17 mai 2023
Cour de cassation
Pourvoi n° 21-18.406

Première chambre civile - Formation de section

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2023:C100319

Titres et sommaires

CONFLIT DE JURIDICTIONS - Effets internationaux des jugements - Reconnaissance ou exequatur - Exclusion - Cas - Fraude à l'arbitrage - Applications diverses

Une cour d'appel, qui a relevé qu'une société, agissant par l'intermédiaire de sa filiale demeurant sous son entier contrôle nonobstant des modifications apparentes et trompeuses de son actionnariat dans les mois ayant précédé l'action, avait introduit devant une juridiction albanaise une instance ayant le même objet que celle déjà engagée devant un tribunal arbitral, dans le but d'obtenir indirectement ce qu'elle avait échoué à obtenir devant celui-ci, a pu retenir l'existence d'une fraude à l'arbitrage et en a exactement déduit, abstraction faite du motif erroné, mais surabondant, tenant au refus de procéder au contrôle incident de la sentence dont le caractère inconciliable avec le jugement était invoqué, que l'exequatur du jugement devait être refusé

CONFLIT DE JURIDICTIONS - Effets internationaux des jugements - Reconnaissance ou exequatur - Conditions - Absence de fraude à l'arbitrage - Fraude - Définition - Introduction d'une instance dans le but d'obtenir indirectement ce qui avait été refusé par arbitrage

Texte de la décision

CIV. 1

CF



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 17 mai 2023




Rejet


Mme GUIHAL, conseiller doyen faisant fonction de président



Arrêt n° 319 FS-B

Pourvoi n° R 21-18.406






R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 17 MAI 2023

La société Albaniabeg Ambient sh.p.k, société de droit albanais, dont le siège est [Adresse 5] (Albanie), a formé le pourvoi n° R 21-18.406 contre l'arrêt rendu le 4 mai 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 3, chambre 5), dans le litige l'opposant :

1°/ au procureur général près la cour d'appel de Paris, domicilié [Adresse 3],

2°/ à la société Enel SPA, société de droit italien, dont le siège est [Adresse 2] (Italie),

3°/ à la société Enelpower SPA, société de droit italien, dont le siège est [Adresse 1] (Italie),

défendeurs à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Ancel, conseiller, les observations de la SARL Ortscheidt, avocat de la société Albaniabeg Ambient SH.K, de la SARL Matuchansky, Poupot et Valdelièvre, avocat des sociétés Enel SPA et Enelpower SPA, et l'avis de M. Salomon, avocat général, après débats en l'audience publique du 28 mars 2023 où étaient présents Mme Guihal, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Ancel, conseiller rapporteur, MM. Hascher, Bruyère, conseillers, Mme Kloda, conseiller référendaire complétant la chambre avec voix délibérative en application de l'article L. 431-3 du code de l'organisation judiciaire, Mmes Dumas, Champ, Robin-Raschel, conseillers référendaires, M. Salomon, avocat général, et Mme Vignes, greffier de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 4 mai 2021), le 2 février 2000, la société italienne Bechetti Energy Group S.p.a, (la société BEG), a conclu avec la société italienne Enelpower, appartenant au groupe Enel, un accord de coopération pour la construction et l'exploitation d'une centrale hydroélectrique en Albanie.

2. La société Enelpower ayant décidé de ne pas poursuivre le projet, la société BEG a, en application de la clause compromissoire stipulée par le contrat, saisi un tribunal arbitral siégeant à [Localité 4] de demandes indemnitaires qui ont été rejetées par une sentence du 6 décembre 2002, déclarée exécutoire en Italie par une décision du 19 décembre 2003 confirmée par un arrêt du 9 mars 2009.

3. En mai 2004, la société albanaise Albania BEG Ambient (la société ABA), créée par la société BEG pour la réalisation du projet de centrale, estimant qu'elle avait été maintenue par le groupe Enel dans la croyance que ce projet se réaliserait, a assigné les sociétés Enel et Enelpower devant une juridiction albanaise en paiement de dommages-intérêts.

4. Par jugement du 24 mars 2009 confirmé en appel, le tribunal albanais a condamné les sociétés Enel et Enelpower à payer à la société ABA diverses sommes en réparation de son préjudice extra-contractuel.

5. La société ABA a sollicité l'exequatur de ce jugement.

Recevabilité du pourvoi contestée par la défense

6. Les sociétés Enel et Enelpower soulèvent l'irrecevabilité du pourvoi au motif que, dans sa déclaration de pourvoi du 21 juin 2021, la société ABA a déclaré être domiciliée à une adresse, qui indiquée comme étant celle de son siège social, n'était plus la sienne dès lors que l'huissier de justice chargé de l'exécution de l'arrêt attaqué, s'est heurté à une impossibilité de notifier l'acte, le ministère de la justice de la République d'Albanie ayant fait connaître, à la suite de la demande d'aide juridique du 12 juillet 2021, l'impossibilité constatée par le tribunal du district judiciaire de Tirana le 24 novembre 2021 de trouver cette personne morale à l'adresse fournie.

