10 mai 2019
Cour de cassation
Pourvoi n° 17-84.511

Assemblée plénière

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2019:PL90645

Titres et sommaires

PRESSE - Diffamation - Exclusion - Cas - Etat

L'article 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne permet pas à un Etat, qui ne peut pas être assimilé à un particulier au sens de ce texte, d'engager une poursuite en diffamation. En droit interne, la liberté d'expression est une liberté fondamentale qui garantit le respect des autres droits et libertés, et les atteintes portées à son exercice doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi. Il en est de même au sens de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (arrêt n° 3, pourvoi n° 18-82.737). A la supposer invocable, il ne résulte pas de l'article 8 de ladite Convention qu'un Etat peut se prévaloir de la protection de sa réputation pour limiter l'exercice de cette liberté (arrêt n° 3, pourvoi n° 18-82.737). De même, il ne résulte pas de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme que les organes de la Convention peuvent créer, par voie d'interprétation de l'article 6, § 1, un droit matériel de caractère civil qui n'a aucune base légale dans l'Etat concerné (arrêt n° 1, pourvoi n° 17-84.509 ; arrêt n° 2, pourvoi n° 17-84.511). Ainsi, il n'existe aucun droit substantiel dont le droit processuel devrait permettre l'exercice en organisant un accès au juge de nature à en assurer l'effectivité. En conséquence, aucun Etat, qui soutient être victime d'une diffamation, ne peut agir en réparation de son préjudice

Texte de la décision

COUR DE CASSATION LM


ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE


Audience publique du 10 mai 2019


M. LOUVEL, premier président Rejet

Arrêt n° 645 P+B+R+I
Pourvoi n° M 17-84.511


R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E



AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



LA COUR DE CASSATION, siégeant en ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE, a rendu l'arrêt suivant :

REJET du pourvoi formé par le Royaume du Maroc, partie civile, contre l'arrêt n° 3 rendu le 30 juin 2017 par la cour d'appel de Paris (pôle 7 - quatrième chambre de l'instruction) qui, dans la procédure suivie contre Mme O..., épouse F..., du chef de diffamation publique envers un particulier, a déclaré irrecevable sa plainte avec constitution de partie civile devant le juge d'instruction ;

La SCP Spinosi et Sureau a, par mémoire spécial, reçu le 29 décembre 2017, formulé une question prioritaire de constitutionnalité, puis des observations complémentaires à l'appui de sa demande ;

La chambre criminelle de la Cour de cassation a, par arrêt du 27 mars 2018, dit n'y avoir lieu à renvoi devant le Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée ;

Par arrêt du 22 août 2018, la chambre criminelle a ordonné le renvoi devant l'assemblée plénière de l'examen du pourvoi ;

La SCP Spinosi et Sureau a, par mémoire spécial, reçu le 17 septembre 2018, formulé une question prioritaire de constitutionnalité ;

Par arrêt en date du 17 décembre 2018, l'assemblée plénière de la Cour de cassation a déclaré cette question prioritaire de constitutionnalité irrecevable ;

Le demandeur invoque, devant l'assemblée plénière, un moyen unique de cassation annexé au présent arrêt ;

Ce moyen a été formulé dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Spinosi et Sureau, avocat du Royaume du Maroc, représenté par son ambassadeur, M. J... C... ;

Le rapport écrit de Mme Teiller, conseiller, et l'avis écrit de M. Cordier, premier avocat général, ont été mis à disposition du demandeur ; l'avis a été communiqué à la défenderesse ;

Sur quoi, LA COUR, siégeant en assemblée plénière, en l'audience publique du 12 avril 2019, où étaient présents : M. Louvel, premier président, Mmes Flise, Batut, Mouillard, MM. Soulard, Cathala, présidents, M. Maunand, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Teiller, conseiller rapporteur, Mme Riffault-Silk, MM. Prétot, Pers, Mme Kamara, MM. Huglo, Jessel, Rémery, Mme Brouard-Gallet, M. de Larosière de Champfeu, Mmes Basset, Auroy, conseillers, M. Cordier, premier avocat général, Mme Caratini, directeur principal des services de greffe ;

