12 mai 2022
Cour d'appel de Paris
RG n° 21/14474

Pôle 4 - Chambre 13

Texte de la décision

Grosses délivréesRÉPUBLIQUE FRANÇAISE

aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 4 - Chambre 13



ARRÊT DU 12 MAI 2022



AUDIENCE SOLENNELLE



(n° , 6 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/14474 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEFU2



Décision déférée à la Cour : Décision du 12 avril 2021 - Conseil de l'ordre des avocats d'ESSONNE





DEMANDERESSE AU RECOURS



Madame [I] [U]

[Adresse 1]

[Localité 3]



Comparante en personne





DÉFENDEURS AU RECOURS



LE CONSEIL DE L'ORDRE DES AVOCATS DU BARREAU DE L'ESSONNE

[Adresse 4]

[Localité 2]

Représenté par Me Martial JEAN de la SELARL NABONNE-BEMMER-JEAN, avocat au barreau D'ESSONNE



LE BÂTONNIER DE L'ORDRE DES AVOCATS DU BARREAU DE L'ESSONNE EN QUALITÉ DE REPRÉSENTANT DE L'ORDRE

[Adresse 4]

[Localité 2]



Représentés par Me Martial JEAN de la SELARL NABONNE-BEMMER-JEAN, avocat au barreau D'ESSONNE et Me Laurent CARUSO, bâtonnier en exercice





COMPOSITION DE LA COUR :



L'affaire a été débattue le 10 mars 2022, en audience en chambre du conseil à la demande de Mme [I] [U], devant la Cour composée de :



- Mme Nicole COCHET, Première présidente de chambre

- Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre

- M. Marc BAILLY, Président de chambre

- Mme Florence LAGEMI, Présidente de chambre

- Mme Claire DAVID, Magistrat honoraire juridictionnel



qui en ont délibéré





Greffier, lors des débats : Mme Séphora LOUIS-FERDINAND





MINISTÈRE PUBLIC : représenté lors des débats par M. Michel LERNOUT, avocat général, qui a fait connaître son avis.





DÉBATS : à l'audience tenue le 10 mars 2022, ont été entendus :



- Mme Nicole COCHET, en son rapport



- Mme [I] [U],



- Me Martial JEAN,

- Me Laurent CARUSO,

- M. Michel LERNOUT,



en leurs observations



Mme [I] [U] a eu la parole en dernier.







ARRÊT :



- Contradictoire



- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.





- signé par Nicole COCHET, Première présidente de chambre et par Sarah-Lisa GILBERT, Greffière, présente lors de la mise à disposition.





* * *



Par décision du 12 avril 2021, notifiée à l'intéressée le 15 avril 2021, le conseil de l'ordre des avocats du barreau de l'Essonne, saisi par Mme le Procureur de la république, a décidé l'omission du tableau de Mme [I] [U] en application des dispositions de l'article 1015 1° du décret 91-1197 du 27 novembre 1991.



Par une seconde décision du 10 mai 2021, ce même conseil, statuant sur la réclamation de Mme [U], a considéré n'y avoir lieu de revenir sur sa première décision.



Par lettre recommandée avec accusé de réception adressée au secrétariat-greffe de la cour d'appel de Paris, reçue le 17 mai 2021, Mme [U] a formé un recours contre la décision initiale.



Dans ses dernières conclusions régulièrement communiquées et visées par le greffe le 10 mars 2022, qu'elle développe oralement à l'audience, Mme [U] fait valoir, au soutien de sa demande d'infirmation de la décision,

- qu'arrivée en France à l'âge de 14 ans du fait de la révolution iranienne, elle a appris la langue et intégré le système éducatif français, effectuant brillamment ses études de droit jusqu'à embrasser la profession d'avocat, pour laquelle elle a prêté serment en 2006, avant de s'installer seule en 2013 ;

- qu'elle a connu une maladie se traduisant par de rares épisodes de crise, qui fait actuellement partie du passé, dès lors qu'elle est soignée et que le collège des médecins qui la suit est unanime en sa faveur, la reconnaissant apte à poursuivre ses activités professionnelles, alors que ses facultés intellectuelles n'ont jamais été remises en cause ;

