Audience d’installation des chefs de Cour - Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation (17.11.04)

Installations de magistrats

L’audience solennelle d’installation de Monsieur Jean-Louis Nadal dans les fonctions de procureur général près la Cour de cassation s’est tenue le mercredi 17 novembre 2004, en présence de Monsieur Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice, de Madame Nicole Guedj, secrétaire d’État aux droits des victimes et de nombreuses personnalités du monde politique et judiciaire.

Le discours de Monsieur Régis de Gouttes, premier avocat général et les allocutions de Monsieur Guy Canivet, premier président, et de Monsieur Jean-Louis Nadal, procureur général, peuvent être consultés dans cette rubrique.

Monsieur le Garde des Sceaux, Madame la Secrétaire d’Etat, Messieurs les Ministres, Monsieur le Premier Président, Messieurs les Présidents de Chambre, Mesdames et Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les Hautes personnalités et les Hauts magistrats présents, Mesdames et Messieurs,

 Aujourd’hui, pour reprendre un mot d’Alfred de Musset, “ce qui a été n’est plus, ce qui sera n’est pas encore...”

 L’époque de M. le Procureur Général Jean-François Burgelin s’achève, celle de M. Jean-Louis Nadal va prendre naissance. Il sera le 44ème magistrat, depuis 1789, à occuper ce poste le plus élevé du Parquet de France - ou plus précisément le 39ème Procureur Général près la Cour de cassation, puisque, dans les années qui ont suivi la Révolution, ce sont des Commissaires du Roi et des Commissaires du Gouvernement près le Tribunal de cassation qui ont commencé par exercer ces fonctions.

 En célébrant ce moment charnière, cet instant de jonction entre l’ancien et le nouveau Procureur Général près la Cour de cassation, nous avons conscience, non seulement d’accomplir une liturgie judiciaire maintes fois répétée dans l’histoire de notre juridiction, mais aussi de participer à l’un de ces moments importants où se construisent la généalogie et, à travers elle, la mémoire collective de la Cour de cassation.

 Pour commenter ce moment symbolique, il me revient à l’esprit cette belle phrase inspirée de Marguerite Yourcenar :

 “Il ne faut pas pleurer parce que cela n’est plus. Il faut se réjouir parce que cela a été ... et avoir espoir en ce qui sera”.

 I - Il faut, d’abord, se réjouir parce que cela a été :

 Ce qui a été, ce sont ces huit années d’une grande qualité que nous venons de passer avec M. Jean-François Burgelin, depuis sa nomination en 1996 à la tête du Parquet général de la Cour de cassation, en succession d’un autre Procureur Général éminent, M. Pierre Truche, et après une carrière particulièrement prestigieuse qui a conduit M. Burgelin à occuper notamment les postes de Directeur de l’Ecole nationale de la Magistrature, Président de Chambre à la cour d’appel de Paris, Directeur de Cabinet du Ministre de la Justice - M. Chalandon - , Conseiller à la Cour de cassation, Procureur Général à la cour d’appel de Paris, et enfin Procureur Général près la Cour de cassation.

 Nourri ainsi à la double expérience des fonctions du Siège et du Parquet, nul mieux que M. Burgelin ne pouvait donner un meilleur gage de culture judiciaire complète, le prédisposant normalement à une approche conviviale et harmonieuse des relations du Parquet et du Siège à la Cour de cassation.

 S’il me fallait résumer ces huit années passées avec M. Burgelin dans notre Parquet Général, trois termes me viendraient à l’esprit : cohésion, respect de l’indépendance de chacun et hauteur de vues.

