16 juin 2022
Cour d'appel de Versailles
RG n° 20/01481

21e chambre

Texte de la décision

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES







21e chambre



ARRET N°



CONTRADICTOIRE



DU 16 JUIN 2022



N° RG 20/01481 - N° Portalis DBV3-V-B7E-T6NQ



AFFAIRE :



[U] [B]





C/

S.A.S. REWORLD MEDIA MAGAZINES NOUVELLE DÉNOMINATION DE M ONDADORI MAGAZINES FRANCE











Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 11 Juin 2020 par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de BOULOGNE-BILLANCOURT

N° Chambre :

N° Section : E

N° RG : F18/00012



Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :



Me Audrey LEGUAY



Me Christophe DEBRAY







le :





RÉPUBLIQUE FRANÇAISE



AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



LE SEIZE JUIN DEUX MILLE VINGT DEUX,

La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :



Monsieur [U] [B]

né le 18 Février 1964 à [Localité 5]

de nationalité Française

[Adresse 1]

[Localité 2]

Autre(s) qualité(s) : Intimé dans 20/01494 (Chambre Sociale)

Représentant : Me Audrey LEGUAY, Plaidant/Constitué, avocat au barreau de VAL-DE-MARNE







APPELANT

****************





S.A.S. REWORLD MEDIA MAGAZINES NOUVELLE DÉNOMINATION DE M ONDADORI MAGAZINES FRANCE

N° SIRET : 452 791 262

[Adresse 3]

[Localité 4]

Autre(s) qualité(s) : Appelant dans 20/01494 (Chambre Sociale)

Représentant : Me Agnès VIOTTOLO de la SELARL Teitgen & Viottolo, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : R011 - Représentant : Me Christophe DEBRAY, Constitué, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 627





INTIMEE

****************







Composition de la cour :



En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 05 Avril 2022 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Thomas LE MONNYER, Président, chargé du rapport.



Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :



Monsieur Thomas LE MONNYER, Président,

Madame Bérangère MEURANT, Conseiller,

Madame Odile CRIQ, Conseiller,



Greffier lors des débats : Monsieur Achille TAMPREAU,








FAITS ET PROCEDURE



M. [B], journaliste professionnel, titulaire de la carte de presse depuis le mois de juin 1994, collabore depuis le 1er octobre 1997 en qualité de pigiste pour le magazine 'Le Chasseur Français', publication éditée par la société Mondadori devenue Reworld Media Magazines.



L'entreprise, qui emploie plus de dix salariés, applique la convention collective des cadres et employés des éditeurs de presse, les journalistes se voyant appliquer la convention des journalistes.



M. [B] affirme avoir subi plusieurs modifications unilatérales par l'employeur du tarif de ses piges et en avoir alerté la société par plusieurs courriers datés de juin à octobre 2017.



Par requête enregistrée le 29 décembre 2017, M. [B] a saisi le conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt aux fins de voir prononcer la résiliation judiciaire de son contrat de travail et condamner la société à lui verser diverses sommes de nature salariale et indemnitaire.



La société Reworld Media Magazines a contesté l'existence d'un contrat de travail avec M. [B], a soulevé la prescription des demandes et s'y est opposée, sollicitant la condamnation du requérant au paiement d'une somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.



Par jugement rendu le 11 juin 2020, notifié le 17 juin 2020, le conseil a statué comme suit :



Dit que M. [B] bénéficie bien d'un contrat à durée indéterminée à compter du 1er octobre 1997 en qualité de journaliste professionnel au sein de la société Mondadori Magazines France,



Dit que M. [B] n'apporte ni la preuve que la société a procédé à l'abattement de 30 % de cotisations sociales et en tout état de cause n'apporte pas la preuve de son préjudice,



Dit que la société n'a pas manqué à son obligation de bonne foi dans l'exécution du contrat de travail,



Fixe la rémunération moyenne mensuelle brute du salarié à 2 776,23 euros,



Dit qu'il n'y a pas lieu de procéder à la résiliation judiciaire du contrat de travail,



Déboute M. [B] de ses demandes en paiement de dommages-intérêts de 1 000 euros pour absence de contrat de travail écrit, de 3 000 euros pour application de l'abattement sur les cotisations sociales sans son accord, de 10 000 euros pour exécution déloyale du contrat de travail, de sa demande d'indemnité compensatrice de préavis de 5 552,46 euros et les congés payés afférents à hauteur de 555,24 euros, de sa demande d'indemnité légale de licenciement pour les 15 premières années d'ancienneté du journaliste de 41 643,45 euros, de sa demande d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, de 43 000 euros,



