et Documentaires. Prenez soin de vous ", ajoutant dans un entretien accordé au journal Le Point le 11 juin 2020 " Le 1er jour j'ai reçu des dizaines de messages de la profession pour me féliciter. (…) je suis très fier de cette opération. Mon seul regret est de ne pas avoir prévenu le CSA ". Il s'en déduit que la société Groupe Canal + a pris part, aux côtés de la société Canal plus, dans les agissements fautifs qui leur sont reprochés par les demanderesses. Il est en outre établi que l'opération de mise en clair annoncée par [S] [J] a été relayée par les FAI auprès de leurs abonnés en ces termes " Profitez de @canalplus en clair sur la TV d'Orange, accessible à tous dès maintenant " ; " Si vous souhaitez profiter des chaînes de Canal + en clair sur votre Red box… ". Enfin, les demanderesses établissent qu'au cours de la période incriminée, les sociétés du Groupe Canal + n'ont pas non plus respecté, en diffusant en clair leurs programmes, l'interdiction faite aux services de télévision en clair édictée à l'article 10 du décret du 17 janvier 1990 de diffuser des films cinématographiques " 1° Le mercredi soir, à l'exception des oeuvres d'art et d'essai diffusées après 22 h 30 ; 2° Le vendredi soir, à l'exception des oeuvres d'art et d'essai diffusées après 22 h 30 ; 3° Le samedi ; 4° Le dimanche avant 20 h 30 " : il ressort d'un procès-verbal de constat dressé le 28 mars 2020, que le film " Sang froid " a été diffusé un samedi à 13h20.

53.Il résulte suffisamment de ces éléments que tout en n'hésitant pas, par ailleurs, à fustiger " les comportements opportunistes " dans un courriel du 28 juin 2023 adressé notamment au CNC dans le cadre des discussions sur l'aménagement de l'accord en vigueur sur la chronologie des médias et à soutenir le projet de lettre interprétative issu de ces discussions qui soulignait que " c'est la connaissance, par un diffuseur, de son positionnement exact dans la chronologie des médias par rapport aux autres diffuseurs qui détermine le montant qu'il est prêt à consentir pour acquérir les droits d'exploitation d'une œuvre donnée ", la société Canal plus ainsi que la société Groupe Canal + ont violé de manière délibérée la règlementation qui leur est applicable, issue du décret du 17 janvier 1990 et de l'arrêté du 25 janvier 2019 portant extension de l'accord pour le réaménagement de la chronologie des médias qui leur font obligation de diffuser auprès de leurs seuls abonnés aux services spécifiques de cinéma payant, et qui s'inscrit dans un écosystème commun à l'ensemble des services télévisuels dont les droits et obligations sont déclinés en fonction des particularités de chacun d'entre eux, l'absence de procédure disciplinaire engagée par l'ARCOM ne permettant pas d'en déduire, comme le font pourtant les défenderesses, l'absence de violation de ladite réglementation, sauf à priver les diffuseurs victimes de leur droit à obtenir réparation de leur préjudice.

54.Plus largement, le contexte sanitaire du Covid-19, l'indulgence dont aurait fait preuve le CSA en ne sanctionnant pas l'opération de " mise en clair ", ou encore l'absence de griefs des ayants droit à leur encontre, comme la collaboration des fournisseurs d'accès à internet à cette opération sont autant de raisons vainement invoquées par les sociétés du groupe Canal +, en ce qu'elles sont dépourvues d'incidence sur la caractérisation de la faute qui leur est reprochée. Le contexte sanitaire n'est en effet nullement exonératoire de toute faute, pas plus que la collaboration des FAI à la violation de la réglementation ne saurait retirer son caractère fautif à la violation commise par les défenderesses. De surcroît, le fait que le groupe Canal + soit une source de financement majeur du cinéma français, à hauteur de 45,4% des films d'initiative française comme en justifient les demanderesses, est de nature à dissuader les producteurs de se plaindre des agissements des défenderesses. Elles sont donc mal fondées à prétendre qu'elles auraient pris en compte leurs griefs et celui des chaînes en clair en circonscrivant leurs opérations de " mise en clair " à compter du 21 mars 2020 sur les seules chaînes Canal + et Canal + séries puisque, d'une part, celles-ci sont les chaînes phares du groupe Canal + jouissant de la plus forte audience, ce qui n'est pas contesté par les défenderesses, d'autre part, et en tout état de cause, les sociétés du groupe Canal + ont choisi de poursuivre une exploitation qu'elles savaient de nature à porter atteinte aux droits des tiers, nonobstant les griefs formulés, en diffusant en clair pendant dix jours supplémentaires.