 • Ces huit années ont d’abord été, en effet, une période de remarquable cohésion du Parquet Général, soudé derrière M. Burgelin dans la défense de l’institution des avocats généraux à la Cour de cassation, face à la remise en question de leur rôle et de leur fonctionnement à la suite d’une nouvelle jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, issue, sans doute, d’une mauvaise compréhension de la mission spécifique de ces avocats généraux à la Cour de cassation, telle qu’elle résulte pourtant d’une longue tradition vieille de deux siècles - et je dis cela d’autant plus aisément que, en dehors de ces questions de procédure sur lesquelles la Cour européenne n’a pas suffisamment tenu compte, nous semble-t-il, des spécificités et des réalités judiciaires nationales, je suis de ceux qui pensent que, dans le domaine des normes de fond, la Cour de Strasbourg a joué un rôle irremplaçable pour faire évoluer la jurisprudence de la Cour de cassation dans le sens d’une plus grande garantie des droits fondamentaux.

 En tout cas, cette cohésion de l’ensemble des avocats généraux autour de leur Procureur Général, par delà la diversité des personnalités et des opinions de chacun, mérite, me semble-t-il, d’être saluée comme l’une des grandes réussites de M. Burgelin.

 • Ces huit années ont été aussi marquées par le très grand respect de l’indépendance des avocats généraux dont a fait preuve M. Burgelin, qui a toujours laissé à chacun la pleine liberté dans la présentation de ses conclusions sur les questions de droit soulevées, se conformant ainsi au statut coutumier d’indépendance et de non-subordination qui est la particularité des avocats généraux à la Cour de cassation.

 Ce respect de la liberté de pensée et d’expression de chacun, à l’abri des petits autoritarismes que l’on rencontre encore trop fréquemment dans notre métier, a réussi à créer au sein du Parquet général une atmosphère de convivialité et de grande courtoisie, autre empreinte de la méthode de M. Burgelin.

 • Enfin, ces huit années ont été marquées par la hauteur de vues et l’esprit de culture qu’a insufflé M. Burgelin au Parquet général de la Cour de cassation, aussi bien par sa manière d’animer le service que par ses conclusions et ses écrits. L’homme de pensée et de réflexion qu’il est, nous le retrouvons d’ailleurs dans les divers ouvrages où il s’est exprimé, depuis la première oeuvre collective publiée sous le nom de Solon et intitulée “Raison pour la justice” jusqu’au dernier livre au titre évocateur : “Le procès de la justice”, qui aurait pu aussi s’intituler : “Pour une meilleure justice”...

 Pour toutes ces raisons, nous devons nous réjouir de ces années que nous venons de passer avec M. Burgelin et lui exprimer notre profonde reconnaissance.

 II - Mais, disait aussi Marguerite Yourcenar, il faut désormais “avoir espoir en ce qui sera”.

 = Avoir espoir en ce qui sera, cher Jean-Louis Nadal, je n’ai pas de mal à m’en convaincre avec vous (le vouvoiement s’imposant dans cette enceinte), et ceci pour trois raisons principales :

 • La première raison est que nous nous connaissons personnellement depuis longtemps et que beaucoup de souvenirs communs nous rapprochent : une veille amitié venue du midi de la France, ce midi dont, mieux que moi, vous avez su garder un peu l’accent, les années passées ensemble à la Faculté de droit de Toulouse, rue Albert Lautman, la rencontre des grands Maîtres qui ont sans doute déterminé notre carrière juridique, notamment le Doyen Gabriel Marty et le Professeur Pierre Hebraud, puis la Faculté Internationale de droit comparé de Strasbourg, alors animée par le Professeur de Sola Canizares. C’était il y a près de quarante ans. C’était déjà loin dans le siècle dernier. Mais de tels souvenirs à la source de notre vie professionnelle laissent des liens profonds.

 • La deuxième raison d’espérer tient à la richesse de votre carrière professionnelle et à l’expérience exceptionnelle qu’elle vous a permis d’acquérir.

