6 avril 2023
Cour d'appel d'Aix-en-Provence
RG n° 22/13967

Chambre 1-6

Texte de la décision

COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE

Chambre 1-6



ARRÊT AU FOND

DU 06 AVRIL 2023



N° 2023/167



N° RG 22/13967



N° Portalis DBVB-V-B7G-BKGCJ







S.A.S. ACK FORANKRA





C/



[K] [L]

S.A.S. TODD GT

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES [Localité 5]





Copie exécutoire délivrée

le :

à :



-SELARL MATHIEU DABOT & ASSOCIES



-SELARL CONSOLIN ZANARINI



-SELARL AGNES SUZAN



-SCP BBLM











Décision déférée à la Cour :



Ordonnance du Juge de la mise en état d'AIX EN PROVENCE en date du 19 Septembre 2022 enregistrée au répertoire général sous le n° 21/00623.



APPELANTE



S.A.S. ACK FORANKRA

Prise en la personne de son Président en exercice domicilié ès qualités au dit siège,

demeurant [Adresse 4]



représentée par Me Karine DABOT RAMBOURG de la SELARL MATHIEU DABOT & ASSOCIES, avocat au barreau d'AIX-EN-PROVENCE, postulant et assistée par Me Sophie LAURENDON de la SELARL ADK, avocat au barreau de LYON substituée par Me Rim KOCHBATI, avocat au barreau de LYON, plaidant.



INTIMES



Monsieur [K] [L]

né le [Date naissance 1] 1992 à [Localité 6],

demeurant [Adresse 2]



représenté et assisté par Me Marion ZANARINI de la SELARL CONSOLIN ZANARINI, avocat au barreau de MARSEILLE substituée par Me Aude PORTEHAULT, avocat au barreau de MARSEILLE, postulant et plaidant.



S.A.S. TODD GT

Venant aux droits de la société SAFIR DISTRIBUTION

(suite à fusion),

demeurant [Adresse 7]



représentée par Me Agnès SUZAN de la SELARL AGNES SUZAN, avocat au barreau de MARSEILLE, postulant et assistée par Me Cécile LETANG de la SELARL CVS, avocat au barreau de LYON, plaidant.



CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES [Localité 5],

demeurant [Adresse 3]



représentée par Me Gilles MARTHA de la SCP BBLM, avocat au barreau de MARSEILLE.



*-*-*-*-*

COMPOSITION DE LA COUR



L'affaire a été débattue le 22 Février 2023 en audience publique. Conformément à l'article 804 du code de procédure civile, Madame Fabienne ALLARD, Conseillère, a fait un rapport oral de l'affaire à l'audience avant les plaidoiries.



La Cour était composée de :



Monsieur Jean-Wilfrid NOEL, Président

Madame Anne VELLA, Conseillère

Madame Fabienne ALLARD, Conseillère



qui en ont délibéré.



Greffier lors des débats : Madame Charlotte COMBARET.

Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 06 Avril 2023.



ARRÊT



Contradictoire,



Prononcé par mise à disposition au greffe le 06 Avril 2023,



Signé par Monsieur Jean-Wilfrid NOEL, Président et Madame Charlotte COMBARET, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.




***























































Exposé des faits et de la procédure



Le 12 avril 2011, la société ACK Forankra, spécialisée dans la conception, la fabrication et l'assemblage de matériels d'arrimage et de transfert de charge, a commandé à la société Giant Move equipment company un diable assemblé par ses soins et équipé de roues fournies par la société QuindaoYaohong Tolls Co Ltd. Le diable lui a été livré le 10 août 2011 et le 12 janvier 2012, elle l'a vendu à la société Safir distribution.



Le 7 juin 2013, la société Safir distribution a livré ce diable à la société Delta route, spécialisée dans le transport routier.



Le 10 juin 2013, M. [K] [L], salarié de la société Delta route, a entrepris de regonfler un des pneus du diable à l'aide d'un pistolet gonfleur. Alors qu'il retirait le gonfleur de la valve de la chambre à air, la roue a éclaté, projetant plusieurs éclats, dont un l'a atteint à l'oeil gauche, privant celui-ci de toute capacité fonctionnelle.