55.Ainsi, et sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres griefs formulés par les sociétés du groupe TF1, les sociétés du groupe Canal + ont commis un acte fautif de concurrence déloyale, laquelle n'est ni subordonnée à la démonstration d'une distorsion de concurrence, ni à celle de la réalisation d'opérations de publicité pour accompagner le passage en clair.

Sur les préjudices

Moyens des parties

56.Les sociétés du groupe TF1 exposent que les sociétés TF1, TMC, TFX et TF1 Films production ont subi un préjudice lié à la diffusion par Canal + des films français " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " en ce que la valeur des droits de diffusion acquis pour ces œuvres s'en est trouvée altérée : au moment de leur diffusion sur les chaînes du groupe TF1, ces deux films ont perdu leur caractère inédit à la suite de leur programmation en clair par Canal + sur la période incriminée. Elles considèrent que ces deux films n'ayant pu être exploités en clair sur leurs chaînes comme deux films inédits, mais comme des films rediffusés, leur préjudice est celui d'une perte de valeur de leurs droits, indépendante de la diffusion ultérieure des films sur les chaînes du groupe TF1 et de l'audience obtenue à cette occasion, cette perte correspondant à la différence entre le prix payé pour acquérir les droits de diffusion de films inédits en clair et le prix qu'elles auraient dû payer pour un film non inédit, soit une différence de prix moyen de 40%.

57.Elles invoquent encore un préjudice lié à la dévalorisation des droits de diffusion en clair relatifs aux films américains que le GIE TF1 a acquis : " Pokemon Detective Pikachu ", " Godzilla 2 ", " Crazy rich asians ", " Avengers : Endgame ". Elles font valoir que la diffusion en clair, voire la multidiffusion de ces films par les chaînes du groupe Canal + a pris la place de la diffusion gratuite inédite alors que le nombre de téléspectateurs avait substantiellement augmenté pendant cette période, de même que la durée d'écoute individuelle et a ainsi contribué à la dépréciation des droits de diffusion acquis par le GIE TF1 qu'elles évaluent à 40%.

58.Elles prétendent de même que la société TF1 films production a subi, en sa qualité de coproducteur, un préjudice résultant de l'exploitation des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " sur les antennes du groupe Canal + en ce qu'elle n'aurait pas investi dans ces films si elle avait su que les chaînes du groupe TF1 ne pouvaient les diffuser en clair et de manière inédite. Elles font valoir que le financement réalisé est dans la dépendance des droits de diffusion en clair que TF1 Films production peut acquérir sur ces films pour leur diffusion comme inédits sur les chaînes du groupe.

59.Elles soutiennent enfin qu'elles ont subi un manque à gagner en termes de chiffre d'affaires publicitaires sur la période de passage en clair des chaînes du groupe Canal +, cette mise à disposition illicite des chaînes ayant constitué une concurrence déloyale pour les programmes diffusés parallèlement sur les chaînes du groupe TF1. Elles évaluent leur préjudice financier à 1 200 000 euros de manque à gagner. Elles considèrent que nonobstant le fait que la période n'a pas été faste pour le secteur publicitaire, si les sociétés défenderesses n'avaient pas procédé à la mise en clair de leurs chaînes, les sociétés du groupe TF1 auraient pu prétendre à une audience supérieure et donc des recettes publicitaires en conséquence. Elles évaluent leur préjudice sur la base d'un scénario contrefactuel en comparant la situation observée avec celle qui aurait été la leur en l'absence du fait générateur de responsabilité.

60.Elles rapportent enfin avoir subi un préjudice moral en ce que les sociétés du groupe Canal + ont cherché à se donner le beau rôle en mettant gratuitement à la disposition du plus grand nombre de téléspectateurs des programmes récents, présentant cette gratuité comme un geste de générosité de leur part à l'égard des français, mais en réalité aux frais de leurs concurrents. Elles évaluent leur préjudice à un million d'euros.