Condamne la société, à verser à M. [B] 1000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,



Ordonne la remise à M. [B] d'un contrat de travail en bonne et due forme avec toutes les conséquences juridiques qu'il implique du fait de son statut de journaliste professionnel salarié à compter du 1er octobre 1997, dont notamment sa reprise d'ancienneté,



Ordonne la remise de tous les bulletins de paie, le tout sous astreinte de 100 euros par jour et part document sous 15 jours à compter de la notification du jugement,



Dit qu'il se réserve le droit de liquider cette astreinte,



Dit qu'il n'y a pas lieu d'ordonner l'exécution provisoire du présent jugement au-delà des dispositions de l'article R.1454-28 du code du travail,



Déboute M. [B] du surplus de ses demandes et la société de sa demande reconventionnelle et l'en déboute,



Condamne la société aux entiers dépens.



Le 13 juillet 2020, M. [B] a relevé appel de cette décision par voie électronique.



Par ordonnance rendue le 9 mars 2022, le conseiller chargé de la mise en état a ordonné la clôture de l'instruction et a fixé la date des plaidoiries au 5 avril 2022.



' Selon ses dernières conclusions du 11 février 2022, M. [B] demande à la cour de :



Confirmer le jugement rendu en ce qu'il a dit qu'il bénéficie bien d'un contrat à durée indéterminée à compter du 1er octobre 1997 en qualité de journaliste professionnel et fixé la rémunération moyenne mensuelle brute à la somme de 2 776,23 euros ;



Infirmer le jugement en ce qu'il a dit qu'il n'apporte ni la preuve que la société a procédé à l'abattement de 30% de cotisations sociales et en tout état de cause n'apporte pas la preuve de son préjudice, que la société n'a pas manqué à son obligation de bonne foi dans l'exécution du contrat de travail, qu'il n'y a pas lieu de procéder à la résiliation judiciaire du contrat de travail et l'a débouté de ses demandes en paiement [...] et l'a débouté du surplus de ses demandes ;



En conséquence, statuant à nouveau,

Juger qu'il est recevable et bien fondé en ses demandes ;

Juger qu'il bénéficie d'un contrat de travail à durée indéterminée, à compter du 1er octobre 1997, en qualité de journaliste professionnel, en application des articles L. 7111-1 et suivants du code du travail,

Juger que c'est à tort que l'employeur a procédé à un abattement de 30 % sur les cotisations sociales sans son accord,

Juger que l'employeur a manqué à son obligation d'exécution de bonne foi du contrat de travail,

Fixer la rémunération moyenne mensuelle brute du salarié à la somme de 2 776,23 euros,

Prononcer la résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts exclusifs de l'employeur,



Condamner la société Reworld Media Magazines, venant aux droits et obligations de la société Mondadori Magazines France, à lui verser les sommes suivantes :

- 1 000 euros à titre de dommages-intérêts pour absence de délivrance d'un contrat de travail écrit, sur le fondement de l'article 20 de la convention collective nationale du travail des journalistes ;

- 4 550 euros à titre de dommages-intérêts pour application de l'abattement sur les cotisations sociales sans son accord ;

- 68 000 euros à titre de dommages-intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail ;

- 5 552,46 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre 555,24 euros à titre de congés payés afférents ;

- 41 643,45 euros à titre d'indemnité légale de licenciement, pour les 15 premières années d'ancienneté du journaliste, sur le fondement de l'article L. 7112-3 du code du travail ;

- 47 195 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

- 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la première instance et 3 000 euros au titre de l'instance d'appel ;

- intérêts légaux sur toutes les demandes de paiement de sommes d'argent, avec anatocisme en application de l'article 1343-2 du code civil ;

- entiers dépens ;

Renvoyer à la compétence exclusive de la Commission Arbitrale des Journalistes la fixation du montant de l'indemnité complémentaire de licenciement au titre de l'ancienneté du journaliste supérieure à ses 15 premières années, en application de l'article L 7112-4 du code du travail ;



Ordonner la remise des bulletins de paie, d'un certificat de travail et d'une attestation Pôle emploi conformes à la décision à intervenir, et ce sous astreinte de 100 euros par jour de retard et par document.