Sur le rapport de Mme Teiller, conseiller, assistée de Mmes Cottereau, Benac, M. Gilquin-Vaudour, auditeurs au service de documentation, des études et du rapport, les observations de la SCP Spinosi et Sureau, l'avis de M. Cordier, premier avocat général, auquel la SCP Spinosi et Sureau, invitée à le faire, a répliqué, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué que, le 29 décembre 2015, le Royaume du Maroc, représenté par son ambassadeur en France, a porté plainte et s'est constitué partie civile devant le doyen des juges d'instruction du tribunal de grande instance de Paris du chef de diffamation publique envers un particulier, sur le fondement des articles 23, 29, alinéa 1, et 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, contre Mme B..., directrice général de la société Calmann-Lévy, en qualité d'auteur principal, M. F... et Mme O..., épouse F..., en qualité de complices, à la suite de la publication par cette maison d'édition, au mois d'octobre 2015, d'un ouvrage écrit par M. et Mme F... sous le titre "L'Homme qui voulait parler au roi", dont plusieurs passages étaient jugés diffamatoires par cet Etat ; qu'une information judiciaire a été ouverte, le 13 mai 2016, de ce chef ; qu'un juge d'instruction ayant déclaré irrecevable sa constitution de partie civile au motif qu'il ne saurait être assimilé à un particulier au sens de l'article 32, alinéa 1, de la loi précitée, le Royaume du Maroc a formé appel de cette décision ;

Attendu que le Royaume du Maroc fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable sa constitution de partie civile du chef de diffamation publique envers un particulier, en violation des articles 2, 6, et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, 6, 13 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 29, 30, 31 et 32 de la loi du 29 juillet 1881, 111-4 du code pénal, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale, alors, selon le moyen :

1°/ qu'un Etat étranger, personne morale étrangère de droit public, est un particulier au sens de l'article 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 ; que, dès lors, en retenant, pour déclarer le Royaume du Maroc irrecevable en sa constitution de partie civile, qu'il ne pouvait bénéficier des dispositions de ce texte, la chambre de l'instruction en a méconnu le sens et la portée ;

2°/ que, selon les dispositions combinées des articles 6, § 1, et 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, toute personne morale, quelle que soit sa nationalité, a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial ; qu'en jugeant que le Royaume du Maroc était irrecevable à agir au titre de l'article 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881, lorsqu'il n'existe aucun autre fondement permettant à un Etat étranger qui se prétend victime de diffamation publique d'accéder à un juge pour obtenir réparation de son préjudice, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus énoncé ;

3°/ que si les dispositions des articles 29, alinéa 1, et 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 doivent être interprétées comme excluant qu'un Etat étranger, personne morale étrangère de droit public, puisse se prétendre victime de diffamation commise envers les particuliers, elles méconnaissent le droit au recours juridictionnel effectif, le principe d'égalité devant la justice et le droit constitutionnel à la protection de la réputation qui découle de la liberté personnelle, tels qu'ils sont respectivement garantis par les articles 2, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; que consécutivement à la déclaration d'inconstitutionnalité qui interviendra, l'arrêt attaqué se trouvera privé de base légale ;

Mais attendu, d'abord, que l'article 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne permet pas à un Etat, qui ne peut pas être assimilé à un particulier au sens de ce texte, d'engager une poursuite en diffamation sur le fondement de cette loi ;

Attendu, ensuite, que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume-Uni, n° 8793/79, § 81 ; CEDH, 14 septembre 2017, Károly Nagy c. Hongrie [GC], n° 56665/09), les organes de la Convention ne peuvent pas créer, par voie d'interprétation de son article 6, § 1, un droit matériel de caractère civil qui n'a aucune base légale dans l'Etat concerné ; qu'en conséquence, aucun Etat, qui soutient être victime d'une diffamation, ne peut agir en réparation de son préjudice et que, dès lors, il n'existe aucun droit substantiel dont le droit processuel devrait permettre l'exercice en organisant, conformément à l'article 6, § 1, précité, un accès au juge de nature à en assurer l'effectivité ;