Par assignation en date du 23 décembre 2013, la société Delta route a fait assigner la société Safir distribution et M. [L] devant le président du tribunal de commerce de Lyon afin d'obtenir en référé la désignation d'un expert avec pour mission d'examiner la jante et de déterminer l'origine de l'accident. La société Safir distribution a appelé la société ACK Forankra en intervention forcée.



Par ordonnance du 5 mars 2014, le juge des référés du tribunal de commerce de Lyon a fait droit à la demande et désigné M. [T] [P], en qualité d'expert.



Celui-ci a déposé son rapport d'expertise le 21 mars 2018.



Parallèlement, M. [L] a fait assigner la société Safir Distribution, la société ACK Forankra et la société Delta route devant le juge des référés afin d'obtenir, au contradictoire de la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) des [Localité 5], la désignation d'un médecin expert.



Par ordonnance du 27 novembre 2018, le juge des référés a fait droit à sa demande et condamné la société ACK Forankra à lui payer une indemnité de 70 000 € à valoir sur l'indemnisation de son préjudice corporel.



Le docteur [M], expert, a déposé son rapport d'expertise le 29 janvier 2020, fixant la date de consolidation de l'état de santé de M. [L] au 10 mars 2014.



Par actes des 8 et 12 février 2021, M. [L] a fait assigner la société Todd, venant aux droits de la société Safir distribution, et la société ACK Forankra devant le tribunal judiciaire d'Aix en Provence, afin d'obtenir, au contradictoire de la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) des [Localité 5], l'indemnisation de son préjudice corporel.



Par conclusions d'incident du 18 octobre 2021, la société ACK Forankra a saisi le juge de la mise en état afin qu'il déclare l'action prescrite sur le fondement de l'article 1245-16 du code civil.



La société Todd s'est jointe à sa demande.











Reconventionnellement, M. [L], après avoir conclu au rejet de la fin de non recevoir, a sollicité du juge de la mise en état l'allocation d'une provision complémentaire de 300 000 €.



Par ordonnance en date du 19 septembre 2022, le juge de la mise en état a :

- écarté la fin de non recevoir ;

- condamné la société ACK Forankra à payer à M. [L] une indemnité de 90 000 € à titre de provision,

- condamné solidairement les sociétés ACK Forankra et Todd à payer à M. [L] une indemnité de 1 500 € en application de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.



Pour statuer ainsi, il a considéré que :

- le délai de trois ans posé par l'article 1245-16 du code civil est un délai de prescription susceptible d'interruption et de suspension, dont le point de départ est fixé à la date où la victime a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur, soit à compter de la plus tardive de ces trois dates ;

- si M. [L] a eu connaissance de l'identité du producteur le 5 mars 2014 et du défaut du produit le 2 septembre 2013 lors des opérations d'expertise technique, en revanche, il n'a pu avoir connaissance du dommage dans toute son étendue que lors du dépôt du rapport d'expertise médicale le 29 janvier 2020, de sorte qu'il n'était pas prescrit lorsqu'il a fait délivrer assignation aux sociétés ACK Forankra et Todd les 8 et 12 février 2021 ;

- le producteur étant responsable du dommage causé par la défectuosité d'un produit, la société ACK Forankra est responsable des dommages causés à M. [L] par le défaut de conception des jantes et, le déficit fonctionnel permanent étant évalué à 28 % par l'expert, la créance n'est pas sérieusement contestable en deçà de 90 000 €.



Par acte du 21 octobre 2022, dont la régularité et la recevabilité ne sont pas contestées, la société ACK Forankra a interjeté appel de cette décision en visant expressément chacun des chefs de son dispositif.



L'affaire a été fixée pour être jugée à bref délai à l'audience du 22 février 2023 avec clôture de

la procédure au 7 février 2023, selon avis délivré aux parties le 10 novembre 2022.



A l'audience du 22 février 2023, avant la clôture des débats et à la demande des parties, l'ordonnance de clôture a été révoquée et la procédure à nouveau clôturée.




Prétentions et moyens des parties



Dans ses dernières conclusions, régulièrement notifiées le 20 janvier 2023, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des moyens, la société ACK Forankra demande à la cour de :

A titre principal

' infirmer l'ordonnance du 19 septembre 2022 en ce qu'elle a rejeté la fin de non recevoir tirée de la prescription de l'action ;

' juger l'action prescrite ;

' infirmer l'ordonnance en ce qu'elle l'a condamnée à payer une provision de 90 000 € à M. [L] ;

' débouter M. [L] et la CPAM des [Localité 5] de leurs demandes ;

En tout état de cause,

' condamner M. [L] à lui payer une indemnité de 5 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel.