7. S'il résulte de l'article 975 du code de procédure civile que la déclaration de pourvoi comporte, à peine de nullité, l'indication du domicile du demandeur à la cassation, aucun texte ne lui impose de faire connaître son changement de domicile ultérieur.

8. La tentative de signification engagée le 12 juillet 2021 n'établit pas que, le 21 juin 2021, l'adresse mentionnée par la société ABA, dans sa déclaration de pourvoi, n'était plus la sienne.

9. Le pourvoi est donc recevable.

Examen des moyens

Enoncé des moyens

10. Par son premier moyen, la société ABA fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'exequatur du jugement rendu le 24 mars 2009 par le tribunal de Tirana (Albanie), alors :

« 1°/ qu'en application de l'article 509 du code de procédure civile, pour accorder l'exequatur, hors toute convention internationale, le juge français doit vérifier la régularité internationale de la décision étrangère en s'assurant que celle-ci remplit les conditions de compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au for saisi, de conformité à l'ordre public international de fond et de procédure et d'absence de fraude ; que lorsque pour faire obstacle à l'exequatur d'un jugement étranger, il est opposée la chose jugée par une sentence arbitrale rendue antérieurement à l'étranger, qui n'est pas revêtue de l'exequatur et n'a pas été reconnue en France, le juge français doit vérifier sa régularité internationale, sa reconnaissance pouvant être refusée dans les cas prévus à l'article 1520 du code de procédure civile ; qu'en statuant comme elle l'a fait, sans vérifier, comme elle y était expressément invitée par la société ABA et tenue, si la sentence arbitrale rendue à [Localité 4] le 6 décembre 2002 pouvait être reconnue en France, la cour d'appel a violé les articles 509, 1484, alinéa 1, 1506, 4°, 1520 et 1525, alinéa 4, du code de procédure civile ;

2°/ subsidiairement qu'en application de l'article 509 du code de procédure civile, pour accorder l'exequatur, hors toute convention internationale, le juge français doit vérifier la régularité internationale de la décision étrangère en s'assurant que celle-ci remplit les conditions de compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au for saisi, de conformité à l'ordre public international de fond et de procédure et d'absence de fraude ; que lorsque pour faire obstacle à l'exequatur d'un jugement étranger, il est opposée la chose jugée par une sentence arbitrale rendue antérieurement à l'étranger, qui n'est pas revêtue de l'exequatur et n'a pas été reconnue en France, le juge français doit vérifier sa régularité internationale, et donc si l'existence de la sentence est établie par celui qui s'en prévaut et si sa reconnaissance ou son exécution n'est pas manifestement contraire à l'ordre public international ; qu'en statuant comme elle l'a fait, sans vérifier, comme elle y était expressément invitée par la société ABA et tenue, si la sentence arbitrale rendue à [Localité 4] le 6 décembre 2002 n'était pas manifestement contraire à l'ordre public international, la cour d'appel a violé les articles 509, 1484, alinéa 1, 1506, 4° et 1514 du code de procédure civile. »

11. Par son deuxième moyen, la société ABA fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ qu'en application de l'article 509 du code de procédure civile, pour accorder l'exequatur, hors toute convention internationale, le juge français doit vérifier la régularité internationale de la décision étrangère en s'assurant que celle-ci remplit les conditions de compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au for saisi, de conformité à l'ordre public international de fond et de procédure et d'absence de fraude ; qu'une décision rendue par une juridiction étrangère n'est pas en soi contraire à l'ordre public international français de fond et ne peut être écartée que si elle consacre de manière concrète, au cas d'espèce, une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ; que la règle de l'autorité de la chose jugée n'est pas d'ordre public international, de sorte qu'une décision rendue par une juridiction étrangère ne peut être écartée au motif qu'elle méconnaît la chose jugée par une précédente sentence arbitrale rendue à l'étranger, dont l'exequatur n'a pas déjà été accordé et qui n'a pas été reconnue en France ; qu'en se prononçant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé l'article 509 du code de procédure civile ;

2°/ subsidiairement, qu'en application de l'article 509 du code de procédure civile, pour accorder l'exequatur, hors toute convention internationale, le juge français doit vérifier la régularité internationale de la décision étrangère en s'assurant que celle-ci remplit les conditions de compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au for saisi, de conformité à l'ordre public international de fond et de procédure et d'absence de fraude ; qu'une décision rendue par une juridiction étrangère n'est pas en soi contraire à l'ordre public international français et ne peut être écartée que si elle consacre de manière concrète, au cas d'espèce, une situation incompatible avec le principe du droit français considérés comme essentiels, le juge ne pouvant procéder à une révision au fond de la décision ; qu'en se prononçant par des motifs qui ne caractérisent pas que la sentence arbitrale rendue à [Localité 4] le 6 décembre 2002 entre la société BEG et la société Enelpower, laquelle a débouté la première de son action en responsabilité contractuelle contre la seconde, et le jugement rendu le 24 mars 2009 par le tribunal de Tirana, confirmé par l'arrêt de la cour d'appel de Tirana du 28 avril 2010, entre la société ABA et les société Enel et Enelpower, qui a condamné les sociétés Enel et Enelpower à payer à la société ABA des dommages-intérêts sur un fondement extracontractuel et à réparer son préjudice pour une quantité d'énergie électrique pour les années 2005 à 2011, emportent des conséquences juridiques qui s'excluent mutuellement et ne sont pas susceptibles d'une exécution simultanée, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 509 du code de procédure civile. »