Attendu, enfin, que le moyen, pris en sa troisième branche, est devenu sans portée à la suite de l'arrêt de cette Cour en date du 27 mars 2018, disant n'y avoir lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité présentée par le demandeur ;

D'où il suit qu'à supposer que la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales puisse être invoquée, le moyen ne peut être accueilli en aucune de ses branches ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne le Royaume du Maroc aux dépens ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, et prononcé par le premier président en son audience publique du dix mai deux mille dix-neuf.

MOYEN ANNEXÉ au présent arrêt :

Moyen produit par la SCP Spinosi et Sureau, avocat aux Conseils, pour le Royaume du Maroc, représenté par son ambassadeur, M. J... C...

Violation des articles 2, 6, 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, 6, 13, 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, 29, 30, 31, 32 de la loi du 29 juillet 1881, 111-4 du code pénal, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

En ce que la chambre de l'instruction a confirmé l'ordonnance ayant déclaré irrecevable la constitution de partie civile du Royaume du Maroc du chef de diffamation publique envers un particulier ;

Aux motifs que "selon l'article 111-2 du code pénal, il ne peut y avoir d'infraction pénale sans fondement légal ;
Considérant que l'article 111-4 du code pénal dispose que la loi pénale est d'interprétation stricte ;
Considérant que l'article 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 sur la base duquel le Royaume du Maroc a déposé plainte et s'est constitué partie civile réprime "la diffamation commise envers les particuliers" ;
qu'il ne peut qu'être constaté que le terme de "particuliers" est totalement antinomique avec la notion de puissance publique que recouvre celle d'Etat ;
que la Cour, qui n'a pas vocation à combler d'éventuelles lacunes de la loi, ne peut donc, sans faire un contresens manifeste, étendre au Royaume du Maroc le bénéfice des dispositions de l'article 32, alinéa 1 ;
qu'il y a lieu de confirmer l'ordonnance ayant déclaré irrecevable la constitution de partie civile du Royaume du Maroc ;
Considérant que l'article 475-1 du code de procédure pénale n'est pas applicable devant la chambre de l'instruction ; que la demande formée sur ce fondement par U... F... sera rejetée".

Alors que d'une part, un Etat étranger, personne morale étrangère de droit public, est un particulier au sens de l'article 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 ; que, dès lors, en retenant, pour déclarer le Royaume du Maroc irrecevable en sa constitution de partie civile, qu'il ne pouvait bénéficier des dispositions de ce texte, la chambre de l'instruction en a méconnu le sens et la portée ;

Alors que d'autre part, selon les dispositions combinées des articles 6, § 1, et 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, toute personne morale, quelle que soit sa nationalité, a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial ; qu'en jugeant que le Royaume du Maroc était irrecevable à agir au titre de l'article 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881, lorsqu'il n'existe aucun autre fondement permettant à un Etat étranger qui se prétend victime de diffamation publique d'accéder à un juge pour obtenir réparation de son préjudice, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus énoncé ;

Alors qu'en tout état de cause, si les dispositions des articles 29, alinéa 1, et 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 doivent être interprétées comme excluant qu'un Etat étranger, personne morale étrangère de droit public, puisse se prétendre victime de diffamation commise envers les particuliers, elles méconnaissent le droit au recours juridictionnel effectif, le principe d'égalité devant la justice et le droit constitutionnel à la protection de la réputation qui découle de la liberté personnelle, tels qu'ils sont respectivement garantis par les articles 2, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; que consécutivement à la déclaration d'inconstitutionnalité qui interviendra, l'arrêt attaqué se trouvera privé de base légale.

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