Regards croisés sur l’office du juge : perspectives politiste, historique et philosophique

Cycle "Penser l'office du juge"

Colloques

Présentation du cycle par Dalloz

English summary

Sous la direction scientifique de Sylvie Perdriolle, présidente de chambre honoraire, Sylvaine Poillot Peruzzetto, conseillère en service extraordinaire à la Chambre commerciale, Lukas Rass Masson, professeur à l’université de Toulouse 1 Capitole, directeur de l’école européenne de droit de Toulouse.

Si le concept d’« office du juge » doit être conservé pour la légitimité de sa longévité et la potentialité de son développement, le « penser » nécessite, selon Sylvaine Poillot Peruzzetto, d’analyser le nouveau contexte dans lequel il s’inscrit. En effet, le cadre européen non seulement bouleverse la hiérarchie des normes mais il impose le dialogue des juges et propose la construction d’un espace européen de justice. La mondialisation, qui invite également à prendre en compte le droit comparé, introduit des normes de soft law dont le fonctionnement échappe au critère classique de hiérarchie. L’évolution des sociétés démocratiques replace au centre le citoyen dans la recherche de justice. Les défis planétaires interpellent les juges. Les sciences sociales conduisent à étudier l’office du juge dans la construction de la décision et sa portée et à s’intéresser aux représentations. L’analyse algorithmiques des décisions nécessite de réfléchir au rôle du juge dans la sélection des données et la conception des algorithmes.
Ainsi, cette évolution du contexte oblige à une méthode d’analyse qui, pour ouvrir un espace critique, passe par un échange entre magistrats et universitaires, par une étude comparatiste et, la conférence du jour en est une illustration, par une approche pluridisciplinaire.

Boris Bernabé, professeur de droit à l’université de Paris-Saclay, propose d’approcher l’office du juge à partir de sa cause, de l’objet de la « juridictio », et de l’acteur. Si le terme d’office a déjà trouvé ses lettres de noblesses avec l’ouvrage de Cicéron, De Officiis, un code raisonné d’actions, de conduites possibles conformes aux valeurs absolues, il a permis aux canonistes du XIIIème siècle d’affirmer le rôle actif du juge, en distinguant l’office mercenaire, au service de l’action portée par les parties, de l’office noble, qui permet au juge de punir les crimes et d’ agir lui-même, par exemple en fournissant un avocat ou en soulevant un moyen fondé sur l’équité. Sur la définition de la « juridictio », les études linguistiques montrent qu’en latin deux verbes qualifient « dire » : dicere est l’action, qui dure, et dicare, est une déclaration ; ainsi dire le droit comporte deux éléments : tout le processus qui précède la décision, le mouvement, et la décision qui tranche, le moment. Sur l’acteur qui doit choisir les actions et garantir à la fois le mouvement et la décision, Aristote avait retenu que le bon juge doit être éduqué sous tous rapports, supposant l’importance de la transmission.

Il illustre son propos par la parabole du jugement de Salomon. Avant la décision, par un long processus, les deux femmes exposent leurs arguments puis, comme le veut la tradition hébraïque, Salomon recherche la conciliation des parties, et annonce une décision extrême qui conduit l’une des femmes à renoncer à ses droits. Le savoir concret de Salomon, son expérience de la société renverse notre conception de l’office du juge : il ne cherche pas la vérité absolue, mais, par la conciliation, une vérité socialement acceptable par la communauté.
Wanda Mastor, professeur de droit à Toulouse, évoquant la représentation de la justice aux USA, montre que la personne du juge est en soi très importante, comme l’illustre le décès de la juge Ruth Bader Ginsburg. Les juges doivent représenter la société américaine et leur candidature est envisagée selon des catégories prédéfinies (homme ou femme, blanc, noir, latino…), sa religion, ses croyances, ses convictions. Si les juges de la Cour suprême, comme les juges fédéraux sont nommés par l’exécutif, les juges des Etats sont pour la majorité d’entre eux, élus, font campagne et participent aux débats publics. Le bon juge reste un juge de l’action, pragmatique, expérimenté, souvent ancien avocat.

Deux théories s’affrontent sur la mission du juge : appliquer le droit ou le créer. La première conduit le juge, par un acte de connaissance, à rechercher le sens préexistant de la loi applicable et sa décision s’énonce comme une vérité. Par la seconde, qui s’est développée aux USA dans les années 1920 en réaction au courant formaliste dominant et à l’hypocrisie du syllogisme, l’interprétation est le fruit de la volonté du juge. Ainsi, les réalistes américains et l’école de la Sociological Jurisprudence ont mis en évidence le pouvoir créateur du juge : en rendant sa décision, il opère des choix. Les considérations sociales, économiques, la prise en compte de l’équité, l’intuition ou le subconscient du juge sont autant de paramètres extra-juridiques qui entrent dans la décision. Pour autant, de part et d’autre de l’Atlantique, les approches convergent et le juge français n’est pas enfermé dans la figure du juge automate. Malgré le syllogisme, la brièveté des décisions, l’absence de pragmatisme affirmé, son hostilité à l’égard des opinions dissidentes, le juge français, de fait, se préoccupe des conséquences sociales, économiques et morales de ses décisions.

Julie Allard, professeur de philosophie du droit à l’université de Bruxelles, par la question de l’impact des algorithmes sur l’acte de juger, revient sur l’impartialité du juge et sur notre représentation de la justice.

Deux visions s’opposent sur la maitrise de ces nouveaux outils. Selon la vision technophile, qui voit dans la science une réponse au chaos du monde et propose une réponse à l’arbitraire, l’analyse algorithmique déchargera le juge de tâches répétitives, fournira une connaissance encyclopédique, évitera les disparités de jurisprudence et l’aléa, répondra à l’impératif de sécurité juridique et favorisera le règlement alternatif des litiges. Selon la vision sceptique, l’analyse algorithmique réduit le conflit à un traitement automatique et impersonnel quand le justiciable cherche un interlocuteur, limite la justice à une décision alors qu’elle propose aux parties un processus fait d’étapes nécessaires avant la prise de décision, invite au conformisme en écartant du débat le problème moral fondamental de comment établir la norme.

Sur les présupposés théoriques de la cyberjustice, elle avance que l’inquiétude, aussi ancienne que l’Occident, face à une finitude humaine justifie le recours aux mathématiques, comme clé de l’harmonie sociale. L’idée de justice désincarnée, aveugle sans corps, comme disait Platon, aux yeux bandés, de justice insensible à la personne du juge, à celle des justiciables, est en outre un idéal repris par Montesquieu et Beccaria père du raisonnement syllogistique. L’analyse algorithmique et le retour au juge automate conduit à un changement anthropologique qui s’appuie sur la philosophie de l’utilitarisme social. Appliquée à la justice, le justiciable serait un acteur rationnel stratégique qui obéit à une seule logique d’intérêt. Elle s’interroge finalement sur la question de savoir si la gouvernance par les données ne cherche pas à éviter toute prise de décision et tout recours à l’autorité.

 

Modérateurs et Intervenants

Sylvie PERDRIOLLE

Modérateur. Présidente de chambre honoraire

Sylvaine POILLOT-PERUZZETTO

Modérateur. conseiller en service extraordinaire à la chambre commerciale de la Cour de cassation

Julie ALLARD

Intervenant. Doyenne de la Faculté de droit et de criminologie de l’Université libre de Bruxelles (à distance)

Boris BERNABE

Intervenant. Professeur et doyen de l’Université Paris-Saclay

Wanda MASTOR

Intervenant. Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole

Lundi 12 octobre 2020

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