Au soutien de son appel et de ses prétentions, elle fait valoir que :

Sur la fin de non recevoir :

- en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, le point de départ du délai de prescription est fixé au jour où la victime a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut du produit et de l'identité du producteur ;

- la connaissance du dommage correspond à la date de l'accident et non à celle à laquelle la victime a été consolidée mais, en tout état de cause, en l'espèce, la date de consolidation est fixée au 10 juin 2014, de sorte que le point de départ du délai de prescription ne peut être postérieur à cette date ;

- la victime a eu connaissance du défaut du produit le 2 septembre 2013 au cours des opérations d'expertise ou, à tout le moins en décembre 2013 lors de la délivrance de l'assignation, et au plus tard le 24 février 2015 lorsque le laboratoire a rendu l'avis sur lequel l'expert s'est fondé pour conclure à l'existence d'un défaut de conception ;

-la victime a eu connaissance de l'identité du producteur au plus tard par l'ordonnance de référé du 5 mars 2014 ;

- lors de l'assignation du fond délivrée par actes des 8 et 12 février 2021, l'action était prescrite ;

- l'assignation délivrée par la société Delta route devant le président du tribunal de commerce de Lyon n'a pu interrompre la prescription à l'égard de M. [L] puis suspendre le nouveau délai jusqu'au dépôt du rapport de l'expert puisque l'interruption et la suspension de prescription tirées d'une action en justice ne profitent qu'au demandeur à l'action ;

- les fins de non recevoir peuvent être proposées en tout état de cause, de sorte que le fait de ne pas avoir soulevé cette fin de non recevoir devant le juge des référés ou d'avoir conclu au fond avant de la soulever ne peut être interprété comme une renonciation à s'en prévaloir ; il en va de même de sa participation à une mesure d'expertise ou du paiement des provisions et en tout état de cause, le courrier du 22 juin 2018 ne contient aucune renonciation non équivoque à la prescription ;

Sur la demande de provision : l'allocation d'une provision suppose une créance non sérieusement contestable ; or, en l'espèce, la défectuosité des jantes engage la responsabilité du seul fabricant chinois et la créance est, par ailleurs, sérieusement contestable dans son quantum.



Dans ses dernières conclusions d'intimée et d'appel incident, régulièrement notifiées le 19 décembre 2022, auxquelles il convient de renvoyer pour un exposé plus exhaustif des moyens, la société Todd GT demande à la cour de :

' infirmer l'ordonnance du 19 septembre 2022 ;

Statuant à nouveau,

' dire et juger l'action prescrite et la déclarer irrecevable ;

Subsidiairement,

' débouter M. [L] de sa demande de provision ;

Très subsidiairement,

' confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a débouté M. [L] de sa demande de provision à son encontre ;

' condamner tout succombant à lui payer une indemnité de 2 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.



Elle fait valoir que :

- la victime a eu connaissance du dommage au plus tard en décembre 2013 lorsque le premier expert, le docteur [U], a fixé la date de consolidation en juin 2015, du défaut du produit au plus tard le 24 février 2015, date de dépôt du rapport du CETIM et de l'identité du producteur au plus tard le 24 janvier 2014, date à laquelle son employeur, la société Delta route a assigné la société Forankra devant le juge des référés ; il en résulte que l'action était prescrite lorsqu'elle a été engagée en février 2021 ;







- la fin de non recevoir peut être soulevée en tout état de cause et M. [L] ne démontre pas que la société Forankra a renoncé à se prévaloir de la prescription, une telle renonciation devant résulter de circonstances non équivoques qui ne sont pas démontrées en l'espèce.



Dans ses dernières conclusions d'intimé, régulièrement notifiées le 7 février 2023, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des moyens, M. [L] demande à la cour de :

' confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté la fin de non recevoir et déclaré son action recevable et en ce qu'elle lui a alloué une provision de 90 000 € ;

' juger que son droit à indemnisation est entier ;

' débouter les sociétés ACK Forankra et Todd de leurs demandes ;

' condamner la société ACK Forankra et la société Todd à lui payer une indemnité de 2 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

' condamner la société Forankra aux dépens.



