7 juillet 2022
Cour de cassation
Pourvoi n° 20-19.147

Deuxième chambre civile - Formation de section

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2022:C200770

Titres et sommaires

INDEMNISATION DES VICTIMES D'INFRACTION - Préjudice - Préjudice dont se prévaut une victime d'agression sexuelle - Nature - Détermination - Portée

Le préjudice, dont se prévaut la personne victime d'agression sexuelle constitue un préjudice corporel. Or, selon une jurisprudence constante, en cas de préjudice corporel, le délai de la prescription prévue par l'article 2270-1, alinéa 1, du code civil, en vigueur du 1er janvier 1986 au 18 juin 2008, courait à compter de la date de la consolidation de l'état de victime. Cette solution a été reprise par l'article 2226 du même code, issu de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008. Dès lors, manque de base légale l'arrêt d'une cour d'appel qui retient que le délai de prescription de l'action en responsabilité et indemnisation, engagée par une personne soutenant avoir été victime d'agressions sexuelles dans son adolescence, a couru au plus tard à la date à laquelle l'intéressée a entrepris une psychothérapie, au motif qu'une telle démarche serait révélatrice de sa prise de conscience de l'aggravation de son dommage et de la nécessité d'y remédier, sans rechercher si le préjudice allégué avait fait l'objet d'une consolidation et, le cas échéant, à quelle date

RESPONSABILITE DELICTUELLE OU QUASI DELICTUELLE - Dommage - Réparation - Action en responsabilité - Prescription - Point de départ - Préjudice corporel - Date de la consolidation - Applications diverses - Préjudice issu d'une agression sexuelle

PRESCRIPTION CIVILE - Prescription décennale - Article 2270-1 du code civil - Délai - Point de départ - Préjudice corporel - Date de la consolidation - Applications diverses

Texte de la décision

CIV. 2

LM



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 7 juillet 2022




Cassation partielle


M. PIREYRE, président



Arrêt n° 770 FS-B

Pourvoi n° A 20-19.147



R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 7 JUILLET 2022

M. [E] [H], domicilié [Adresse 3], a formé le pourvoi n° A 20-19.147 contre l'arrêt rendu le 19 décembre 2019 par la cour d'appel de Paris (pôle 2, chambre 2), dans le litige l'opposant :

1°/ à M. [I] [W], domicilié [Adresse 2],

2°/ à l'Association diocésaine de [Localité 4], dont le siège est [Adresse 1],

défendeurs à la cassation.

L'Association diocésaine de [Localité 4] a formé un pourvoi incident éventuel contre le même arrêt.

Le demandeur au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.

La demanderesse au pourvoi incident éventuel invoque, à l'appui de son recours, le moyen unique de cassation également annexé au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Talabardon, conseiller référendaire, les observations de la SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat de M. [H], de la SARL Delvolvé et Trichet, avocat de l'Association diocésaine de [Localité 4], de la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, avocat de M. [W], et l'avis de M. Grignon Dumoulin, avocat général, après débats en l'audience publique du 31 mai 2022 où étaient présents M. Pireyre, président, M. Talabardon, conseiller référendaire rapporteur, Mme Leroy-Gissinger, conseiller doyen, MM. Besson, Martin, Mme Chauve, conseillers, Mme Guého, MM. Ittah, Pradel, Mme Brouzes, conseillers référendaires, M. Grignon Dumoulin, avocat général, et M. Carrasco, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 19 décembre 2019) et les productions, le 23 septembre 2016, M. [H] a assigné devant un tribunal de grande instance M. [W] et l'Association diocésaine de [Localité 4], en présence de la caisse primaire d'assurance maladie de [Localité 5], en responsabilité et indemnisation de préjudices consécutifs, d'une part, à des viols et agressions sexuelles que M. [W], membre de la direction d'un établissement d'enseignement scolaire, lui aurait fait subir de 1972 à 1975, alors qu'il était collégien, d'autre part, à l'attitude de M. [W] et de sa hiérarchie lorsque M. [H] a dénoncé les faits à partir de l'année 2001.

2. Le tribunal a déclaré les demandes irrecevables comme prescrites.

Examen des moyens

Sur le moyen unique du pourvoi principal, pris en ses troisième et quatrième branches, et le moyen unique du pourvoi incident de l'Association diocésaine de [Localité 4], ci-après annexés


3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui, pour les deux premiers, ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation et, pour le troisième, est irrecevable.