61.Les sociétés Canal plus et Groupe Canal + répliquent en substance que s'il s'infère nécessairement de la faute établie un préjudice fût-il seulement moral, le demandeur doit justifier du lien de causalité avec la faute et le quantum du préjudice allégué, en prenant en considération notamment l'avantage indu ; que le préjudice lié au manque à gagner publicitaire doit être écarté en ce que les diffusions litigieuses l'ont été sur une courte période et à défaut, calculé sur la base des bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte aux droits et non pas sur le chiffre d'affaires du demandeur ; qu'en l'occurrence, les sociétés du groupe TF1 ne démontrent pas les différents préjudices qu'elles prétendent avoir subis, notamment la dépréciation de leurs droits, la perte d'attractivité et de valeur des films. Elles reprochent encore aux sociétés demanderesses de ne pas détailler les calculs du préjudice subi lié à la diffusion des deux films français, notamment celui de la décote de 40% et, s'agissant des autres préjudices en raison du passage au clair des chaînes du groupe Canal + relatifs aux films américains et de celui subi par la société TF1 films production, d'invoquer des éléments subjectifs liés aux audiences et aux choix de programmation et d'achats de droit qui ne sauraient leur être imputés. Elles soulignent qu'aucune perte d'attractivité ne peut être établie, les demanderesses n'ayant pas perdu de parts d'audience pendant l'opération de mise en clair. Elles contestent la moindre responsabilité de Canal + dans les appels au boycott de la chaîne TF1, prétendant n'avoir pas critiqué les chaînes du groupe TF1 en conséquence de l'arrêt de l'opération de mise en clair et en tout état de cause, elles estiment que le lien de causalité n'est pas établi ni le quantum du préjudice allégué.

Appréciation du tribunal

62.Il est constant qu'il s'infère nécessairement un préjudice, générateur d'un trouble commercial, fût-il seulement moral, d'un acte de concurrence déloyale, même limité dans le temps.

63.Cette présomption de préjudice, qui ne dispense pas le demandeur de démontrer l'étendue de celui-ci, se satisfait d'une moindre exigence probatoire lorsque le préjudice est particulièrement difficile à démontrer.

64.En effet, s'il peut être aisément démontré que des pratiques tendant à détourner ou à s'approprier la clientèle ou à désorganiser l'entreprise du concurrent ont induit pour la victime un manque à gagner et une perte subie, y compris sous l'angle d'une perte de chance, le fait de s'affranchir d'une règlementation, dont le respect a nécessairement un coût, induit un avantage concurrentiel indu pour son auteur dont les effets préjudiciables peuvent être évalués en prenant en considération cet avantage indu modulé à proportion des volumes d'affaires respectifs des parties affectés par ces actes.

Sur le préjudice lié à la diffusion des deux films français " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien "
65.C'est à juste titre qu'invoquant les termes du projet de lettre interprétative - approuvée par la société Groupe Canal + - de l'accord sur la chronologie des médias du 24 janvier 2022, selon lesquels " c'est la connaissance, par un diffuseur, de son positionnement exact dans la chronologie des médias par rapport aux autres diffuseurs qui détermine le montant qu'il est prêt à consentir pour acquérir les droits d'exploitation d'une œuvre donnée ", les sociétés du Groupe TF1évaluent leur préjudice à la perte de valeur subie par les films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " en raison de la perte du caractère inédit de ceux-ci et, partant, de leur attractivité intrinsèque au moment de leur diffusion en clair sur leurs chaînes, causée par celle en amont et en clair de ces deux films par les sociétés défenderesses en violation de la réglementation qui leur est applicable. La diffusion déloyale des deux films litigieux dont les droits avaient été achetés pour une première fenêtre de diffusion en clair a, en effet, conduit le public des chaînes du groupe TF1 à appréhender leur programmation ultérieure comme une rediffusion, ce qui a déprécié le prix d'achat de ces droits auquel avaient consenti les sociétés demanderesses, mais aussi affecté de manière automatique le prix d'achat des droits de diffusion ultérieure sur les chaînes TMC et TFX, ce prix baissant avec le niveau du rang de diffusion. Il importe peu que la mise en clair réalisée par les chaînes du groupe Canal + n'ait duré en elle-même que quinze jours ou qu'une diffusion ultérieure ait eu lieu sur les chaînes du groupe TF1 et qu'elle ait suscité une audience : le prix d'achat des droits de diffusion payé pour une diffusion d'un film inédit en clair a été fixé en amont de celle-ci et donc de l'audience effective réalisée. Il est donc indifférent, contrairement à ce que soutiennent les sociétés Canal +, que les audiences moyennes réalisées par les chaînes du groupe TF1 pour l'ensemble des diffusions des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " se soient avérées largement supérieures à celles réalisées par les chaînes des sociétés défenderesses pendant l'opération de mise en clair.