Il fait valoir que :

Sur la prescription de l'action :

- selon l'article 1245-16 du code civil, l'action en réparation se prescrit par un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur et ces conditions sont cumulatives ;

- sur la connaissance du dommage : c'est seulement lorsque l'expert judiciaire a déposé son rapport le 29 septembre 2020 qu'il a pu connaître la date de consolidation et son dommage corporel dans toute son étendue ; dans un arrêt du 13 février 2020, relatif à la défectuosité d'un vaccin, la Cour européenne des droit de l'homme a refusé de remettre en cause le droit positif français qui fixe le point de départ du délai de prescription au jour de la consolidation du dommage ou, plus exactement au jour où la victime a eu connaissance de cette date de consolidation ; en l'espèce, le premier rapport d'expertise de décembre 2013, quand bien même il fixait une date de consolidation prévisible, n'était pas définitif ; s'agissant de la date finalement retenue par l'expert judiciaire; il en conteste la pertinence compte tenu de la persistance des troubles psychiques au delà du 10 juin 2014 ;

- sur la connaissance du défaut du produit : c'est lors du dépôt du rapport d'expertise technique, le 21 mars 2018 qu'il a eu connaissance du défaut de la jante, puisque jusqu'à cette date le défaut était évoqué mais encore contesté et que la connaissance du défaut ne peut résulter d'une simple réunion d'expertise ou de l'avis d'un sapiteur ;

- à supposer qu'il soit considéré comme acquis, le délai de prescription est interrompu par une action en justice, or en l'espèce, la société Delta route l'a assigné par acte du 23 décembre 2013 avec pour effet d'interrompre à l'égard de tous le délai de prescription ; un nouveau délai de trois ans a donc commencé à courir ; si la désignation de l'expert suspend le nouveau délai au seul profit de la partie qui a demandé l'expertise, cette suspension joue également au profit des autres parties lorsqu'elles soutiennent la demande ou sollicitent que la mission soit complétée, ce qui était son cas ; par ailleurs, il a lui même saisi le juge des référés pour obtenir une expertise, et cette assignation a également interrompu puis suspendu le délai de prescription ;

- en tout état de cause, par son inaction la société ACK Forankra a renoncé à se prévaloir de la prescription, notamment dans un courrier du 22 juin 2018 où elle n'invoque pas la prescription dont elle s'est prévalue par la suite, au cours de l'instance en référé lorsqu'elle a contesté la provision demandée sans se prévaloir d'une quelconque prescription de l'action alors même que, selon son argumentation, la prescription était acquise, lorsqu'elle a réglé la provision mise à sa charge sans relever appel de l'ordonnance de référé et lorsqu'elle a participé à toutes les opérations d'expertise sans jamais émettre la moindre réserve ;











Sur la demande de provision : M. [P], expert, a caractérisé les défauts affectant le diable et la responsabilité de la société ACK Forankra en sa qualité de producteur ainsi que celle de la société Todd en qualité de vendeur et ces sociétés ne produisent aucune pièce technique permettant de remettre en cause ses conclusions ; la responsabilité du fait des produits défectueux est fondée sur un risque objectivé et non sur la faute ; compte tenu de l'étendue des préjudices retenus par le médecin expert, sa créance d'indemnisation ne peut être considérée comme sérieusement contestable en deçà de la somme de 90 000 €.



Dans ses dernières conclusions d'intimée et d'appel incident, régulièrement notifiées le 12 décembre 2022, auxquelles il convient de renvoyer pour un exposé plus exhaustif des moyens, la CPAM des [Localité 5] demande à la cour de confirmer l'ordonnance rendue par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire d'Aix en Provence.



Elle fait valoir que selon l'article 1245-16 du code civil le délai de prescription court à compter de la date où la victime a connaissance du dommage, du défaut du produit et de l'identité du producteur ; que ces conditions étant cumulatives, le délai court à compter de la date la plus tardive de ces trois événements et qu'en l'espèce, aucune date de consolidation n'a pu être fixée avant que le dernier rapport d'expertise soit déposé le 29 janvier 2020.