' Aux termes de ses dernières conclusions, en date du 26 novembre 2020, la société Reworld Media Magazines demande à la cour d'infirmer le jugement en ce qu'il a reconnu l'existence d'un contrat de travail à durée indéterminée à compter du 1er octobre 1997, en qualité de journaliste professionnel au sein de la société et ordonné la remise à M. [B] d'un contrat de travail ainsi que la remise de tous les bulletins de paie, en ce qu'il l'a condamnée à verser à M. [B] la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile mais de confirmer le surplus du jugement, sauf le calcul de la moyenne des salaires, fixer la moyenne des salaires à 1455,11 euros (bruts), débouter M. [B] de l'ensemble de ses demandes et le condamner à lui verser la somme de 1000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile.



Pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, ainsi que des moyens et prétentions des parties, il convient de se référer aux écritures susvisées.



La proposition faite par la cour aux parties de recourir à une mesure de médiation judiciaire afin de rechercher, par elles-mêmes, sous l'égide d'un médiateur indépendant, une solution au litige qui les oppose n'a pas reçu leur assentiment.




MOTIFS



I - Sur l'existence d'un contrat de travail



La société intimée, qui concède que M. [B] contribue régulièrement au journal 'Le Chasseur français' en qualité de pigiste, réfute l'existence d'un contrat de travail en ce que ce collaborateur exerce ses fonctions en bénéficiant d'une indépendance dans l'exercice de ses prestations, exclusive de tout lien de subordination. Elle soutient que M. [B] ne se voit imposer ni lieu de travail, ni horaires, ni ordres ni directives, qu'il ne dispose pas d'une adresse email 'mondadori.fr' et qu'il propose ses propres contributions au Chasseur français.



Elle ajoute que l'appelant est même allé jusqu'à lui proposer la transformation totale de certaines rubriques, qu'il a toute latitude pour accepter ou refuser de traiter les thèmes qui lui sont suggérés et qu'il collabore avec de nombreuses entreprises de presse dont Prisma Media, que la société intimée présente comme étant son principal concurrent.



M. [B] conteste cette argumentation et objecte que la société Reworld Media Magazines ne justifie pas de ses allégations selon lesquelles il travaillerait en totale autonomie sans ordre ni directives.

Il fait en outre valoir que le fait qu'il collabore à d'autres entreprises de presse, ce qu'il n'a jamais caché, est inopérant, tout en précisant que la société est son principal employeur, qu'il ne propose des sujets qu'à la demande de son chef de rubrique, qu'il reçoit des commandes sur des sujets précis, que ses articles pouvaient donner lieu à des demandes de corrections et à des directives précises. Il objecte également que l'arrêt du 28 juin 2018 (16-27.544) que lui oppose la société concernait un journaliste pigiste occasionnel qui ne bénéficiait pas d'une collaboration régulière et ne tirait pas l'essentiel de ses revenus de la profession de journaliste.



Soulignant que la société s'acquitte des cotisations d'assurance chômage depuis l'origine, M. [B] ajoute que si le pigiste relève effectivement en application du code de la sécurité sociale du régime général, c'est à dire aux assurances maladie, maternité, accident du travail et vieillesse, en revanche il n'en va pas de même du régime de l'assurance chômage qui n'est exigée par les dispositions du code du travail qu'à l'égard des salariés.



Quant à la prescription :



En cas de vice de fond, telle la demande en requalification d'une relation de travail de pigiste en contrat de travail, l'action en requalification est soumise au délai biennal de l'article L. 1471-1 du code du travail, mais le délai court à compter du terme du contrat.



La relation de travail étant, au jour de la clôture de la procédure d'appel, toujours en cours, la fin de non recevoir tirée de la prétendue prescription de l'action en requalification n'est pas fondée et sera, en conséquence, rejetée.



Sur le fond :



L'article L.7111-3 énonce qu'est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodique ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources.



Selon l'article L.7112-1, toute convention par laquelle une entreprise de presse s'assure, moyennant rémunération, le concours d'un journaliste professionnel est présumée être un contrat de travail. Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties.



Si le journaliste professionnel, qui est celui remplissant les conditions énoncées à l'article L.7111-3 du code du travail, bénéficie de la présomption de salariat prévue par l'article L.7112-1, l'employeur peut la renverser en établissant que le salarié exerce son activité en toute indépendance et en toute liberté.