 Je rappelle que vous avez été successivement :

 • Substitut du Procureur de la République à Saint Nazaire, à Nantes et à Bordeaux ;

 • Maître de conférences, sous-directeur des études, sous-directeur des stages puis de la formation permanente à l’Ecole Nationale de la Magistrature, où vous allez rencontrer déjà M. Burgelin, alors Directeur de l’Ecole, puis M. Truche, lorsqu’il deviendra Directeur adjoint de l’Ecole ;

 • Conseiller technique au Cabinet du Garde des Sceaux, M. Robert Badinter ;

 • Inspecteur général adjoint des Services Judiciaires ;

 • Avocat général près les cours d’appel de Versailles et de Paris ;

 • Procureur de la République à Créteil ;

 • Procureur Général près les cours d’appel de Bastia, de Lyon et d’Aix en Provence ;

 • Inspecteur Général des Services Judiciaires ;

 • enfin, Procureur Général près la cour d’appel de Paris, votre dernier poste avant de venir ici.

 Comment ne pas être frappé par l’importance des postes de responsabilité, souvent sensibles et exposés, que vous avez occupés au cours de votre carrière. Ils vous ont permis assurément d’acquérir une connaissance précieuse des juridictions et des Parquets, de leur gestion et de leur fonctionnement, et surtout une connaissance des hommes, des magistrats et du personnel judiciaire de l’ensemble de la France, à travers notamment vos fonctions à l’Ecole Nationale de la Magistrature, à l’Inspection Générale des Services Judiciaires et à la tête des plus grands Parquets généraux.

 Cette large expérience, cette sagesse acquise à l’exercice de fonctions multiples, vous seront certainement d’un grand service au moment où vous allez pénétrer dans ce monde nouveau qu’est pour vous la Cour de cassation, avec ses traditions, son style, sa majesté, ses lumières et ses ombres.

 • La troisième raison d’espérer réside dans les qualités personnelles et relationnelles que chacun vous reconnaît.

 Vous arrivez porteur d’une réputation d’homme de caractère, dynamique, ouvert, rassembleur, animateur et remueurs d’hommes, soucieux de communication et de convivialité dans le service.

 Vous allez donc apporter un style et un mouvement nouveaux dans cette vieille et grande maison qu’est la Cour de cassation, à l’image de ce qu’est la vie, tout à la fois héritage et renouvellement :

 - Héritage, car vous vous inscrivez comme le 45ème maillon dans cette longue chaîne des Procureurs Généraux près la Cour de cassation qui se sont succédés depuis 1789 et dont beaucoup ont laissé un nom dans l’histoire, tels Hérault de Séchelles, Bigot de Préameneu, Merlin de Douai ou Dupin, pour ne citer que les plus anciens ;

 - Renouvellement, car la société et la justice ont changé, la Cour de cassation aussi, et vous en avez pleinement conscience.

 Soyez assuré, en tout cas, que nous serons toujours à vos côtés dans l’action que vous allez entreprendre pour promouvoir et défendre notre institution à l’avenir.

 = “L’avenir de l’institution des avocats généraux à la Cour de cassation” : je voudrais précisément, pour finir, ajouter quelques observations personnelles au sujet de cet avenir, si vous me le permettez, parce qu’il s’agit là, sans doute, de l’attente la plus forte de tous les membres de notre Parquet général.

 Beaucoup de choses ont changé ces dernières années, vous le savez, dans les rapports entre les magistrats du Parquet Général et les magistrats du siège de la Cour de cassation et dans le fonctionnement de notre haute juridiction, sous l’effet de la nouvelle jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et des malentendus dont a fait l’objet l’institution des avocats généraux à la Cour de cassation - comme, d’ailleurs, celle des Commissaires du Gouvernement au Conseil d’Etat. M. Burgelin a évoqué à plusieurs reprises nos difficultés à l’occasion de ses discours lors des audiences solennelles d’ouverture de l’année judiciaire. Plusieurs propositions de réforme ont même été suggérées, qui sont encore à l’étude, pour tenir compte des nouvelles exigences de la Cour européenne tout en respectant la spécificité du rôle des avocats généraux à la Cour de cassation et leur tradition vieille de deux siècles.