Mais sur le moyen unique du pourvoi principal, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. M. [H] fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement déclarant ses demandes irrecevables comme prescrites, alors « que, selon l'article 2270-1 du code civil, dans sa version issue de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 et tel qu'il était interprété en jurisprudence, en cas de préjudice corporel, la date de consolidation fait courir le délai de prescription de dix ans applicable aux actions en responsabilité civile extra contractuelles ; qu'en fixant le point de départ de la prescription de l'action de M. [H] à l'année 1989, date à laquelle celui-ci a entamé une thérapie, sans vérifier si et à quelle date le dommage avait été consolidé, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2270-1 du code civil, dans sa version issue de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 2270-1, alinéa 1, du code civil, en vigueur du 1er janvier 1986 au 18 juin 2008, et l'article 2226 du même code issu de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 :

5. Aux termes du premier de ces textes, les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation.

6. Selon une jurisprudence constante, le délai de la prescription prévue par ce texte courait, en cas de préjudice corporel, à compter de la date de la consolidation.

7. Cette solution a été reprise par le second de ces textes, selon lequel l'action en responsabilité née à raison d'un événement ayant entraîné un dommage corporel se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé.

8. L'arrêt, avoir après relevé que M. [H] se prévalait des dispositions de l'article 2226 du code civil et qu'il invoquait à cet égard l'effraction physique et psychique commise par M. [W] à l'origine d'un préjudice corporel non consolidé, retient, d'abord, que la psychothérapie entreprise par l'intéressé au mois d'octobre 1989 est révélatrice de sa prise de conscience de l'aggravation du dommage allégué et de la nécessité d'y remédier, même si la connaissance et la manifestation de ce dommage étaient antérieures eu égard à la nature des attouchements sexuels que l'intéressé dit avoir subis lorsqu'il était adolescent.

9. Il en déduit que la juridiction de première instance a, à juste titre, retenu comme point de départ du délai de la prescription de l'article 2270-1 du code civil, alors applicable, au plus tard l'année 1989, de sorte que cette prescription était acquise lors de l'introduction de l'instance civile en responsabilité et indemnisation.

10. L'arrêt retient, ensuite, que M. [H] invoque vainement les dispositions de l'article 2226 du même code, dès lors qu'à la date de leur entrée en vigueur, la prescription des faits était d'ores et déjà intervenue et ce, depuis plusieurs années.

11. Il en conclut que l'argumentation de l'intéressé relative à un dommage corporel est inopérante.

12. En se déterminant ainsi, alors que le préjudice dont se prévalait M. [H] constituait un préjudice corporel au sens et pour l'application tant de l'article 2270-1 du code civil, alors en vigueur, tel qu'interprété par la jurisprudence, que de l'article 2226 du même code, de sorte qu'il lui appartenait de rechercher si ce préjudice avait fait l'objet d'une consolidation et, le cas échéant, à quelle date, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

Et sur le moyen unique du pourvoi principal, pris en sa cinquième branche

Enoncé du moyen

13. M. [H] formule le même grief, alors « que l'action en responsabilité civile fondée sur un dommage causé par des agressions sexuelles contre un mineur est prescrite par vingt ans ; qu'en considérant que la prescription aurait été acquise au plus tard au mois d'octobre 1999 par application du délai de prescription de 10 ans, la cour d'appel a violé l'article 2270-1 alinéa 2 du code civil, dans sa version issue de la loi n° 98-468 du 17 juin 1998. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

14. L'Association diocésaine de [Localité 4] conteste la recevabilité du moyen. Elle soutient qu'il est nouveau, M. [H] ne s'étant pas prévalu dans ses conclusions devant la cour d'appel de la disposition modificative dont il invoque la violation.

15. Cependant, le grief, qui est de pur droit, est, comme tel, recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article 2270-1 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 :

16. Selon ce texte, dont les dispositions ont été reprises à l'article 2226, alinéa 2, du code civil, le délai de prescription des actions en responsabilité civile extracontractuelle est porté de dix à vingt ans lorsque le dommage est causé par des violences ou des agressions sexuelles commises contre un mineur.

17. Pour déclarer prescrite l'action de M. [H], l'arrêt, après avoir énoncé que la juridiction de première instance avait, à juste titre, pris comme point de départ du délai de prescription au plus tard la psychothérapie que celui-ci avait entreprise au mois d'octobre 1989, retient que la prescription a été acquise, au plus tard, au mois d'octobre 1999 par application du délai de prescription de dix ans.

18. En statuant ainsi, alors qu'à compter de l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 1998, le délai de prescription de l'action en responsabilité civile extracontractuelle fondée sur le dommage causé par des violences ou des agressions sexuelles commises contre un mineur était de vingt ans, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief du pourvoi principal, la Cour :

REJETTE le pourvoi incident de l'Association diocésaine de [Localité 4] ;

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que, d'une part, il déclare irrecevable comme prescrite la demande formée par M. [H] contre M. [W] en raison des faits de viols et d'agressions sexuelles qui lui sont imputés, d'autre part, il condamne M. [H] aux dépens de première instance et d'appel et rejette ses demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 19 décembre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;

Condamne M. [W] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par M. [W] et l'Association diocésaine de [Localité 4], ainsi que celle formée par M. [H] contre cette association, et condamne M. [W] à payer à M. [H] la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du sept juillet deux mille vingt-deux.