À titre liminaire, M. [B] établit qu'il tire l'essentiel de ses ressources de l'activité journalistique qu'il développe régulièrement pour la société Reworld Media Magazines, ce que cette dernière concède expressément dans ses conclusions et pour plusieurs autres sociétés de presse, de sorte qu'il bénéficie du statut de journaliste, ce point n'étant pas discuté par l'intimée. La comparaison entre ses bulletins de piges et ses déclarations fiscales de revenus objective que l'appelant satisfait aux conditions requises par l'article L. 7111-3 du code du travail pour bénéficier de ce statut, de sorte qu'il bénéficie de la présomption de salariat.



La société, à qui il appartient de rapporter la preuve contraire, c'est à dire la preuve de l'exercice de son activité professionnelle en toute indépendance, plaide à juste titre que l'établissement de bulletins de paie (dénommés bulletins de piges) et l'application de la Convention collective des journalistes sont des éléments inopérants et ne sont pas de nature à établir l'existence d'un contrat de travail.



L'assujettissement au régime général n'étant pas réservé aux seuls titulaires d'un contrat de travail et selon les dispositions de l'article L. 311-3, 16° du Code de la Sécurité sociale, les pigistes y étant soumis sans relever pour autant de cette qualité en droit du travail, le fait que la société Reworld Media Magazines s'acquitte concernant M. [B] de cotisations salariales et notamment des cotisations chômage est inopérant.



La société intimée rappelle encore à bon droit que sans que leur statut d'indépendant ne soit remis en cause, les journalistes pigistes bénéficient, conformément aux stipulations de la convention collective des journalistes :

- de congés payés, calculés sur la base du 10 ème de la rémunération perçue au cours de la période de référence légale (article 31) ;

- d'une prime d'ancienneté dans la profession (articles 23 et 24) ;

- d'un treizième mois dès lors que le pigiste a collaboré à trois reprises différentes ou a perçu au cours de l'année civile au moins trois fois le montant minimum fixé par les barèmes de la forme de presse considérée (article 25).



Il est constant que M. [B] ne dispose pas d'une adresse email @mondadori.fr comme les salariés de l'entreprise, et qu'il adresse ses contributions depuis sa messagerie personnelle.



De même, il n'est pas contesté par l'appelant que la société ne lui impose ni lieu de travail, ni horaires de travail.



Toutefois, si la société intimée justifie que M. [B] a pu proposer à son chef de rubrique des suggestions de thèmes d'articles (pièce n°2 de l'intimée), il ressort des pièces produites par l'appelant qu'il était régulièrement sollicité en ce sens par M. [F] ; c'est ainsi que :

- le 21 août 2019, son chef de rubrique lui adresse le message suivant :



« En attendant, merci de me faire des propositions de thèmes de sujet pour l'ensemble de l'année 2020 d'ici le 10 septembre ('). » (Pièce n°76-25)

- le 31 mars 2021 :

« Soyez fou, imaginez toutes les améliorations de rubriques possibles, voire de nouvelles' J'attends vos propositions pour le 9 avril au plus tard. »

Dans ces circonstances, le fait que M. [B] ait pu proposer à son chef de rubrique des idées de reportage est inopérant.



En outre, ses allégations selon lesquelles M. [B] bénéficierait d'une grande indépendance dans l'exercice de ses prestations, exclusive de tout lien de subordination, non seulement ne sont pas étayées, mais surtout utilement remises par divers éléments communiqués par M. [B].



C'est ainsi que M. [B] démontre qu'il pouvait se voir commander de piges comportant le thème précis, la manière de l'aborder et de traiter le sujet :

- « D'ici lundi, peux-tu enquêter pour une actu sur les 8 chiens morts après avoir bu de l'eau du Cher et de la Loire ' L'actu synthétisée doit faire style 300 signes puis être commentée par tes soins en 300 signes auxquels s'ajouteront 300 d'un véto en fonction du diagnostic. » (Pièce n°53-7)

- « Pour demain en début d'après-midi, peux-tu me faire un résumé de 300 signes sur les manifs des végans devant les abattoirs et l'avis incisif du Chasseur Français en 1 feuillet contre ces manifs ' Voici quelques liens qui vont te simplifier le job [...] ». (Pièce n°53-8)