 Cette mission spécifique et indispensable de nos avocats généraux, nous sommes convaincus que vous aurez à coeur de la défendre, de la promouvoir et de la faire mieux comprendre à l’extérieur, notamment auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle tient - faut-il le rappeler - en trois formules :

 • En premier lieu, les avocats généraux à la Cour de cassation sont des magistrats indépendants et impartiaux qui, à la différence des magistrats des Parquets des Cours et Tribunaux, ne sont ni parties poursuivantes, ni subordonnés à des instructions hiérarchiques. Ils sont des commissaires de la loi, des défenseurs du droit, qui contribuent au processus d’élaboration des décisions de la Cour et exposent par leurs conclusions, en toute indépendance, un avis en droit sur les arrêts ou les jugements attaqués et sur l’interprétation de la loi.

 Loin d’être des adversaires des parties, ils viennent bien souvent soutenir ces parties dans les dossiers où celles-ci peuvent être insuffisamment défendues ou sans défenseur alors que leur demande est fondée en droit.

 • En deuxième lieu, les avocats généraux à la Cour de cassation ont pour mission d’assurer, après le travail préparatoire des conseilleurs à la Cour de cassation, un second examen et une contre-expertise sur tous les dossiers qu’ils examinent, apportant ainsi une garantie supplémentaire pour les justiciables et contribuant à la qualité des décisions rendues, à la cohérence de la jurisprudence de la Cour de cassation, ainsi qu’à ses évolutions nécessaires.

 • En troisième lieu, les avocats généraux assurent la nécessaire ouverture de la Cour de cassation sur l’extérieur, ce que ne peuvent pas réaliser librement les magistrats du siège dans la mesure où ils sont tenus par le secret du délibéré.

 Ce rôle de fenêtre vers l’extérieur, les avocats généraux l’accomplissent grâce à l’accès libre qu’ils ont à toutes les sources d’information - faisant ainsi entrer à la Cour de cassation “les inquiétudes et les besoins sociaux de l’époque”, selon l’expression de l’un de mes prédécesseurs, M. Michel Jéol - , grâce aussi au dialogue constant qu’ils entretiennent avec les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, grâce enfin à l’aide à la compréhension des arrêts de la Cour de cassation qu’ils peuvent fournir au public et à la doctrine par les conclusions développées publiquement à l’audience et souvent publiées dans les revues juridiques.

 Nul doute que l’homme d’ouverture et de contact que vous êtes, M. Nadal, saura veiller à la sauvegarde de ces missions fondamentales des avocats généraux à la Cour de cassation, en plus des fonctions propres qui vont vous revenir personnellement en votre qualité de Procureur Général près la Cour de cassation, notamment la Haute Cour de Justice, la Cour de Justice de la République, ou la formation disciplinaire du Conseil Supérieur de la Magistrature pour les magistrats du Parquet.

 Nul doute, enfin, que vous aurez pour souci de maintenir et de renforcer ce qui doit être l’exigence primordiale de la Cour de cassation : son unité, celle du Siège et du Parquet, l’un et l’autre au service de la mission première de notre haute juridiction : l’unité de la jurisprudence, sa qualité, sa prévisibilité et sa lisibilité, tant attendues par les citoyens.

 La tâche qui vous attend est donc immense. Elle est à la mesure de votre dynamisme et du goût d’entreprendre que nous vous connaissons. Telles sont les raisons pour lesquelles le Parquet général de la Cour de cassation a espoir en ce qui sera demain...

Monsieur le Garde des Sceaux, Madame le Secrétaire d’Etat, Messieurs les Ministres, Mesdames et Messieurs les hautes personnalités Mesdames, Messieurs,

Récit fabuleux, mettant généralement aux prises des hommes et des dieux, le mythe de la métamorphose, avance le philosophe, a pour fonction de donner un sens au monde.

