18 mai 2022
Cour de cassation
Pourvoi n° 21-86.647

Chambre criminelle - Formation de section

ECLI:FR:CCASS:2022:CR00357

Texte de la décision

N° R 21-86.647 FS-D

N° 00357


GM
18 MAI 2022


REJET


M. SOULARD président,







R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________


AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 18 MAI 2022



Mme [Y] [T], Mme [G] [X] et Mme [C] [J] ont formé des pourvois contre l'arrêt de la cour d'appel de Grenoble, chambre correctionnelle, en date du 27 octobre 2021, qui, pour vol aggravé, les a condamnées, chacune, à 200 euros d'amende avec sursis.

Les pourvois sont joints en raison de la connexité.

Un mémoire, commun aux demandeurs, et des observations complémentaires ont étés produits.

Sur le rapport de M. Turbeaux, conseiller, les observations de la SCP Sevaux et Mathonnet, avocat des demandeurs, et les conclusions de M. Bougy, avocat général, l'avocat des demandeurs ayant eu la parole en dernier, après débats en l'audience publique du 16 février 2022 où étaient présents M. Soulard, président, M. Turbeaux, conseiller rapporteur, M. de Larosière de Champfeu, Mme Slove, Mme Leprieur, Mme Sudre, Mme Issenjou, M. Laurent, conseillers de la chambre, Mme Barbé, M. Mallard, conseillers référendaires, M. Bougy, avocat général, et M. Maréville, greffier de chambre,




la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le 13 avril 2019, six personnes se sont présentées à la mairie de la commune de [Localité 2] (Drôme) et y ont dérobé le portrait officiel du Président de la République. Le préjudice a été estimé par le maire à 50 euros.

3. Au même instant a été adressé à la mairie un message électronique de revendication des faits au nom du groupe [1] ([1]), afin d'alerter sur l'urgence climatique, invoquant une « réquisition temporaire » du portrait. Des photographies du décrochage ont été publiées sur un compte de messagerie de l'antenne de [Localité 3] de [1]. Un militant a été interrogé à ce sujet par une radio locale.

4. Les enquêteurs ont identifié Mmes [Y] [T], [G] [X] et [C] [J] comme ayant participé aux faits. Elles ont été poursuivies devant le tribunal correctionnel, du chef de vol en réunion.

5. Par jugement du 13 novembre 2020, elles ont été relaxées.

6. Le ministère public a relevé appel de cette décision.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

7. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné les prévenues du chef de vol en réunion à une peine d'amende de 200 euros avec sursis, alors:

« 1°/ que l'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause ; que l'appréciation du caractère proportionné de l'incrimination doit reposer sur des critères pertinents tels que le lien entre le comportement constitutif de l'infraction et le message qu'il vise à exprimer relativement à une question d'intérêt général, la manière dont cette infraction a été commise, la gravité de ses conséquences et la gravité des conséquences de l'incrimination sur l'exercice de la liberté d'expression ; que la Cour de cassation est en mesure de constater, au regard des motifs de l'arrêt et des éléments du dossier, d'une part, qu'il existait un lien étroit et pertinent entre d'un côté l'action de s'emparer d'un portrait du Président de la République dans les locaux d'une mairie pour y laisser à la place un vide destiné à symboliser l'absence politique efficience pour lutter contre le réchauffement climatique ou une pancarte reprenant ce message et pour utiliser ensuite ce portrait au cours de manifestations ou pour des actions médiatiques, et de l'autre le contenu du message visant à dénoncer l'insuffisance des mesures prises par l'Etat pour respecter les engagements pris par la France en termes de lutte contre le réchauffement climatique, lequel s'inscrit dans un débat relatif à une question d'intérêt général, d'autre part, que les prévenues ont agi à visage découvert, de manière non violente et organisée à cette fin, sans commettre de dégradation et en ayant recours à une certaine dose d'humour et de dérision, ensuite, que les conséquences de l'infraction sont limitées, la victime, collectivité territoriale, ne subissant qu'un préjudice négligeable s'agissant du vol d'un bien d'une valeur modique et aisément remplaçable, l'ordre public n'étant troublé que ponctuellement et l'action n'ayant ni pour objet ni pour effet de remettre en cause en son principe l'obligation faite pour toute personne de respecter la loi et les droits d'autrui et, enfin, que les conséquences de l'incrimination de vol qui ne se limitent pas au risque d'une condamnation mais s'étendent à celui, avéré, de faire l'objet d'une mesure d'enquête coercitive ou intrusive, sont de nature à dissuader tous ceux qui souhaitent participer à des performances à caractère politique et non-violentes comme celles consistant, en utilisant une dose d'humour, de dérision ou de satire et sans commettre de dégradation, à s'emparer de biens de faible valeur appartenant à des personnes publiques ou à des personnes morales titulaires d'un pouvoir politique ou économique pour s'en prendre symboliquement à ces dernières afin de dénoncer, avec une base factuelle suffisante, une carence de leur part dans la lutte contre le réchauffement climatique ; qu'au regard de ces éléments, l'ingérence résultant de l'incrimination de vol ne répond pas à l'exigence de proportionnalité et ce nonobstant les circonstances relevées par la cour d'appel tirées de ce que l'action a donné lieu à l'emploi d'un stratagème pour surprendre l'employée de mairie afin de pénétrer dans la salle des mariages, que cette employée a déclaré avoir été choquée par les faits et que l'appartenance des protagonistes à un collectif de militants écologistes n'était apparue qu'au moment où le portrait avait été décroché ; qu'en retenant le contraire la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