66.En tout état de cause, il est démontré par les sociétés du groupe TF1, qui ne sont pas contredites sur ce point par les défenderesses, que le prix d'achat de droits de diffusion pour une deuxième diffusion en clair est inférieur à celui qui est payé pour des droits de première diffusion en clair. Cependant, si elles établissent que la différence de prix entre le contrat de premier achat de droits de diffusion pour une diffusion inédite en clair du film " Les profs " et le contrat d'achat de droits de diffusion pour une diffusion postérieure en clair de ce film s'établit à 500 000 € HT (1 200 000 euros HT - 700 000 € HT), soit une décote d'un peu plus de 41%, les contrats qu'elles versent concernent cinq autres films, pour certains peu récents, qui révèlent une décote tantôt très supérieure, tantôt autour de 20%, ce qui correspond à celle qui ressort, de l'ordre de 22%, de la comparaison du prix d'achat pour une première diffusion en clair du film " All inclusive " (1.760.000 € TTC) et celui pour une seconde diffusion (1.375.000 € TTC), étant observé que pour le film " Jusqu'ici tout va bien " l'absence de contrat d'achat de droit de deuxième diffusion par TF1 Films production ne permet pas de corroborer cette comparaison. Surtout, pour trois de ces films, les contrats d'achat de droits de première et de seconde diffusion ont été conclus le même jour, de sorte que la différence objective de prix entre les contrats tend davantage à enregistrer l'existence d'un prix global réparti entre les deux contrats en distinguant logiquement à la baisse celui qui a pour objet une diffusion secondaire, qu'à constituer une véritable décote.

67.Dans ces conditions, et en l'état des éléments produits devant le tribunal par les demanderesses pour établir l'étendue de leur dommage, il sera retenu une dépréciation de 20 % du prix d'achat des droits de diffusion sur une première fenêtre, et de seulement 5 % du prix d'achat des droits de diffusions ultérieures dans la mesure où la dégradation du rang de diffusion programmée à l'origine comme une deuxième diffusion a un effet nécessairement plus limité dès lors que les droits achetés pour une deuxième diffusion l'ont été pour un film qui n'était d'ores et déjà plus inédit et qui le demeure quels que soient les rangs de diffusion ultérieurs.

68.Ainsi, s'agissant du film " All inclusive ", il y a lieu de retenir une dépréciation d'un montant de 409.750 euros sur les droits de première diffusion acquis TTC par les sociétés TF1 Films production, TMC et TFX [(1.760.000 - 20%)+(165.000-20%)+(123.750-20%)] et de 73.562,50 euros sur les droits de deuxième diffusion [(1.375.000 € - 5%) + (55.000TTC - 5%) + (37.500 + 10% TVA - 5%)]. Pour le film " Jusqu'ici tout va bien ", la dépréciation s'élève à la somme de 253.000 euros sur les droits de première diffusion acquis TTC par les sociétés TF1 films production et TMC [(1.100.000 € - 20%) + (165.000 - 20%)] et de 2.750 euros au titre des droits de deuxième diffusion TTC payés par la société TMC (55.000 € - 5%).

69.Il convient donc de condamner les sociétés Canal plus et Groupe Canal + in solidum à payer aux sociétés TF1, TMC, TFX et TF1 films production la somme de 739.062,50 euros (409.750 + 73.562,50 + 253.000 + 2.750) en réparation de leur préjudice de dépréciation des droits de diffusion des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " au titre de la concurrence déloyale.