“Lorsqu’on évoque notre profession”, observait Mme Simone Rozès, le 14 mars 1984, en accueillant ici M. Pierre Arpaillange dans les fonctions de Procureur Général près cette Cour, “on ne devrait jamais parler du métier de magistrat mais des métiers de la magistrature, tant les fonctions que nous pouvons être appelés à exercer sont multiples et variées”.

Exergue lucide en même temps que prémonitoire à l’évocation de la carrière de 41ème procureur général près la Cour de cassation, ensuite devenu ministre de la justice, la remarque éclaire, mieux encore, celle du 44ème représentant de la prestigieuse cohorte des chefs du parquet de cette Cour qui s’est récemment retiré.

Ainsi, M. Burgelin, issu en 1960, d’une des premières promotions du Centre national d’études judiciaires, le CNEJ, ensuite changé en Ecole nationale de la magistrature, fut-il d’abord, comme tous les jeunes magistrats de son âge, avant même de recevoir sa formation, appelé à servir en Algérie, en qualité de substitut de procureurs militaires.

A sa sortie du CNEJ, après quelques années d’exercice signalé des fonctions de substitut au parquet de Nancy, il fut rapidement promu premier juge au tribunal de grande instance de Pontoise mais, aussitôt, mis à disposition de M. Dechezelles, premier président de la Cour d’appel de Paris.

Bientôt secrétaire général de la première cour d’appel de France, il fut, peu de temps après, détaché comme directeur de cabinet de M. Paul Dijoud, secrétaire d’Etat auprès du ministre du travail chargé des travailleurs immigrés.

C’est de là, qu’en 1977, il fut appelé aux fonctions de secrétaire administratif du Conseil supérieur de la Magistrature, par M. Valéry Giscard d’Estaing qui, dès l’année suivante, le fit nommer directeur de l’Ecole nationale de la magistrature où il demeura jusqu’en 1981. Ayant, à cette date, brièvement repris l’exercice juridictionnel de vice-président au tribunal de grande instance de Paris d’où il avait été détaché, il fut aussitôt promu président de chambre à la Cour d’appel de Paris.

En 1986, après quelques mois passés à la direction du cabinet de M. Albin Chalandon, Garde des Sceaux, ministre de la justice, il accéda, pour la première fois, à la Cour de cassation, en tant que conseiller et fut affecté à la 2ème chambre civile. Sept ans plus tard, en 1994, il fut désigné par le Conseil des Ministres comme procureur général près la cour d’appel de Paris, avant d’occuper, depuis 1996, avec le succès et l’estime que vous avez soulignés, M. le premier avocat général, le poste de procureur général près la Cour de cassation.

Par cet éclectisme judiciaire et extrajudiciaire, M. Burgelin se situe dans la tradition historique des chefs de parquet de cette Cour depuis les commissaires du gouvernement devant le Tribunal de cassation jusqu’aux procureurs généraux de l’époque et de la conception napoléoniennes. Au hasard, peut-on citer, parmi les plus célèbres, Merlin de Douai, Commissaire du gouvernement près le Tribunal de cassation en 1801 puis, deux fois de suite, procureur général près la Cour de cassation, après avoir été, sous la Révolution, député et membre du Comité de salut public ; au début du XX siècle, le célèbre Laferrière, successivement vice-président du Conseil d’Etat puis Gouverneur général d’Algérie avant de diriger le parquet de cette cour ; plus classiquement, à une époque moins lointaine, Charles Frémicourt, nommé à ce poste, en 1936 après avoir été directeur du cabinet du garde des Sceaux, deux fois directeur au ministère de la justice, conseiller d’Etat en service extraordinaire puis président du Tribunal de la Seine.

Il est vrai que de tels parcours croisés s’observaient aussi chez certains premiers présidents : Raymond-Théodore Troplong, ici même plaisamment nommé pour sa longévité, mais surtout connu comme le grand jurisconsulte de l’école de l’exégèse, ne gravit-il pas tous les échelons du parquet avant d’être nommé conseiller à la Cour de cassation, pair de France, premier président de la Cour d’appel de Paris, sénateur, président du Sénat en même temps que premier président de la Cour de cassation. De lui, on dira que “devenu l’un des plus haut fonctionnaires de l’Empire, il appartint à la politique qui le disputa à la magistrature heureusement sans le lui ravir”.

