L’office du juge, dire le droit pour résoudre un conflit

Cycle "Penser l'office du juge"

Colloques

English summary

Sous la direction scientifique de Sylvie Perdriolle, présidente de chambre honoraire, Sylvaine Poillot Peruzzetto, conseillère en service extraordinaire à la Chambre commerciale, Lukas Rass Masson, professeur à l’université de Toulouse 1 Capitole, directeur de l’école européenne de droit de Toulouse.

Qu’est-ce que « dire le droit » ? Si l’on s’en tient à la valeur intrinsèque des mots, le verbe dire trouve sa source dans deux verbes latins très proches : dicere et dicare. Dans l’écart de terminaison qui les sépare se niche ce que les grammairiens nomment « la valeur aspectuelle » des verbes. À dicere correspond une manière de « dire » qui s’intègre dans un mouvement, un processus ; dicare désigne une affirmation, une déclaration, un état. De sorte que jus dicere s’attache à « dire le droit » dans toute l’étendue du procès, tandis que jus dicare revient à « dire le droit » dans l’instant de la décision elle-même, dans l’arrêt. Ainsi, l’office du juge consistant à « dire le droit » doit s’entendre dans toute l’étendue offerte par la profondeur du vocabulaire : pendant le procès ; dans la décision.
Qu’est-ce que « résoudre un conflit » ? Assurément, ce n’est pas seulement « résoudre un litige », c’est-à-dire trancher la contestation selon la qualification juridique qui en a été donnée. Résoudre un conflit, bien plus largement, c’est « pacifier la discorde ». Certes, le code de procédure civile pose comme principe directeur qu’il entre dans la mission du juge de concilier les parties (art. 21). Mais ce même code ne réduit-il pas la saisine du juge au seul « litige » que les parties ont décidé de lui soumettre dans les termes et les limites de leur choix ? L’article 12 en effet confie au juge le soin de « trancher » ce litige, non de le « résoudre ». Dire le droit pour se borner à trancher un litige, c’est peut-être oublier que l’intervention du juge vise, au-delà du seul litige qui lui est soumis, à restaurer la paix entre les parties et dans la cité. Et si l’on admet que cette finalité pacificatrice sous-tend l’intervention du juge, la question relative aux pouvoirs dont il dispose, précisément, pour « dire le droit », prend alors tout son sens. Dans cette perspective, le juge doit-il être passif dans le débat judiciaire et examiner le bien-fondé des prétentions des parties à l’aune des seuls fondements juridiques qu’elles ont invoqués ? Ou doit-il avoir un rôle plus actif, en ayant la faculté, voire l’obligation, de statuer en relevant d’office, et toujours dans le respect du principe de la contradiction, les règles de droit applicables au litige ?

Depuis un arrêt célèbre de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation en date du 21 décembre 2007, la faculté pour le juge de relever d’office un moyen de droit est admise. Et dans certaines matières, comme le droit de la consommation mais aussi le droit du travail, il s’agit même d’une obligation pour le juge. Philippe Flores expose les raisons de cette obligation et les prérogatives du juge dans ces deux matières. La Cour de Justice de l’Union Européenne a dans ces deux domaines, rappelle-t-il, affirmé l’intervention du juge pour assurer l’effectivité des droits prévus par le législateur et suppléer au déséquilibre qui existe entre les parties. En matière de droit de la consommation particulièrement, les litiges étaient auparavant regardés comme purement individuels et le relevé d’office de questions de droit était exclu sauf pour des questions d’ordre public. Le législateur français a prévu depuis, à travers la loi du 3 janvier 2008 et l’article L.141-4 du code de la consommation, que le juge peut relever d’office toutes les dispositions dudit code dans les litiges nés de son application. Le « relevé d’office » faisait moins débat en droit du travail à la condition qu’il soit mis en œuvre dans le respect du contradictoire. Aussi l’office du juge trouve-t-il ses limites dans l’objet du litige dont les contours sont dessinés par les éléments de fait et de droit. Ainsi la chambre sociale de la Cour de cassation considère que le préalable de conciliation est un acte judiciaire qui implique une participation active du bureau de conciliation en vue de la recherche d’un accord imposant au juge de vérifier si les parties ont bien été informées de leurs droits respectifs.