*****

L'arrêt sera contradictoire conformément aux dispositions de l'article 467 du code de procédure civile.




Motifs de la décision



En application de l'article 1245-16 code civil, l'action en réparation fondée sur la défectuosité d'un produit se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur.



La responsabilité du fait des produits défectueux instaure un régime d'indemnisation spécifique, procédant de la directive 85/374 CEE du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, transposée en droit interne par la loi n° 98-389 du 19 mai 1998, qui a institué une responsabilité de plein droit des producteurs pour les dommages causés par un défaut de leurs produits.

Ce régime de responsabilité spécifique est seul applicable dès lors que la sécurité d'un produit est en cause. Il obéit à des règles propres comprenant notamment des règles de prescription et de forclusion particulières, applicables aux produits dont la mise en circulation est postérieure à sa date d'entrée en vigueur, c'est-à-dire le 23 mai 1998.

Le délai de prescription instauré par l'article 1245-16 du code civil est classique dans sa nature, avec toutes les conséquences qui s'y attachent, notamment en termes de suspension et d'interruption.



En l'espèce, les parties s'opposent sur le point de départ du délai de prescription. Par ailleurs, M. [L] oppose aux sociétés ACK Forankra et Todd GT une renonciation tacite à se prévaloir de la prescription.



La renonciation tacite à se prévaloir de la prescription supposant un acte postérieur à l'expiration du délai pour agir, il convient de rechercher en premier lieu si la prescription de l'action est acquise.









Sur la prescription de l'action



L'article 1245-16, dont les termes sont rappelés ci-dessus, fixe le point de départ du délai de prescription à la date à laquelle la victime a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur.

Ces conditions étant cumulatives c'est la date la plus tardive qu doit être retenue.



1/ sur la date à laquelle la victime a eu ou aurait dû avoir connaissance de l'identité du producteur : il n'est contesté par aucune des parties que M. [L] a eu connaissance de cette information le 5 mars 2014.



2/sur la date à laquelle M. [L] a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage :



Selon l'article 2226, alinéa 1er du code civil, l'action en responsabilité née à raison d'un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé.



La date de la manifestation du dommage, au sens de l'article 1245-16 du code civil correspond à celle de la consolidation qui seule permet à la victime de mesurer l'étendue de son dommage.



Elle ne saurait donc correspondre à la date à laquelle l'accident s'est produit.



Dans un arrêt du 13 février 2020, la Cour européenne des droits de l'homme, au visa des articles 3 et 8 de la Convention et en réponse au moyen tiré de la violation de l'article 6 § 1 de la convention à raison des modalités de fixation du point de départ de la prescription, a dit qu'en fixant celui-ci à la date de la consolidation, le droit positif français entend permettre à la victime d'obtenir l'entière réparation de son préjudice corporel, dont l'étendue ne peut être connue qu'après consolidation, que le choix ainsi opéré dans le système juridique français était de donner plus de poids au droit des victimes de dommages corporels d'accéder à un tribunal qu'au droit des personnes responsables de ces dommages à la sécurité juridique et qu'elle ne saurait le mettre en cause en tant que tel.



En l'espèce, M. [L] a fait l'objet de deux expertises, l'une amiable, l'autre judiciaire.



A la faveur de la première, confiée au docteur [U], qui a déposé son rapport le 12 décembre 2013, la date de consolidation de ses blessures a été fixée au mois de juin 2015, soit dix huit mois environ après la date de l'examen médico-légal.

Cette date ne peut être considérée comme définitive puisqu'elle correspond à une simple estimation de l'expert.

La date de consolidation correspond en effet à celle où l'état de santé de la victime n'est plus susceptible d'évoluer. Elle ne peut donc être fixée en amont de l'expertise, l'expert devant être certain, au vu de l'examen somatique et de l'analyse des documents médicaux, que les préjudices permanents sont fixés, ce qui suppose que l'état de santé de la victime ne soit plus susceptible de s'aggraver.



Il n'y a donc pas lieu, pour déterminer la date de consolidation de l'état de santé de M. [L], de se référer à ce rapport d'expertise.



Le docteur [M], expert, dans son rapport d'expertise judiciaire déposé le 29 janvier 2020, fixe la date de consolidation des blessures de M. [L] au 24 mars 2014 sur le plan ophtalmologique et au 10 juin 2014 sur le plan psychiatrique.