- que ses activités sont socialement très bénéfiques, sachant qu'elle pratique beaucoup le bénévolat et qu'elle oeuvre, en tant qu'avocat, à la satisfaction de ses clients qui attestent de ses qualités professionnelles ;

- qu'il est tout aussi établi qu'elle est parfaitement intègre et de bonne moralité ;

- que l'exercice de la profession d'avocat est sa seule raison de vivre et qu'il n'est pas légitime de l'en priver alors que seule une maladie grave et permanente autorise l'omission dont elle fait l'objet, et qu'en l'occurrence son aptitude est médicalement reconnue.



Dans leurs conclusions déposées et visées le 10 mars 2022, qui sont oralement exposées à l'audience, le conseil de l'ordre demande la confirmation de la décision d'omission prise à l'encontre de Mme [U], exposant

- que Mme [U] a présenté en 2014 un trouble psychotique important au titre duquel elle a dû faire l'objet de plusieurs hospitalisations sous contrainte ;

- qu'elle est de ce fait empêchée d'exercer sa profession, soit du fait de ces hospitalisations, soit parce que le trouble en question se traduit par des comportements pour le moins inappropriés dont se plaignent les magistrats, personnels et auxiliaires de justice, de même que l'ordre des avocats ;

- que le certificat établi par le professeur [C] le 11 février 2022 confirme sa lourde pathologie et s'il évoque aussi la mise en place d'un traitement et d'un suivi mensuel qui la stabilisent, force est de constater que Mme [U], à plusieurs reprises par le passé, s'est laissée aller à une inobservance thérapeutique qui est à la source de nombreux incidents et difficultés ;

- que de ce fait, et eu égard aussi à l'intense pression psychologique à laquelle est soumis un avocat en exercice, il existe un risque de rechute substantiel qui ne permet pas la levée de l'omission prononcée.



Présent en personne, le bâtonnier au nom de l'ordre a ajouté que les difficultés posées par Mme [U] avaient donné lieu à de nombreuses plaintes émanant des services du greffe et du parquet, qu'il avait su indirectement les hospitalisations d'office de Mme [U], laissant le cabinet en déshérence, et qu'en dépit de la stabilisation évoquée, il était de sa responsabilité en tant que bâtonnier de prendre les mesures qui s'imposaient pour éviter que les risques inhérents à une telle situation ne se perpétuent.




Le ministère public, saluant les propos du bâtonnier, a déclaré s'en rapporter sur le recours présenté.



Postérieurement à l'audience, par courriels intitulés 'note en délibéré', Mme [U] a fait valoir que les arguments développés à l'audience par le bâtonnier n'avaient pas été portés à sa connaissance et que les conclusions et pièces des intimés, ne lui ayant été communiquées que le jour même de l'audience, devaient être écartés des débats.




SUR CE



Sur le déroulement des débats et la demande de mise à l'écart des pièces et conclusions des intimés formée par Mme [U]



Il convient de rappeler que le cadre des débats est celui d'une procédure orale, dans laquelle Mme [U], qui a eu toute latitude de s'exprimer et de contester les propos tenus par le bâtonnier et le conseil de l'ordre, ayant été invitée à s'exprimer après eux et en dernier, n'a pas fait état de la tardiveté d'un argumentaire auquel elle n'aurait pas été en mesure de répliquer.

Au demeurant, les intimés, pour justifier leur position, n'ont fait que commenter la situation médicale de Mme [U], qu'elle ne peut ignorer, et les difficultés qu'elle pose, au regard d'événements et de certificats médicaux qui sont produits par Mme [U] elle même, leurs divergences portant sur leur interprétation de ces faits et documents.

Le débat s'est donc déroulé de manière pleinement contradictoire, et Mme [U] n'a été privée d'aucun élément d'information relatif à l'argumentation qui lui est opposée, à laquelle elle a pleinement pu répondre. Sa demande n'est donc pas fondée et elle est en conséquence rejetée.