Sur les préjudices liés à la diffusion en clair des quatre films américains " Pokemon Detective Pikachu ", " Godzilla 2 ", " Crazy rich Asians " et " Avengers " : endgame " sur les chaînes du groupe Canal +
70.Les sociétés du Groupe TF1 invoquent un préjudice de dépréciation des droits acquis par la société GIE TF1 de diffusion en clair des films américains " Pokemon Detective Pikachu ", " Godzilla 2 ", " Crazy rich Asians " et " Avengers : endgame " à la suite de la diffusion de ceux-ci sur les chaînes des sociétés du groupe Canal +.

71. Toutefois, hormis le contrat d'acquisition de droits du film " Avengers : Endgame " pour un montant de 4.500.000 euros, les sociétés du groupe TF1 à qui il incombe de démontrer l'étendue de la dépréciation qu'elles allèguent de leurs droits de diffusion acquis, se bornent à fournir, d'une part, un seul exemple de contrats d'achat de droits de diffusion d'un film américain, en l'occurrence " Spiderman 3 " pour un 1er achat et un 2ème achat des droits sur ce film, d'autre part, une attestation de M. [T], Directeur financier du pôle contenu et musique du groupe TF1, qui ne permet pas au tribunal de vérifier les sommes mentionnées, aucun élément n'étant fourni pour justifier le calcul qui a permis à ce dernier d'obtenir une décote moyenne de 40%.

72.En l'état de ces seuls éléments de preuve insuffisants à établir la réalité d'une décote moyenne de 40% alléguée sur les droits de diffusion des quatre films américains en cause, et en l'absence de production des contrats d'achat de droits de diffusion de trois de ces films, seule la perte de valeur des droits de diffusion acquis par la société GIE TF1- Acquisition de droits résultant de la diffusion en clair du film " Avengers-Endgame " sur les chaînes du Groupe Canal + pendant la période incriminée est établie et doit donner lieu à indemnisation à hauteur d'une décote qui sera fixée à 20 %. Le fait que le film ait été diffusé sur les chaînes du groupe TF1, ait obtenu de bons résultats d'audience et ait généré des recettes publicitaires ne saurait relativiser le préjudice des demanderesses pour dépréciation des droits de diffusion laquelle, comme il a été dit, est acquise au jour de la diffusion illicite par les chaînes du groupe Canal + dudit film. Il y a donc lieu d'évaluer le préjudice subi pour ce film à la somme de 900.000 euros (4.500.000 €-20%), de laquelle il convient de déduire, comme le suggèrent les demanderesses elles-mêmes, la somme de 219.000 euros correspondant, selon elles, aux compensations qu'elles ont obtenues de Disney sous la forme d'une prolongation des droits sur un programme acheté auprès de ce distributeur, dont elles justifient.

73.Les sociétés Canal plus et Groupe Canal + seront donc condamnées in solidum à payer à la société GIE TF1 la somme de 681.000 euros en réparation de son préjudice de dépréciation des droits de diffusion du film " Avengers Endgame ". La société GIE TF1 sera déboutée de sa demande de réparation de son préjudice du chef des films " Pokemon Detective Pikachu ", " Godzilla 2 ", " Crazy rich Asians ".

Sur les préjudices liés à la diffusion en clair des programmes des chaînes du groupe Canal +
74.La société TF1 films production demande réparation du préjudice qu'elle allègue avoir subi en sa qualité de coproducteur à la suite de l'exploitation en clair des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " par les sociétés du groupe Canal +.

75.Force est de constater qu'elle invoque les investissements réalisés dans la production de films comme étant " dans la dépendance des droits de diffusion " acquis sur ces films en parallèle par les chaînes du groupe, prétendant qu'elle n'aurait pas contribué au financement de ces films si elle avait su qu'ils seraient diffusés en clair par les défenderesses, alors qu'il est constant et non contesté que le groupe TF1 a des obligations annuelles de production dans le cinéma, que la société TF1 Films production ne verse aux débats aucun élément permettant au tribunal d'apprécier l'évaluation qu'elle fait de son préjudice pour perte d'investissement et dont elle peine à démontrer en quoi il se distingue du préjudice pour dépréciation des droits de diffusion acquis dont elle a été indemnisée, qu'elle démontre d'autant moins que la diffusion en clair des deux films sur les chaînes du groupe Canal + lui a causé une perte que le CSA, dans son avis du 24 juin 2015 que ces dernières produisent, indique avoir été alerté à plusieurs reprises par les chaînes TF1 " sur le manque de rentabilité de leurs investissements dans le préfinancement d'œuvres cinématographiques, conduisant chaque année à des pertes annuelles considérables ", de sorte que les investissements de la société TF1 Films production sont globalement réalisés à perte et que rien ne démontre que les deux films en cause y échappent.