MOYENS ANNEXES au présent arrêt

Moyen produit au pourvoi principal par la SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat aux Conseils, pour M. [H]

M. [H] fait grief à la décision confirmative attaquée d'avoir déclaré ses demandes irrecevables comme prescrites ;

alors 1°/ que selon l'article 2270-1 du code civil, dans sa version issue de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 et tel qu'il était interprété en jurisprudence, en cas de préjudice corporel, la date de consolidation fait courir le délai de prescription de dix ans applicable aux actions en responsabilité civile extra contractuelles ; qu'en fixant le point de départ de la prescription de l'action de M. [H] à l'année 1989, date à laquelle celui-ci a entamé une thérapie, sans vérifier si et à quelle date le dommage avait été consolidé, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2270-1 du code civil, dans sa version issue de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 ;

alors, subsidiairement, 2°/ que selon l'article 2270-1 du code civil, dans sa version issue de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 et tel qu'il était interprété en jurisprudence, en cas de préjudice corporel, la date de consolidation fait courir le délai de prescription de dix ans applicable aux actions en responsabilité civile extra contractuelles ; que la consolidation est le moment où l'état de la victime ne doit plus en principe évoluer ; qu'en considérant, pour retenir comme point de départ de la prescription au plus tard l'année 1989, que la thérapie par M. [H] aurait été révélatrice de sa prise de conscience de l'aggravation du dommage et de la nécessité d'y remédier, motif impropre à établir que l'état de M. [H] ne devait plus évoluer à partir de 1989, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2270-1 du code civil, dans sa version issue de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 ;

alors, subsidiairement, 3°/ qu' il n'est pas permis au juge de dénaturer l'écrit qui lui est soumis ; que dans son attestation du 27 juin 2002, le docteur [R] a certifié « avoir suivi en psychothérapie Monsieur [E] [H] du 21 septembre 1994 au 19 décembre 1996 en raison de son état anxio-dépressif » et que « c'est au cours de ce travail de psychothérapie que traversant un jour le Jardin des [6], il revit Monsieur [W] entouré d'une nuée de jeunes garçons. C'est alors qu'il a pris conscience d'avoir été victime d'un viol touchant son corps et son psychisme et que le « bon père » n'était autre qu'un être malfaisant » ; qu'en considérant que le caractère déterminant de l'année 1995 n'aurait pas été démontré, quand il résultait clairement et sans équivoque aucune de l'attestation de M. [R] que c'est alors que ce dernier suivait M. [H] en psychothérapie, soit entre le 21 septembre 1994 et le 19 décembre 1996, que ce dernier avait pris conscience qu'il avait été victime de viol, la cour d'appel a dénaturé cette attestation, en violation de l'obligation faite au juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ;

alors subsidiairement 4°/ que dans sa version issue de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, l'article 2270-1 du code civil prévoyait, comme point de départ du délai de prescription, soit la manifestation du dommage, soit son aggravation ; qu'en retenant comme point de départ de la prescription au plus tard l'année 1989, sans rechercher si le dommage de l'exposant ne s'était pas aggravé en mars 2002, date de la dénégation publique de M. [G], en raison des conséquences de cette dénégation sur sa santé, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2270-1 du code civil dans sa version issue de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 ;

alors subsidiairement 5°/ que l'action en responsabilité civile fondée sur un dommage causé par des agressions sexuelles contre un mineur est prescrite par vingt ans ; qu'en considérant que la prescription aurait été acquise au plus tard au mois d'octobre 1999 par application du délai de prescription de 10 ans, la cour d'appel a violé l'article 2270-1 alinéa 2 du code civil, dans sa version issue de la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 ; Moyen produit au pourvoi incident éventuel par la SARL Delvolvé et Trichet, avocat aux Conseils, pour l'Association diocésaine de [Localité 4] (ADP)

L'association ADP fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté sa demande tendant à voir l'action de M. [H] à son encontre déclarée irrecevable sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881,

Alors que toute demande de dommages et intérêts trouvant sont fondement dans des imputations publiques doit nécessairement être présentée dans le cadre de la loi sur la presse à peine d'irrecevabilité ; que les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la Loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 ancien devenu 1240 du code civil ; qu'en l'espèce l'action de M. [H] dirigée contre l'ADP avait été engagée en raison de la communication publique effectuée par le cardinal [G] le 19 mars 2002, de sorte que sa recevabilité devait être appréciée au regard des seules dispositions de la loi du 29 juillet 1881, sans qu'importe à cet égard la nature du préjudice invoqué par la victime ; qu'en refusant d'examiner la recevabilité de l'action au regard des dispositions de la loi sur la presse pour le seul motif que les atteintes dont se prévalait M. [H] ne relevaient pas de la diffamation, la cour d'appel a violé ces dispositions par refus d'application et l'article 1240 du code civil par fausse application.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.