- « je vous rappelle que nos actus, depuis un an, doivent être toutes étayées par une interview. Il n'est d'aucune utilité pour nos lecteurs de voir réécrites des actus parues partout ». (59 bis)



Au delà des instructions légitimes de la direction liées aux contraintes éditoriales, portant sur la taille des articles, le nombre de photos ou la date de remise, parfaitement indifférentes pour apprécier le statut du collaborateur, l'appelant justifie en outre que ses articles pouvaient donner lieu à des demandes de reprise ou de corrections de la part de sa hiérarchie, ne portant pas simplement sur la forme, mais caractérisant des directives sur le fond. C'est ainsi que M. [F], chef de rubrique, qui évoque souvent [E], présenté par le salarié sans que ce point ne soit contesté comme étant [E] [N], rédacteur en chef, lui indique :

- « C'est mieux mais l'attaque est molle et passe-partout et pourrait introduire n'importe quel sujet sur le cirque. Mets-toi à la place du directeur qui accueille le public et qui craint à tout moment l'intrusion des anti cirques ou mieux dans un public dont le spectacle est interrompu par ces manifestants, c'est quand même plus du vécu. » (Pièce n°53-10)

- « [E] a lu ton papier, juste deux choses : Fais apparaître dès le chapeau et dans une phrase plus loin dans le texte que c'est surtout les pêcheurs qui en profitent et que l'économie locale et services publics n'en tirent que peu de bénéfices ('). » (Pièce n°53-11)

- « C'est un très bon reportage mais pas édité comme une enquête-alerte Nature ('). [E] a choisi cet angle parce qu'il a été très intéressé par mon projet de cerner leur mécontentements [...]

Il faut non pas un reportage alarmant mais donner à nos lecteurs de quoi réagir, mettre en avant ce que tu as mis à la fin : l'insuffisance révoltante des aides, le prix des assurances [...]. Tu peux l'appeler de ma part et voir si elle a d'autres collègues dans le même cas [...] Il faut donner à nos lecteurs l'envie de réagir, de nous écrire » ;

- « Serons nous de plus en plus sujets à ce type de gel [...]. D'autre part, je t'ai demandé de constater que les viticulteurs impactaient leur facture gel sur le prix de leurs bouteilles depuis deux ans [...]. C'est déjà une enquête percutante, juste à compléter par ces 2 infos. » (Pièces n°53-12 et n°53-13)

- C'est bien mais tu es trop long en 2ème partie du commentaire [...]. Pourrais-tu le rappeler en faisant plus court mais en évoquant aussi la mode du courant animaliste, qui fait passer l'animal avant l'homme ' » (Pièce n°53-14)



Sur ce point, la société intimée ne présente aucune observation.



En l'état de ces éléments, faute pour l'employeur de rapporter la preuve de ce que M. [B] exerce son activité en toute indépendance et en toute liberté, le jugement sera confirmé en ce qu'il a requalifié la relation de travail en un contrat de travail à durée indéterminée ayant pris effet au 1er octobre 1997.



II - Sur la modification unilatérale du contrat de travail :



M. [B] soutient qu'en diminuant la rémunération de ses piges au titre de la rubrique 'enquête', de 2 000 à 1 500 euros en septembre 2017, la société Reworld Media Magazines a modifié unilatéralement son contrat de travail.



L'employeur objecte que si l'employeur a l'obligation de fournir du travail à un pigiste avec lequel il collabore régulièrement, il n'est pas tenu « de lui fournir un volume de travail constant » (Cass. soc. 29 septembre 2009, n°08-43.487 FS-PB). Corrélativement, le journaliste pigiste n'a pas droit au maintien de sa rémunération.



La société ajoute que la baisse de la rémunération des piges de M. [B] pour la rubrique 'grande enquête' à compter du mois d'août 2017 ne s'expliquant que par une réduction de la pagination liée à une réorganisation du magazine, laquelle s'accompagnait de la création d'une nouvelle rubrique 'alerte nature' dont la société souhaitait lui confier en priorité des piges, et ce afin de lui garantir un niveau de rémunération globale, elle considère que M. [B] ne saurait invoquer un quelconque manquement de sa part.



Elle conteste en outre avoir cessé de lui fournir du travail, M. [B] ayant simplement refusé de poursuivre la réalisation des grandes enquêtes au tarif de 1 500 euros.