Peut-on envisager d’aller plus loin que ne l’a fait l’arrêt du 21 décembre 2007 en imposant au juge l’obligation, en toute matière, sauf règles particulières, de relever d’office un moyen de droit ? Des systèmes judiciaires étrangers admettent une telle obligation du juge. L’Allemagne l’a fait il y a fort longtemps et, dans le cadre d’une réforme de la procédure civile en 2001, le législateur allemand a même renforcé les obligations incombant au juge. Gabriele Schotten présente deux aspects essentiels du procès civil en Allemagne : d’une part, la mise en état intellectuelle du dossier par le juge qui, au cours de son instruction, doit demander aux parties toutes les explications de fait et de droit qu’il estime nécessaires à la solution du litige – en France il s’agit d’une simple faculté – et doit également relever d’office toutes les règles de droit applicables au litige ; d’autre part, la phase obligatoire de conciliation qui se fait en Allemagne très souvent sur la base d’un pré-projet de jugement que le juge soumet aux parties en laissant la discussion ouverte. Il s’agit là de la plus notable des différences avec le juge civil français. De sorte qu’en Allemagne, la première obligation du juge consiste à clarifier le litige : ce n’est pas une faculté. Par ailleurs, le juge doit soulever les questions de droit qui s’imposent d’évidence. Là encore, il s’agit d’une obligation qui dépasse, en France, les évolutions interprétatives de l’article 12. Dans la procédure allemande, le juge, bien que tenu par les éléments de fait qui lui sont soumis, il a une co-responsabilité dans la conduite du procès pouvant directement conduire à la conciliation des parties. Cette participation active du juge allemand, conséquence du droit fondamental pour les parties à être entendues par un juge, implique une utilisation accrue de l’oralité des débats. En France, une telle extension de l’office a pu être critiquée comme contraire au principe d’impartialité. Toutefois il apparaît qu’un tel dynamisme de l’oralité valorise les effets du principe du contradictoire. Frédérique Ferrand insiste sur ces derniers éléments et propose une réflexion et des réponses tirées de la comparaison des systèmes judiciaires et des droits français et allemand. Tandis qu’en France, l’adage commun – et erroné – faisant du procès « la chose des parties » a contribué à ce que le juge français devienne un juge de la procédure écrite, en Allemagne l’activité du juge dans l’exercice étendu de son office a contribué à maintenir la fonction sociale du procès autour de l’oralité des débats.

Lorsque l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a statué en 2007 sur la question des pouvoirs du juge tirés de l’article 12 du code de procédure civile, l’avocat général Régis de Gouttes avait fait valoir des arguments de politique judiciaire militant pour une simple faculté du juge de relever d’office un moyen de droit. Outre la nécessité de respecter le principe dispositif, selon lequel, d’après lui, « les parties demeurent maîtresses de leur procès, que le juge doit trancher tel qu’elles lui soumettent », il invoquait, trois risques qu’induirait une obligation générale pour le juge d’examiner tous les moyens de droit ayant vocation à fonder la demande : le risque d’une ouverture quasiment sans limite du champ des pourvois en cassation ; le risque de voir engager la responsabilité du juge pour manquement à cette obligation ; enfin le risque de porter atteinte à l’efficacité et la célérité de la justice. Ces arguments, au regard des faibles moyens alloués à la justice et au regard de la culture juridique et judiciaire française, méritent d’être pris en considération, et ne doivent pas être sous-estimés. Sont-ils pour autant rédhibitoires ? Le rapport Agostini-Molfessis titré Amélioration et simplification de la procédure civile (2018), avait envisagé une réforme ambitieuse de la procédure civile qui, « fondée sur la conviction que le juge ne peut pas rester extérieur au droit dès lors que celui-ci se déduit des faits expressément invoqués par les plaideurs, consisterait à revenir à l’esprit initial de l’article 12 du code de procédure civile pour faire obligation au juge, sauf disposition contraire, de relever le moyen de droit, que ce moyen soit d’ordre public ou non, et ce sans s’arrêter à la distinction entre moyen de droit et moyen de pur droit ».

Modérateurs et Intervenants

Stéphanie KASS-DANNO

Modérateur. Conseiller référendaire à la Cour de cassation

Boris BERNABE

Modérateur. Professeur et doyen de l’Université Paris-Saclay

Gabriele SCHOTTEN

Intervenant. Juge au Tribunal d’instance de Cologne

Philippe FLORES

Intervenant. Conseiller à la Cour de cassation

Frédérique FERRAND

Intervenant. Professeur à l’Université Lyon III

Lundi 16 novembre 2020

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