Sur le fond



Aux termes de l'article 105 du décret 91-1197 du 27 novembre 1991, peut être omis du tableau ' 1° L'avocat qui, soit par l'effet de maladie ou infirmité graves ou permanentes, soit par acceptation d'activités étrangères au barreau, est empêché d'exercer réellement sa profession ...'



Mme [U] ne conteste pas sa maladie, ni les difficultés que celle-ci a pu entraîner, puisque dans ses propres écrits, elle 'présente ses excuses pour avoir été malade'.



Le nombre même des certificats médicaux qu'elle produit - huit, émanant de huit médecins psychiatres différents - outre deux expertises médicales, démontre en soi l'importance du suivi dont elle fait l'objet, (que l'on peut supposer établir) et l'existence d'une maladie d'importance significative.

Ces certificats et expertises, quelles qu'en soient les dates, échelonnées de juin 2015 à février 2022, ont cependant pour point commun de parler d'intégrité des facultés intellectuelles, d'absence de troubles cognitifs, de propos, 'tout à fait appropriés', 'cohérents et adaptés', d'une expression 'cohérente, claire et compréhensible, d'un 'discours fluide', et d'un état 'compatible avec l'exercice d'une activité professionnelle', 'compatible avec sa fonction', 'compatible avec l'exercice de sa profession d'avocat'.



Pour autant, tous comportent également la réserve, d'usage, selon laquelle l'appréciation ainsi portée vaut au jour où la consultation est pratiquée, et force est de constater que pendant la période concernée, Mme [U] a fait l'objet de plusieurs hospitalisations sous contrainte, et eu des comportements et attitudes démentant sérieusement les affirmations rassurantes de ces mêmes certificats.



En particulier, les pièces produites par le conseil de l'ordre, relatives à la période précédant la décision d'omission, entre décembre 2020 et 2021, démontrent la réalité des délires dont a souffert à cette période Mme [U]. Notamment :

- le 5 décembre 2020, dans un courriel adressé au bâtonnier et à Sos Racisme, elle se plaint d'une violation de son cabinet dont elle aurait trouvé la porte blindée ouverte ;

- le 6 décembre 2020, dans un courriel adressé à [K] [J] et au bâtonnier, elle fait état, entre autres, des agressions constantes dont elle se dit victime de la part de policiers, d'avoir été contrainte de dormir dehors, d'avoir été orientée à tort vers le service de toxicomanes et malades du Sida d'un hôpital, de subir des tentatives de tiers pour s'approprier un local, d'avoir été l'objet de tentatives d'enlèvement par des taxis, de subir des violations de domicile, d'être guettée par des policiers voulant la capturer et lui dérober sa carte professionnelle, de subir le piratage de son matériel de travail , d'être volée par sa banque...,

- le 7 décembre 2020 , elle confirme, toujours par courriel au bâtonnier et à SOS Racisme, l'enlèvement à un carrefour de sa mère qu'on 'refuse de lui restituer' , alors que 'police secours a tout organisé et cherche un moyen pour m'attraper' ;

- le 10 décembre 2020 elle interroge par mail la bâtonnière d'Evry, lui demandant pourquoi l'ordre des avocats de l'Essonne souhaite porter atteinte à son intégrité physique,

- le 11 décembre 2020, elle informe l'Elysée et le premier ministre par mail de ce que le tribunal de Paris est sous le contrôle du Préfet et les ordinateurs de l'ordre également contrôlés,

- le 13 décembre 2020, elle adresse un nouveau courriel au bâtonnier, au premier ministre et à Sos Racisme, les informant du piratage intégral de son compte par une société et un homme, qu'elle identifie, qui 'souhaite vendre mon cabinet d'avocat',

- dans des courriels des 12 et 13 mars 2021, il est cette fois question d'une violation de son cabinet, avec refus d'intervention de la police, et d'une tentative d'enlèvement par un médecin de Sos Médecins ;

- le 16 décembre 2020, un courrier du bâtonnier de Bobigny saisit son confrère d'Evry d'une demande d'entendre Mme [U] sur un incident signalé par un juge aux affaires familiales dans le cadre duquel celle-ci a eu un comportement totalement inapproprié, le magistrat signalant à cette occasion un précédent de même nature ;