Toutefois, la société Reworld Media Magazines, qui a improprement qualifié la relation de travail de contrat de pigiste ne saurait se prévaloir des règles applicables à cette catégorie de collaborateurs des entreprises de presse, observation faite de surcroît que l'appelant, qui établit le caractère forfaitaire de cette pige 'grande enquête', conteste utilement le motif invoqué par l'employeur, à savoir la baisse corrélative de la rémunération de la pige et de la pagination de la rubrique, qui serait passée de 6 pages à 5 ou 4 pages à compter de l'été 2017. En effet, le salarié établit que cette rubrique pouvait ne pas comporter six pages avant l'été 2017 (magazine décembre 2016, cinq pages) sans incidence sur sa rémunération et fournit un tableau en page 37 de ses conclusions faisant le point sur la pagination de cette rubrique de 2011 à 2019, non critiqué par l'employeur, qui met à mal l'explication avancée par l'employeur sur le motif de cette réduction de rémunération (pièce n°76-27 de l'appelant).



La réduction de la pagination, qui relève d'une décision éditoriale de l'entreprise, imparfaitement objectivée, ne saurait être opposée au salarié pour justifier la baisse du salaire forfaitaire qui avait été convenu.



L'appelant démontre que malgré ses protestations réitérées (ses pièces n°64 à 74, 76-1) sur la réduction du montant des 'grandes enquêtes', et le refus qu'il a expressément opposé sur ce point, la société Reworld Media Magazines est passé outre, lui a imposé unilatéralement cette baisse significative d'un quart de cette rémunération forfaitaire, lui retirant une commande de 'grande enquête' en février 2018 au constat que M. [B], qui l'avait acceptée, rappelait à la direction la rémunération attendue de 2 000 euros. La réduction de sa rémunération forfaitaire, laquelle constituait une part importante de son salaire, caractérise une modification unilatérale du contrat de travail. Par suite, le jugement sera infirmé en ce qu'il a écarté ce grief.



Le salarié, qui a fait le choix de ne pas solliciter de rappel de salaire à compter de la modification unilatérale de son contrat de travail, sollicite le paiement de dommages et intérêts à hauteur de 68 000 euros au titre d'une part de la baisse des salaires qu'il évalue à 57 905 euros sur la base de son salaire annuel de 2016 de 30 758 euros (27 741 euros en 2014, 29 524 euros en 2015), et de 10 000 euros à titre de préjudice moral.



Alors que le salarié justifie avoir continué à répondre favorablement aux commandes confiées par l'employeur à compter de septembre 2017, en l'état des éléments communiqués par le salarié, de ses bulletins de salaire et de la perte financière subie par l'intéressé, le préjudice subi en lien avec l'exécution déloyale du contrat de travail ainsi caractérisée par la modification unilatérale du contrat de travail, sera réparé par l'allocation de la somme de 60 000 euros à titre de dommages et intérêts.



III - Sur l'absence de remise d'un contrat écrit :



Il est constant que la société Reworld Media Magazines a manqué à son obligation conventionnelle de remettre au moment de l'engagement du collaborateur une lettre stipulant son emploi, sa qualification professionnelle, la convention collective applicable, le barème de référence, le montant de son salaire.



M. [B] justifie de son préjudice par les difficultés qu'il a rencontré dans le cadre de la présente instance pour établir les conditions de son engagement.



La société Reworld Media Magazines sera condamnée à lui verser 750 euros de dommages et intérêts à ce titre.



IV - Sur la demande de dommages et intérêts pour abattement sur les cotisations sociales :



M. [B] sollicite la réparation du préjudice lié au fait que, selon ses dires, l'employeur a, sans son accord, appliqué l'abattement sur les cotisations sociales.



La société intimée objecte avoir satisfait à son obligation en adressant à M. [B] par lettre recommandée 'sans avis de réception' datée du 31 mai 2013, à laquelle il n'a pas répondu.



Il est constant qu'en vertu de l'arrêté du 25 juillet 2005 modifiant l'arrêté du 20 décembre 2002 relatif aux frais professionnels déductibles pour le calcul des cotisations de sécurité sociale, les journalistes, au sens de l'article L. 7111-3 du Code du travail, peuvent choisir de bénéficier ou non de cet abattement forfaitaire, lequel est optionnel et ne peut donc plus être imposé unilatéralement par l'employeur. En effet, l'article 6 de cet arrêté prévoit notamment que :

L'employeur peut opter pour la déduction forfaitaire spécifique lorsqu'une convention ou un accord collectif du travail l'a explicitement prévu ou lorsque le comité d'entreprise ou les délégués du personnel ont donné leur accord.