76.La société TF1 Films production sera donc déboutée sur ce chef de demande.

77.Les sociétés du groupe TF1 invoquent également avoir subi un préjudice financier en ce que la mise à disposition illicite en clair du programme des six chaînes du groupe Canal + a détourné les téléspectateurs des programmes des chaînes du groupe TF1 et impacté leur chiffre d'affaires publicitaire. Elles exposent que la part d'audience obtenue par leurs programmes est inférieure à celle à laquelle elles auraient pu prétendre si la diffusion illicite n'avait pas eu lieu.

78.Il est en effet établi et non contesté par les défenderesses que celles-ci ont diffusé en clair pendant quatre jours les programmes des six chaînes du groupe Canal + et pendant 15 jours pour les deux chaînes principales du groupe, Canal + et Canal + Séries, en violation de la règlementation qui leur est applicable qui leur fait obligation de limiter la diffusion de l'essentiel de leurs programmes à leurs seuls abonnés payants. Cet acte constitutif de concurrence déloyale a nécessairement causé un préjudice aux demanderesses en ce qu'il a capté de l'audience aux dépens des programmes diffusés sur la même période et en clair par les chaînes des sociétés du groupe TF1. Cette présomption de préjudice ne les dispense pas, toutefois, de démontrer l'étendue de leur dommage.

79.Or, à cet égard, s'il est justifié aux débats que les chaînes du groupe Canal + ont réalisé de très bonnes audiences, ce qu'elles ne contestent pas, pendant la période incriminée en comparaison avec celles obtenues d'habitude par leurs programmes cryptés, les défenderesses établissent de leur côté que les chaînes des sociétés du groupe TF1 ont également réalisé en mars 2020 de très bons résultats, qu'elles n'ont pas hésité à mettre en avant dans leur rapport financier annuel pour l'année 2020 : " la chaîne TF1 réalise 92 des 100 des meilleures audiences 2020 sur les Frda<50 et 89 des 100 meilleures audiences sur les individus âgés de 25 à 49 ans " ou dans leur communiqué de presse du 4 janvier 2021 : " Audiences annuelles 2020 : le groupe TF1 rassemble les français : (…) le groupe a élargi son audience globale et confirmé son leadership sur les cibles commerciales (…) le groupe est largement leader sur les cibles 32,4% de pda Frda-50 et 29,9% de pda 25-49 ans. RECORD DEPUIS 6 ANS sur les 25-49 " (…) TF1 large leader de la télévision : une audience quotidienne en hausse et un public rajeuni ; LCI : record historique ; TMC : leader TNT pour la 3ème année consécutive ; TFX : 3ème chaîne TNT sur les Frda -50 et les 15-24 "), ces résultats d'audience s'avérant en constante progression, par ailleurs, ainsi qu'il ressort notamment du communiqué de presse du 31 janvier 2022 dans lequel le groupe indique avoir réalisé son " meilleur mois de janvier 2022 sur Frda-50 et 25-49 depuis 2013 et sur 15-34 depuis 2008 " ou du document d'enregistrement annuel pour l'année 2021 aux termes duquel le groupe TF1 indique que " la chaîne TF1 a réalisé 56 soirées à plus de six millions de TVSP et détient la meilleure audience de l'année 2021 dans chaque genre de programmes dont la 1ère audience (…) ".