Tous ces itinéraires sont les illustrations les plus brillantes du mythe de la métamorphose dont s’inspire la magistrature des deux siècles écoulés. Tel Jupiter, tour à tour berger pour conquérir Titanide, aigle pour emporter Egyne, taureau pour enlever Europe et cygne pour séduire Léda, le magistrat se transforme au gré de ses rôles et missions successifs, renaît, se recrée, paré comme par enchantement des qualités propres à son nouvel état. Comme le mythe de la métamorphose proclame l’unité du grand tout, à la face des mondes du droit, nous revendiquons l’exception française de l’unité du corps judiciaire.

De la sorte, M. Burgelin, issu de l’élite intellectuelle, salué dès ses premières fonctions de cabinet comme l’un des magistrats les plus brillants de sa génération, eut-il tour à tour, à conduire l’action publique dans un parquet de tribunal, à administrer la Cour d’appel de Paris, à diriger le cabinet de différents ministres, à assister le Président de la République dans sa mission de garantie de l’indépendance des juges, à organiser la formation des magistrats, à juger différentes catégories de contentieux, en particulier celui de la presse, à diriger le plus grand parquet général de France, puis celui de la Cour de cassation, en même temps que celui de la Cour de justice de la République. Encore, nous annonce-t-on, qu’il préside une commission “santé-justice” et que demain, il sera médiateur dans un dossier qui occupe la chronique de l’affairisme depuis plus de quinze ans.

Dans ce large spectre d’emplois, M. Burgelin eut à connaître des questions judiciaires les plus délicates de son temps, action d’un parquet militaire dans un contexte insurrectionnel, garantie de l’indépendance de la magistrature dans les institutions de la cinquième République, enjeux de la formation des magistrats, sauvegarde juridictionnelle de la liberté d’expression, politique du ministère de la justice dans les phases d’alternance, coordination de l’action répressive des parquets, difficultés du contrôle des enquêtes dans les affaires politiques, poursuite de ministres devant la Cour de justice de la République, avis sur le statut pénal du chef de l’Etat, enfin, ce qui troubla la fin de sa vie professionnelle, évolution de la justice sous la poussée des garanties fondamentales...

Parquet, siège, administration, gestion, cabinets ministériels, direction d’école... tant de responsabilités diverses et d’expériences multiples furent traversées avec la naturelle aisance, le talentueux discours et la sublime distance des esprits supérieurs. M. Burgelin fut un haut magistrat.

Pour toute une génération, il s’est posé en espoir du renouveau de la justice par la réflexion perpétuellement refondatrice qu’il exprima, d’abord, dans un ouvrage collectif, publié au mois de janvier 1986, quelques mois avant son accession au poste de directeur de cabinet du ministre de la justice, par l’appel vibrant à des réformes profondes et audacieuses visant à l’instauration “d’une véritable autorité de justice indépendante échappant au contrôle du gouvernement pour devenir une institution d’Etat”.

Sur un mode plus pessimiste et critique, à vrai dire alarmiste, le même ouragan réformateur anime un autre livre de dialogue, écrit l’année dernière, avec un avocat célèbre ; réflexion partagée préconisant une renaissance, une résurrection, un sursaut judiciaire consistant, tout à la fois, en la création d’une Cour suprême unique, constitutionnelle, administrative et judiciaire, en la remise en cause de l’unité du corps par la division des magistrats du siège et du parquet, en l’instauration d’un parquet général indépendant placé sous l’autorité d’un procureur général de la Nation, en la reconstruction de la procédure pénale, la réflexion sur le sens de la peine, la légitimation des juges, en fin de compte, en la création d’un authentique pouvoir judiciaire.