A défaut, il appartient à chaque salarié d'accepter ou non cette option. Celle-ci peut alors figurer soit dans le contrat de travail ou un avenant au contrat de travail, soit faire l'objet d'une procédure mise en 'uvre par l'employeur consistant à informer chaque salarié individuellement par lettre recommandée avec accusé de réception de ce dispositif et de ses conséquences sur la validation de ses droits, accompagné d'un coupon-réponse d'accord ou de refus à retourner par le salarié. Lorsque le travailleur salarié ou assimilé ne répond pas à cette consultation, son silence vaut accord définitif [']. »



Faute pour l'employeur d'avoir transmis sa correspondance au salarié par lettre recommandée avec avis de réception, et alors que l'examen des bulletins de salaire de la période considérée atteste d'un déménagement concomitant (changement d'adresse entre le bulletin de juin et de juillet 2013), l'intimé ne justifie pas que le silence du salarié, qui indique n'avoir pas reçu de sollicitation sur ce point, vaut accord définitif.



Le préjudice qui en résulte pour le salarié en termes de droits à retraite sera indemnisé par l'allocation de la somme de 4 500 euros.





V - Sur la résiliation :



Conformément aux dispositions de l'article 1284 du code civil, le salarié peut demander la résiliation judiciaire du contrat de travail en cas d'inexécution par l'employeur de ses obligations contractuelles. Il lui appartient alors de rapporter la preuve des faits qu'il allègue.



Si les manquements invoqués par le salarié au soutien de sa demande de résiliation judiciaire du contrat de travail sont établis et d'une gravité suffisante pour empêcher la poursuite de ce contrat, la résiliation judiciaire est prononcée aux torts de l'employeur et produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse au jour de la décision qui la prononce dès lors que le contrat n'a pas été rompu avant cette date



Lorsqu'un salarié demande la résiliation judiciaire de son contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur, tout en continuant de travailler à son service, et que ce dernier le licencie ultérieurement pour d'autres faits survenus au cours de la poursuite du contrat, le juge doit d'abord rechercher si la demande de résiliation du contrat de travail était justifiée et dans le cas contraire, il doit se prononcer sur le licenciement notifié par l'employeur.



Il suit de ce qui précède que la société a modifié unilatéralement le contrat de travail dont bénéficiait M. [B].



Malgré les nombreuses démarches entreprises par le salarié auprès de son employeur afin que celui-ci respecte ses obligations au titre de la rémunération des grandes enquêtes qui lui étaient confiées, la société Reworld Media Magazines a maintenu sa position et refusé de rétablir l'intéressé dans ses droits, de sorte que le manquement invoqué par le salarié est continu.



Compte tenu de l'importance de l'incidence de cette modification unilatérale sur le niveau de la rémunération du salarié, sa rémunération annuelle ayant chuté de l'ordre de 30 758 euros en 2016, à 12 915 euros en 2021, le manquement continu de l'employeur à ses obligations contractuelles présente une gravité qui empêche la poursuite de la relation du travail.



Partant, le jugement sera infirmé en ce qu'il a débouté le salarié de sa demande de résiliation judiciaire de ce contrat.



IV - Sur l'indemnisation :



M. [B] est bien-fondé à demander à ce que, pour le calcul de l'indemnité conventionnelle de licenciement et l'indemnité compensatrice de préavis, il soit pris en compte le salaire de référence et la rémunération dans les mois précédant la modification unilatérale du contrat de travail laquelle lui est inopposable.



Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a évalué la rémunération moyenne mensuelle brute à la somme de 2 776,23 euros.



Au jour de la rupture, fixé au jour de la présente décision, M. [B] âgé de 58 ans titularisera près de 25 ans d'ancienneté.



Il est en droit d'obtenir, en premier lieu, le paiement d'une indemnité compensatrice de préavis, égale à deux mois de salaire. Il lui sera donc alloué, à ce titre, une somme de 5 552,46 euros bruts, outre une somme de 555,24 euros bruts au titre des congés payés afférents.