80.Dans ce contexte, si en diffusant en clair leurs programmes, les sociétés du groupe Canal + ont capté indûment de l'audience, l'accroissement de part d'audience réalisée par le groupe Canal + sur la période incriminée ne saurait se traduire corrélativement par la perte de part d'audience que les demanderesses exposent avoir subie. D'une part, cette augmentation n'a pas pu en toute hypothèse se faire uniquement aux dépens des chaînes des demanderesses, celles-ci n'étant guère les seules chaînes en clair du paysage audiovisuel français. D'autre part, lors du premier confinement la population susceptible de regarder la télévision, et en particulier les chaînes du groupe Canal +, était plus importante que d'ordinaire. Enfin, ainsi que le font valoir à juste titre les défenderesses, il n'est pas démontré que dans le contexte, lié à la crise sanitaire, de baisse générale des investissements publicitaires des annonceurs de l'ordre de 11 % pour la télévision, selon une étude du marché publicitaire en 2020 produite par les sociétés du groupe TF1, la baisse des recettes publicitaires de ce dernier soit imputable à la concurrence déloyale de Canal +, ce d'autant plus que durant cette période les audiences réalisées par les chaînes du groupe TF1 ont été en nette hausse pendant cette période.

81.Surtout, c'est à juste titre que les sociétés du Groupe Canal + rapportent, sans être contredites utilement sur ce point par les sociétés demanderesses, que les annonceurs arbitrent leurs budgets publicitaires entre une et huit semaines en général avant la diffusion effective des campagnes, de sorte que la décision de mise en clair par le Groupe Canal + n'a pas pu avoir d'incidence sur les arbitrages budgétaires des clients du Groupe TF1 et donc sur le chiffre d'affaires publicitaire de ce dernier sur la période incriminée qui n'est, de surcroît, que d'une quinzaine de jours.

82.Il y a lieu de relever, enfin, que la seule attestation de M. [T], un des salariés du groupe, sans autres éléments de preuve certifié par un expert-comptable, ne saurait suffire à démontrer le manque à gagner allégué par les sociétés du groupe TF1.

83.Il résulte suffisamment de l'ensemble de ces éléments que les sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Séries films, et LCI Groupe TF1 échouent à démontrer l'étendue de leur dommage, en sorte qu'il y a lieu de les débouter de leur demande de réparation d'un préjudice financier.

84.Enfin, s'agissant du préjudice moral, lequel s'infère nécessairement d'actes de concurrence déloyale, les demanderesses établissent que la décision du CSA de mettre fin à l'opération de mise en clair par les chaînes du groupe Canal + a suscité des pétitions via les réseaux sociaux appelant au boycott, dans des termes particulièrement virulents, de la chaîne TF1, et dont la presse s'est fait l'écho, ce qui a déprécié son image et celui du groupe qui porte son nom. Si le message publié le 31 mars 2020 sur twitter de la société Groupe Canal + : " après 15 jours en clair, et malgré votre enthousiasme, Canal + doit repasser cette nuit en crypté. Merci à toute la filière cinéma de nous avoir permis de vous accompagner dans les premiers jours de ce confinement. Le clair s'arrête mais le confinement continue. Restons chez nous " ne permet pas, nonobstant une communication indéniablement faite à l'avantage de son auteur qui se présente comme un opérateur contraint et forcé de mettre un terme à une opération qui serait uniquement généreuse et désintéressée et dont le caractère illicite a été soigneusement gommé, de reprocher à Canal + d'avoir cherché à rendre TF1 responsable de l'arrêt de la mise en clair de ses programmes, même s'il laisse entendre en filigrane l'action de ses concurrents, il est en revanche établi que sur l'une des chaînes du groupe Canal +, au cours de l'un des programmes phares de celui-ci diffusé en clair, le président de la chaîne C8 invité le 18 mars 2020 sur le plateau d'une émission de grande écoute n'a pas hésité à indiquer que " les chaînes gratuites râlent avec évidemment en premier TF1 " et qu' " ils râlent en menaçant les distributeurs de films de payer les films moins chers ", propos auxquels le journal Télé star a donné de la publicité en les reprenant dans un article diffusé en ligne intitulé " Canal + en clair à cause du coronavirus : TF1 en colère selon le président de C8 ". Les sociétés demanderesses justifient en outre qu'au cours de cette même émission, suivie par plus d'un million de téléspectateurs selon les chiffres collectés par le journal Télé loisirs qu'elles versent aux débats, un intervenant sur le plateau de l'émission, M. [K] [U], est " aussi sorti de ses gonds en déclarant " c'est de la mesquinerie la plus totale. C'est un esprit mercantile qui n'a pas lieu d'être durant les temps qui courent. Canal va aider des gens à passer le temps. La réaction de TF1 est nauséabonde. C'est honteux. C'est lamentable ".