2°/ qu'en appréciant la proportionnalité de la condamnation et non celle de l'incrimination, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

3°/ qu'en se bornant à constater, pour retenir que la condamnation du chef de vol ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression que l'action a donné lieu à l'emploi d'un stratagème pour surprendre l'employée de mairie afin de pénétrer dans la salle des mariages et que cette employée a déclaré avoir été choquée par les faits, circonstances qui ne sont pas susceptibles de remettre en cause le fait que le vol du portrait du Président de la République, qui s'inscrivait dans l'exercice de la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général, eu lieu dans le cadre d'une action non-violente, organisée à cette fin, sans dégradation et portait sur un bien d'une valeur modique et aisément remplaçable, la cour d'appel n'a pas fait état d'éléments pertinents et suffisants et a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

4°/ qu'en se fondant sur la circonstance que le lien entre le vol du portrait du Président de la République et le message sous-jacent ainsi que le caractère politique de l'action n'avaient pas été immédiatement apparents pour l'unique témoin des faits, employée de la mairie, et que l'utilisation politique du portrait n'avait eu lieu qu'une fois le vol consommé au moment où l'action était revendiquée sur les réseaux sociaux et devant des médias, là où ce lien doit être apprécié de manière objective au regard de l'effet que ce comportement produit sur l'opinion publique au moment où il se réalise ou postérieurement, la cour d'appel s'est prononcée par un motif inopérant et a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. »

Réponse de la Cour

8. Selon l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, toute personne a droit à la liberté d'expression, et l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui.

9. Ainsi que le juge la Cour de cassation, l'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause (Crim., 26 octobre 2016, pourvoi n° 15-83.774, Bull. Crim. 2016, n° 278 ; Crim., 26 février 2020, pourvoi n° 19-81.827, publié au Bulletin ; Crim., 22 septembre 2021, pourvoi n° 20-85.434, publié au Bulletin).

10. Lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression, il appartient au juge, après s'être assuré, dans l'affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation. Ce contrôle de proportionnalité requiert un examen d'ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé.

11. Dans le cas particulier d'une poursuite du chef de vol, doivent être notamment prises en compte la valeur matérielle du bien, mais également, le cas échéant, sa valeur symbolique, ainsi que la réversibilité ou l'irréversibilité du dommage causé à la victime.

12. Pour écarter l'argumentation des prévenues, qui soutenaient que l'incrimination de vol en réunion constituait en l'espèce une ingérence disproportionnée dans l'exercice de leur liberté d'expression, la cour d'appel retient notamment que l'action ayant consisté à s'emparer du portrait du Président de la République a été préparée et concertée, en dehors de toute manifestation, et que la médiatisation du décrochage a eu lieu alors que le délit de vol en réunion était consommé.

13. Ils en concluent que la condamnation des prévenues du chef de vol en réunion du portrait du Président de la République, dans les conditions précédemment décrites, en dehors de toute manifestation, et avec l'utilisation qui en a été faite par la suite, ne constitue pas une atteinte disproportionnée à leur liberté d'expression. Pour justifier la peine d'amende avec sursis prononcée, les juges indiquent que les faits ont été commis dans le cadre d'une action militante, en dehors de tout intérêt personnel et financier.

14. En prononçant ainsi, la cour d'appel a justifié sa décision.

15. En effet, la Cour de cassation est en mesure de s'assurer que, bien que l'action menée par les prévenus se soit inscrite dans le cadre d'une démarche militante et puisse être considérée comme une expression au sens de l'article 10 précité, la condamnation n'est pas disproportionnée au regard de la valeur symbolique du portrait du Président de la République et du refus de le restituer tant que leurs revendications ne seraient pas satisfaites, ainsi que de la circonstance que le vol a été commis en réunion.

16. Ainsi, le moyen doit être écarté.

17. Par ailleurs l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois ;




Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le dix-huit mai deux mille vingt-deux.

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