- le 18 mars 2021, c'est le procureur de la République d'Evry qui saisit à son tour le bâtonnier des difficultés récurrentes rencontrées par le bureau d'ordre avec Mme [U], celle-ci ayant déposé 12 plaintes, adressé 102 courriels en trois semaines du 25 novembre au 14 décembre 2020, puis à nouveau une dizaine en mars 2021, s'étant présentée ensuite physiquement, en perturbant le travail des fonctionnaires du bureau d'ordre, puis en se montrant agressive envers un agent de sécurité, le courrier précisant que cet incident n'était pas isolé mais se reproduisait de manière cyclique.



De ces éléments résulte qu'au moment où la décision a été prise, Mme [U] souffrait manifestement d'une maladie grave l'empêchant d'exercer sa mission d'avocat, du fait de son incapacité avérée de se comporter normalement vis à vis des magistrats, des services du greffe et de son ordre, ce qui commande la confirmation de la décision, à moins que compte tenu du temps écoulé, il ne soit possible de considérer, comme le soutient Mme [U], qu'il ne s'agissait que d'une maladie passagère, aujourd'hui totalement résolue, ou à tout le moins suffisamment stabilisée, ce qui, en opportunité, justifierait qu'il soit mis un terme à son omission.



A cet égard, il y a lieu de se référer au plus récent des documents médicaux produits, à savoir l'attestation du professeur [C] datée du 11 février 2022, donc postérieure à l'épisode déclencheur de la décision d'omission.

De celle-ci résulte que la maladie de Mme [U] est un 'trouble psychotique récidivant dont l'évolution s'est produite jusqu'à il y a peu - 2021- par une inobservance thérapeutique'.

Le professeur [C] poursuit en indiquant que l'évolution récente de Mme [U] est satisfaisante, stable sur le plan psychique et en possession de toutes ses facultés intellectuelles, que son traitement à base d'antipsychotique 'est bien toléré et que Mme [U] l'a accepté'.

Il conclut, en associant à cette conclusion le praticien qui suit Mme [U] - le docteur [W]- qu'elle est en état poursuivre son activité professionnelle 'compte tenu de la reconnaissance de ses troubles, de la reconnaissance de la nécessité de suivre un traitement, de la reprise d'une vie sociale et familiale harmonieuse et de la restitution de ses capacités cognitives et affectives'.



De cette conclusion la cour déduit que la confirmation du rétablissement tout récent de Mme [U], et sa pérennisation, sont absolument conditionnées par le respect scrupuleux de son traitement médical, passant par l'acceptation de sa maladie qui persiste, même si le traitement dont s'agit la maintient en état de latence.

A cet égard, en dépit des signes encourageants donnés, il y a lieu d'observer qu'étant malade depuis 2014, Mme [U], jusqu'à 2021, est demeurée hermétique à la nécessité de respecter les thérapeutiques qui lui étaient préconisées.

Par ailleurs, en évoquant dans ses conclusions une maladie 'passagère' et, au fond, le fait qu'elle n'est pas malade, Mme [U] ne rassure pas pleinement sur sa capacité à inscrire dans la durée l'acceptation du traitement qui lui est manifestement indispensable.



Dans ses conditions, sans qu'il soit question de fermer irrémédiablement à Mme [U] l'exercice d'une profession à l'accès auquel elle a mis toute son énergie, la cour considère devoir confirmer la décision dont appel. Mme [U] pourra ainsi conforter son rétablissement tout récent et restaurer durablement sa capacité d'exercer un métier dont le bâtonnier a souligné à juste titre qu'aux antipodes de la sérénité, il générait une pression psychologique quasi constante, menaçante pour les équilibres insuffisamment assurés.

Il appartiendra à Mme [U], en démontrant la stabilisation de son état, de solliciter le moment venu auprès du conseil de l'ordre son rétablissement au tableau.



Succombant en son recours, Mme [U] en supportera les dépens.





PAR CES MOTIFS



La cour,



Confirme la décision dont appel du conseil de l'ordre du barreau de l'Essonne.



En laisse les dépens à la charge de Mme [U].







LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

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