85.Il résulte de ces éléments que ces propos tenus notamment par M. [G], en sa qualité de dirigeant d'une chaîne du groupe Canal + , ce qui engage la responsabilité de ce dernier, en ce qu'ils visent explicitement TF1 et ont été, au-delà de l'audience même réalisée par l'émission en clair, largement diffusés et repris dans la presse en ligne, ne pouvaient que dégrader l'image de TF1 dans l'esprit des téléspectateurs et les amener à imputer à cette chaîne la responsabilité de l'arrêt de la mise en clair des programmes des chaînes du groupe Canal +. Dès lors, il apparaît que les sociétés défenderesses doivent être considérées comme étant en partie à l'origine des appels au boycott à l'encontre de la chaîne TF1 qui a été indéniablement stigmatisée sur l'une de leurs chaînes par les propos tenus par un dirigeant au sein du groupe Canal +.

86.Dans ces conditions, il sera alloué aux sociétés demanderesses en réparation de leur préjudice moral la somme de 100 000 euros à laquelle les sociétés Canal plus et Groupe Canal + seront condamnées in solidum.


Sur les autres demandes

87.Les sociétés Canal plus et Groupe Canal +, qui succombent, seront condamnées aux dépens qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile et à payer à chacune des sociétés demanderesses la somme de 20.000 euros in solidum au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

88.Le tribunal rappelle qu'en vertu de l'article 514 du code de procédure civile, le présent jugement est de droit assorti de l'exécution provisoire sans qu'il soit besoin que le tribunal la prononce.





PAR CES MOTIFS


Le tribunal, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort :

DÉCLARE irrecevables pour défaut de qualité à agir en contrefaçon à l'encontre des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " les sociétés Télévision française 1, Télé Monte-Carlo, TFX et TF1 Films production ;

REJETTE la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à défendre de la société Groupe Canal + ;

CONDAMNE les sociétés Société d'édition de Canal plus et Groupe Canal +, in solidum, à payer aux sociétés Télévision française 1, Télé Monte-Carlo, TFX et TF1 Films production la somme de 739.062,50 euros en réparation de leur préjudice de dépréciation des droits de diffusion des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " ;

CONDAMNE les sociétés Société d'édition de Canal plus et Groupe Canal +, in solidum, à payer à la société GIE TF1 Acquisition de droits la somme de 681.000 euros en réparation de son préjudice de dépréciation des droits de diffusion du film " Avengers : Endgame " ;

DÉBOUTE la société GIE TF1 Acquisition de droits de sa demande de réparation du chef des films " Pokemon Detective Pikachu ", " Godzilla 2 ", " Crazy rich Asians " ;

DÉBOUTE la société TF1 Films production de sa demande de réparation pour perte de ses investissements dans la production des films " All inclusive " et " Jusqu'ici tout va bien " ;

DÉBOUTE les sociétés Télévision française 1, Télé Monte-Carlo, TFX et TF1 Séries films, et La Chaîne info-LCI de leur demande de dommages-intérêts au titre de leur préjudice financier ;

CONDAMNE les sociétés Société d'édition de Canal plus et Groupe Canal +, in solidum, à payer aux sociétés GIE TF1 Acquisition de droits, Télévision française 1, Télé Monte-Carlo, TFX et TF1 Séries films, TF1 Films productions et La Chaîne info-LCI la somme de 100.000 euros en réparation de leur préjudice moral ;

CONDAMNE les sociétés Société d'édition de Canal plus et Groupe Canal +, in solidum, à payer aux sociétés Télévision française 1, Télé Monte-Carlo, TFX, TF1 Séries films, la Chaîne info, TF1 Films productions et au GIE TF1 Acquisition de droits, chacune, la somme de 20.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

DÉBOUTE les sociétés Société d'édition de Canal plus et Groupe Canal + de leur demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE les sociétés Société d'édition de Canal plus et Groupe Canal + aux dépens qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;

REJETTE toute autre demande plus ample ou contraire.

Fait et jugé à Paris le 25 janvier 2024


LA GREFFIERE LA PRÉSIDENTE

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