Il en résulte que la date à laquelle à laquelle l'état de santé de M. [L] n'a plus évolué est le 10 juin 2014.



Contrairement à ce que soutient M. [L], la date à laquelle il a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage ne saurait être fixée au jour où le rapport d'expertise est déposé.



En effet, si en matière de préjudice corporel, la victime ne connaît l'étendue de son dommage qu'après consolidation, de sorte que son droit d'accès à un tribunal doit être préservé par un report à cette date du point de départ du délai de prescription de l'action en réparation de son dommage, celui-ci ne saurait dépendre de ses propres diligences.

Or, seule la victime peut agir pour obtenir la désignation d'un médecin expert afin de connaître l'étendue de son préjudice et la date à laquelle son état de santé est consolidé.

Il lui appartient donc d'être diligent.

Retarder le point de départ du délai à la date à laquelle le médecin expert dépose son rapport reviendrait à instaurer un point de départ glissant et subordonné aux diligences de la victime.



Or, si son droit d'accès à un tribunal doit être préservé, il doit également être combiné au droit à la sécurité juridique des personnes responsables. Il en résulte que celui dont la responsabilité est recherchée doit se voir reconnaître le droit à un point de départ effectif de la prescription afin de ne pas être indéfiniment exposé à un recours.

Le point de départ du délai de prescription ne peut donc être suspendu aux seules diligences de la victime, sauf à permettre à celle-ci de se prévaloir de sa négligence pour retarder la prescription de son action et à rendre l'action imprescriptible.



En conséquence, le point de départ du délai de prescription de l'action en indemnisation correspond à la date de consolidation de la victime et non à celle où l'expert, désigné à la diligence de la victime, dépose son rapport.



M. [L] conteste la date de consolidation retenue par l'expert au motif qu'il bénéficiait toujours de soins psychiques au 10 juin 2014.



La consolidation correspond à la fin de la maladie traumatique, c'est-à-dire à la date, fixée par l'expert médical, de stabilisation des conséquences des lésions organiques et physiologiques.



En l'espèce, s'agissant des séquelles psychiques, l'expert a sollicité l'avis d'un sapiteur spécialisé en psychiatrie et c'est au regard des conclusions du docteur [S], psychiatre, qu'il a considéré que la consolidation des blessures psychiques devait être fixée au 10 juin 2014.

Pour ce faire, il a pris en considération les doléances de la victime quant à son état psychique, le certificat de Mme [N] [I], psychologue, en date du 15 février 2019, le certificat médical du docteur [J], psychiatre en date du 15 février 2019 et le certificat du docteur [R], médecin généraliste traitant en date du 10 janvier 2019, pour considérer qu'en dépit de la reprise d'un suivi psychologique et psychiatrique en septembre 2018 pour le premier et en octobre 2018 pour le second, l'état de santé devait, sur le plan psychique, être considéré comme stabilisé.



M. [L] ne produit au soutien de son argumentation aucun élément objectif permettant de remettre en cause les conclusions de l'expert judiciaire. Le certificat de Mme [I] a été pris en considération par l'expert. Le certificat de Mme [O], psychologue relationnel, en date du 8 janvier 2019, qui est antérieur au dépôt du rapport d'expertise judiciaire, fait état d'un syndrome dépressif réactionnel, dont l'expert ne conteste pas la réalité, mais dont il a estimé, après consultation d'un sapiteur spécialisé en psychiatrie, qu'il n'avait pas évolué depuis le 10 juin 2014.





Par ailleurs, la poursuite par la victime de soins psychiques ne peut à elle seule suffire pour considérer que son état de santé n'est pas consolidé.



La consolidation correspond au moment où les lésions, ici psychiques, sont fixées et ont pris un caractère permanent, tel qu'un traitement n'est plus nécessaire, si ce n'est pour éviter une aggravation.



En l'espèce, l'expert a estimé qu'il était en mesure d'apprécier l'existence d'une atteinte permanente à l'intégrité psychique, ce qui signifie que la poursuite d'un traitement, médicamenteux et de soutien psychothérapique n'était pas de nature à prévenir une aggravation de son état, mais éventuellement de l'améliorer et M. [L] ne produit aucun élément objectif permettant de remettre en cause cette appréciation.