12. Par son troisième moyen, la société ABA fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ qu'en application de l'article 509 du code de procédure civile, pour accorder l'exequatur, hors toute convention internationale, le juge français doit vérifier la régularité internationale de la décision étrangère en s'assurant que celle-ci remplit les conditions de compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au for saisi, de conformité à l'ordre public international de fond et de procédure et d'absence de fraude ; qu'en statuant comme elle l'a fait, motifs pris que « constitue une fraude qui empêche de faire droit à la demande de reconnaissance ou d'exequatur, la saisine d'une juridiction étrangère dans le seul but d'échapper aux conséquences d'une décision défavorable déjà prononcée » et que la fraude « peut consister dans le fait pour une partie de chercher à obtenir indirectement d'une juridiction, ce qu'elle n'a pu obtenir dans le cadre d'une décision précédente, par le truchement d'une société qu'elle détient et qu'elle contrôle, en utilisant pour le même litige, des fondements juridiques différents, la manoeuvre ainsi utilisée n'ayant pour seul but que d'échapper au refus antérieur opposé à sa demande, peu important que celui-ci résulte d'une sentence arbitrale internationale », quand la fraude suppose que le choix du juge est frauduleux et que soit ainsi établies l'existence de manoeuvres ou d'agissements sur les données du litige de façon à créer les conditions de la compétence du juge recherché et la volonté de soustraire le litige au juge normalement compétent, la cour d'appel a violé l'article 509 du code de procédure civile ;

2°/ qu'en application de l'article 509 du code de procédure civile, pour accorder l'exequatur, hors toute convention internationale, le juge français doit vérifier la régularité internationale de la décision étrangère en s'assurant que celle-ci remplit les conditions de compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au for saisi, de conformité à l'ordre public international de fond et de procédure et d'absence de fraude ; qu'en se prononçant comme elle l'a fait, sans constater ni l'existence de manoeuvres ou agissements de la société ABA de façon à créer les conditions de la compétence de la juridiction albanaise, ni sa volonté de se soustraire le litige à un autre juge normalement compétent, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 509 du code de procédure civile ;

3°/ qu'en application de l'article 509 du code de procédure civile, pour accorder l'exequatur, hors toute convention internationale, le juge français doit vérifier la régularité internationale de la décision étrangère en s'assurant que celle-ci remplit les conditions de compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au for saisi, de conformité à l'ordre public international de fond et de procédure et d'absence de fraude ; qu'en se prononçant comme elle l'a fait, sans constater, ni que la société ABA était liée par la convention d'arbitrage insérée dans l'accord du 2 février 2000, conclu entre la société BEG et la société Enelpower, ni que le litige soumis au juge albanais entrait dans le champ d'application de cette convention d'arbitrage, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 509 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

13. Il résulte de l'article 509 du code de procédure civile que l'accueil d'un jugement étranger dans l'ordre juridique français exige le contrôle, outre de la compétence internationale indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au juge saisi, de sa conformité à l'ordre public international de fond et de procédure, celui de l'absence de fraude.

14. La cour d'appel a relevé que, si la société BEG n'était pas directement partie à l'instance devant le tribunal judiciaire du district de Tirana, elle avait agi devant celui-ci en interposant artificiellement sa filiale albanaise, dont l'actionnariat avait fait l'objet dans les trois mois précédant l'introduction de l'action, de modifications apparentes destinées à induire en erreur sur l'autonomie de cette société qui restait, en réalité sous l'entier contrôle de la société BEG, laquelle était, en outre, à cette date, seule titulaire de la concession d'exploitation de l'énergie hydraulique. Elle a retenu qu'au regard de la chronologie des procédures, de la similarité des faits et des moyens invoqués, des fautes alléguées et des préjudices dont la réparation avait été sollicitée dans les deux instances, l'action engagée devant le tribunal du district judiciaire de Tirana avait en réalité le même objet que celle initiée devant le tribunal arbitral, à savoir faire constater que la société Enelpower avait violé l'accord de coopération et qu'elle tendait à obtenir indirectement ce que la société BEG avait échoué à obtenir directement du tribunal arbitral.

15. En l'état de ces constatations et appréciations, abstraction faite du motif erroné, mais surabondant, tenant au refus de procéder au contrôle incident de la sentence, critiqué par les deux premiers moyens, la cour d'appel a pu retenir que le jugement avait été obtenu par fraude et en a exactement déduit que l'exequatur devait être refusé.

16. Les moyens ne sont donc pas fondés.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société Albaniabeg Ambient aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Albaniabeg Ambient et la condamne à payer aux sociétés Enel et Enelpower la somme globale de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du dix-sept mai deux mille vingt-trois.

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