En deuxième lieu, s'agissant de l'indemnité conventionnelle de licenciement, dès lors que l'ancienneté du salarié est supérieure à 15 ans, l'employeur demande à juste titre à la cour de renvoyer l'appelant devant la commission arbitrale, conformément aux dispositions de l'article L. 7112-4 du code du travail, qui est compétente pour fixer le montant de l'indemnité conventionnelle qui revient au salarié sans qu'il y a lieu de distinguer la compétence en fonction du seuil des quinze ans d'ancienneté.



Il sera en revanche alloué au salarié une provision à valoir sur cette indemnité qui sera fixée à la somme de 40 000 euros.



En vertu de l'article L. 1235-3 du code du travail, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, le salarié peut, en troisième lieu, prétendre au paiement d'une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse comprise entre un montant minimal de trois mois de salaire brut et un montant maximal de dix-sept mois de salaire brut.



Compte tenu des éléments dont dispose la cour, et notamment de l'âge du salarié au jour de la rupture, et des perspectives professionnelles qui en découlent, le montant de l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse doit être évalué à la somme de 47 000 euros bruts.



Il n'y a pas lieu de déroger aux dispositions des articles 1231-6 et 1231-7 du code civil prévoyant que les créances de nature salariale porteront intérêts au taux légal, à compter de la réception par l'employeur de sa convocation devant le bureau de conciliation pour les créances échues à cette date et à compter de chaque échéance devenue exigible, s'agissant des échéances postérieures à cette date, les créances à caractère indemnitaire produisant intérêts au taux légal à compter de la décision en fixant tout à la fois le principe et le montant.



La capitalisation est de droit lorsqu'elle est demandée en justice.



Il sera ordonné la délivrance au salarié des documents de fin de contrat sans astreinte laquelle n'est pas nécessaire à garantir l'exécution de la présente injonction.



PAR CES MOTIFS



La COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,



I - Rejette la fin de non recevoir tirée de la prescription de l'action,



II - Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a :



Dit que M. [B] bénéficie bien d'un contrat à durée indéterminée à compter du 1er octobre 1997 en qualité de journaliste professionnel au sein de la société Mondadori Magazines France,



Fixé la rémunération moyenne mensuelle brute du salarié à 2 776,23 euros,



Condamné la société, à verser à M. [B] 1000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,



Ordonné la remise à M. [B] d'un contrat de travail en bonne et due forme avec toutes les conséquences juridiques qu'il implique du fait de son statut de journaliste professionnel salarié à compter du 1er octobre 1997, dont notamment sa reprise d'ancienneté,



III - L'infirme pour le surplus,



Statuant de nouveau des chefs ainsi infirmés et y ajoutant,



Condamne la société Reworld Media Magazines à verser à M. [B] à titre de dommages et intérêts les sommes de 60 000 euros pour exécution déloyale du contrat de travail, 750 euros au titre de la non remise d'une lettre d'engagement, et celle de 4 500 euros à titre de dommages et intérêts au titre de l'abattement des cotisations sociales,



Prononce la résiliation judiciaire du contrat de travail, qui produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse au jour du prononcé du présent arrêt,



Condamne la société Reworld Media Magazines à verser à M. [B] les sommes suivantes :



- 5 552,46 euros bruts à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre une somme de 555,24 euros bruts au titre des congés payés afférents,



- 40 000 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnité conventionnelle de licenciement à fixer par la commission arbitrale, conformément aux dispositions de l'article L. 7112-4 du code du travail,





- 47 000 euros bruts à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse conformément aux dispositions de l'article L. 1235-3 du code du travail,



Ordonne la remise d'un bulletin de paye de régularisation, d'un certificat de travail et d'une attestation Pôle emploi conformes à la présente décision dans un délai de deux mois à compter de la signification du présent arrêt,



Rejette la demande d'astreinte,



Dit que les créances de nature contractuelle sont productives d'intérêts au taux légal à compter de la réception par l'employeur de la convocation devant le bureau de conciliation pour les créances échues, et à compter de chaque échéance devenue exigible, s'agissant des échéances postérieures à cette date, et que les créances indemnitaires sont productives d'intérêts au taux légal à compter de la décision en fixant tout à la fois le principe et le montant,



Ordonne la capitalisation de ces intérêts à condition que ces intérêts soient dus au moins pour une année entière,



Condamne la société Reworld Media Magazines à verser à M. [B] la somme de 3 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel, et aux entiers dépens.



Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.



Signé par Monsieur Thomas LE MONNYER, Président, et par Monsieur TAMPREAU, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.





Le greffier, Le président,

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