En conséquence, la date à laquelle M. [L] a ou aurait dû avoir connaissance du dommage correspond à la date de sa consolidation, soit le 10 juin 2014.



3/ sur la date à laquelle M. [L] a eu ou aurait dû avoir connaissance du défaut



Selon l'article 1245-3, alinéa 2, du même code, un produit est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances.



En conséquence, le délai de prescription ne peut courir qu'à compter de la date à laquelle la victime a su ou aurait dû savoir que le produit à l'origine de ses blessures n'offrait pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.



En l'espèce, la date de l'accident ne permettait pas à M. [L] de savoir si le diable litigieux n'offrait pas la sécurité à laquelle le consommateur pouvait s'attendre puisque la cause de l'explosion n'était pas déterminée et que l'éclairage d'un homme de l'art était indispensable pour lui permettre de déterminer si une défectuosité du produit au sens des articles 1245 et suivant du code civil pouvait utilement être invoquée au soutien de l'action en indemnisation.



M. [P], ingénieur, a d'ailleurs été désigné par le juge des référés du tribunal de commerce de Lyon en qualité d'expert par ordonnance du 5 mars 2014, avec pour mission de déterminer les causes techniques de l'accident.

Ses opérations ont été particulièrement complexes puisqu'il a réuni les parties à plusieurs reprises et réalisé des investigations spécifiques (tests et analyse de la jante par un laboratoire).



M. [P] a déposé son rapport le 21 mars 2018 soit plus de trois ans après l'ordonnance de référé qui l'a désigné, ce qui démontre que les opérations ont été complexes.



Il ne peut donc être soutenu, ni que M. [L] avait ou aurait dû avoir connaissance du défaut le 23 décembre 2013, jour de l'assignation qui lui a été délivré aux fins d'expertise technique, ni en cours d'expertise, au cours des différentes réunions organisées par l'expert, ni même le 24 février 2015 lorsque le laboratoire a rendu l'avis sur lequel l'expert s'est fondé.

En effet, la connaissance du défaut, au sens de l'article 1245-3 du code civil, par la victime correspond à la date à laquelle celle-ci a su de manière certaine et définitive qu'elle était en mesure d'exercer son action en responsabilité.



Or, la délivrance d'une assignation aux fins de référé expertise ne permet pas à la victime de connaître de manière certaine l'existence d'un défaut au sens de l'article 1245 du code civil, et pour cause puisque l'expertise a précisément pour vocation de déterminer l'existence du dit défaut.



En l'espèce, c'est donc à la date à laquelle M. [P], expert judiciaire désigné par le juge des référés, a déposé son rapport définitif, c'est à dire le 21 mars 2018, après réponse aux dires des parties, que M. [L] a, par une connaissance certaine de l'existence du défaut, en l'espèce de conception et de fabrication des jantes à l'origine de l'éclatement, été en mesure d'agir.



L'avis du laboratoire, requis par l'expert ne peut suffire puisque seul l'expert, mandaté par le juge pour analyser l'ensemble des éléments techniques et répondre aux dires, a pu donner un avis opérant.



Il en va de même des différentes réunions organisées par l'expert puisque les parties ont la possibilité de contester ses pré-conclusions par voie de dires.



M. [L] a donc eu ou aurait dû avoir connaissance du défaut du produit le 21 mars 2018.



De l'ensemble de ces considérations, il résulte que M. [L] a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage le 10 juin 2014, du défaut du produit le 21 mars 2018 et de l'identité du producteur le 5 mars 2014.



Le délai de prescription de trois ans a donc commencé à courir le 21 mars 2018, ce qui imposait à M. [L] d'agir avant le 21 mars 2021.



Or, l'intéressé a initié son action en responsabilité devant le tribunal judiciaire d'Aix en Provence par actes des 8 et 12 février 2021.



Aucune prescription de l'action ne peut donc lui être opposée.



Au regard de ces éléments, l'ordonnance déférée doit être confirmée en ce qu'elle a rejeté la fin de non recevoir tirée de la prescription de l'action.



Sur la demande de provision



Le juge de la mise en état peut accorder à la victime une provision à valoir sur l'indemnisation de son préjudice si la créance n'est pas sérieusement contestable.



En l'espèce, M. [P], ingénieur et expert, a retenu l'existence de défauts affectant la conception et de fabrication des jantes du diable litigieux.



Selon l'article 1245 du code civil, le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime. L'article 1245-5 du même code définit le producteur comme le fabricant d'un produit fini, le producteur d'une matière première, ou le fabricant d'une partie composante. Ce texte assimile au producteur toute personne agissant à titre professionnel qui importe un produit dans l'union européenne en vue d'une vente, d'une location, avec ou sans promesse de vente, ou de toute autre forme de distribution.



Le producteur, au sens de ce texte, est non seulement celui qui fabrique le produit mais également celui qui l'importe dans l'union européenne en vue de sa vente, ce qui est le cas de la société ACK Forankra.



Il appartiendra au juge du fond de se prononcer sur la qualité de producteur au sens de ce texte de la société ACK Forankra, mais en l'état, celle-ci ne produit aucun élément tangible permettant de considérer que la contestation qu'elle élève sur ce point est sérieuse.



S'agissant du défaut du produit, qu'elle conteste également, l'expert, à la faveur d'une expertise très étayée, a conclu que la jante du diable présentait un défaut de conception et de production à l'origine de l'éclatement de la roue. L'existence de ces défauts laisse à penser que le produit n'offrait pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.



Là encore, il appartiendra au juge du fond de se prononcer sur l'existence d'un défaut du produit au sens de l'article 1245 du code civil mais en l'état de ces éléments, la société ACK Forankra ne produit aucun élément tangible permettant de considérer que la contestation qu'elle élève sur ce point est sérieuse.



Le docteur [M], médecin expert, a retenu au titre des préjudices un déficit fonctionnel permanent de 28 %, précédé de périodes de déficit fonctionnel temporaire (total durant plus de trente jours, puis partiel à 33 % durant plus de huit mois). Il évalue les souffrances endurées à 4,5/7, le préjudice esthétique temporaire à 4,5/7, le préjudice esthétique permanent à 4/7 et retient également la nécessité d'une assistance par tierce personne de trois heures par semaine entre le 13 juillet 2013 et le 27 novembre 2013.

Sur le plan professionnel, il fait état de la nécessité d'un reclassement professionnel puisque M. [L] n'est plus en mesure de conduire des véhicules poids lourds.

Il existe donc, au delà des pertes de gains, une incidence professionnelle des séquelles.



Si on tient compte de l'âge de M. [L] lors de l'accident (20 ans) et lors de la consolidation (21 ans), et de la provision déjà reçue à hauteur de 70 000 €, la créance d'indemnisation n'est pas sérieusement contestable en deçà d'une somme de 90 000 €.



L'ordonnance déférée est donc confirmé en ce qu'elle a condamné la société ACK Forankra à payer à M. [L] une somme de 90 000 € à titre de provision à valoir sur l'indemnisation de son préjudice corporel, étant observé que ce dernier n'a pas relevé appel incident à l'encontre de l'ordonnance afin d'obtenir son infirmation en ce qu'elle a condamné uniquement la société ACK Forankra au paiement de cette provision.



Sur les demandes annexes



Les dispositions de l'ordonnance relatives aux dépens et aux frais irrépétibles alloués à la victime sont confirmées.



Les sociétés ACK Forankra et Todd GT, qui succombent, supporteront la charge des entiers dépens d'appel.



La partie qui doit supporter l'intégralité des dépens n'est pas fondée à obtenir une indemnité pour frais irrépétibles.



L'équité justifie d'allouer à M. [L] une indemnité de 2 000 € au titre des frais irrépétibles exposés devant la cour. Cette indemnité sera mise à la charge de la société ACK Forankra.



Par ces motifs



La Cour,



Confirme en toutes ses dispositions l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire d'Aix en Provence en date du 19 septembre 2022,







Y ajoutant,



Condamne la société ACK Forankra à payer à M. [K] [L] une indemnité de 2 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en appel ;



Déboute les sociétés ACK Forankra et Todd GT de leur demande au titre de leurs propres frais irrépétibles exposés en appel ;



Condamne les sociétés ACK Forankra et Todd GT aux entiers dépens d'appel et accorde aux avocats qui en ont fait la demande, le bénéfice de l'article 699 du code de procédure civile.



La greffière Le président

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.