En quittant cette Cour sur d’aussi vastes ambitions pour la justice, bousculant les traditions les plus installées, abolissant les bases les plus fondamentales de l’organisation judiciaire et du statut de la magistrature, dans un élan annonciateur d’un changement de République, M. Burgelin transcende superbement le rappel aux usages qu’il fit, ici même, plusieurs fois et les difficultés, désormais résolues, de l’adaptation des pratiques de cette Cour aux standards européens du procès équitable, en lui ouvrant des perspectives d’avenir.

Comme lui-même nous y invite, M. le premier avocat général, c’est vers l’avenir qu’il faut porter nos regards.

C’est, en effet, M. le procureur général Nadal, dans la perspective de lendemains constructifs que vous êtes accueilli avec amitié, chaleur et enthousiasme par le siège de cette Cour.

Le paradoxe de la métamorphose n’est-il pas celui de la transformation pour la continuité de la vie ? Renaître pour ne pas mourir !

De cet espoir, vous portez la promesse par votre énergie, votre élan, votre personnalité, votre réputation, votre expérience et votre itinéraire professionnel.

Etudiant des plus brillants de la faculté de droit de Toulouse, auditeur de justice distingué, vous avez accompli toute votre carrière au parquet. Vous en avez occupé tous les postes et toutes les responsabilités dans une progression régulière que vous avez gravie par un labeur acharné et des réussites remarquées. Depuis l’exercice des fonctions de substitut de procureurs en Bretagne, à Saint-Nazaire et à Nantes, celles d’avocat général près les cours d’appel de Versailles et de Paris, de procureur de la République près le tribunal de grande instance de Créteil, enfin de procureur général successivement près les cours d’appel de Bastia, de Lyon et de Paris, partout vous avez laissé la trace d’un exercice de qualité et sans concession de l’action publique, d’une ferme volonté organisatrice, de l’assurance d’un parquet se posant pour ce qu’il est : une autorité organisée, dans une unité hiérarchisée et animée du sens de l’action commune.

Et, lorsque vous avez quitté l’exercice opérationnel du ministère public, c’est pour des fonctions d’enseignement de la pratique des parquets, de conseiller du ministre sur la situation des juridictions, de formation des magistrats et d’inspection des juridictions.

En un mot, votre parcours fut clair, direct, linéaire, en cohérence avec une action constante et un discours réaliste, sans ambiguïté.

Nos carrières n’ont pas emprunté de voies communes mais nous nous connaissons depuis longtemps, depuis l’époque où, sous-directeur à l’école de la magistrature, vous visitiez le centre de stage de Paris que je dirigeais, celle où j’avais à traiter en qualité de secrétaire général des dossiers de promotion de nos collèges avec le cabinet de M. le Ministre Badinter, où vous vous trouviez, celle, plus récente, où en tant que premier président de la Cour d’appel de Paris, j’ai sollicité l’intervention de l’inspection générale des services judiciaires, placée sous votre autorité, pour faire respecter l’éthique du magistrat là où elle me semblait transgressée.

Construites dans un respect mutuel, nos relations sont faites de simple amitié et d’estime sans concession.

C’est dans une telle clarté, dans la loyauté, selon les principes d’organisation du procès de cassation que la Cour s’est désormais donnés que nous construirons les relations nécessaires entre le siège et le parquet. Nous nous sommes déjà entretenus des grandes orientations de notre action concordante : traiter en profondeur les dossiers où la Cour doit exercer son pouvoir normatif, réduire les délais de jugement, moderniser nos méthodes, veiller à la qualité et à la cohérence de la jurisprudence, imposer l’autorité de la Cour de cassation dans son environnement interne, européen et international.

Telle est notre responsabilité respective, tel est le cadre de relations fructueuses entre le siège et le parquet de cette Cour dans le respect, bien compris, de l’indépendance et du pouvoir de ses juges comme des missions de son ministère public.

Tel est l’exemple d’organisation saine que nous devons donner au corps judiciaire. Telle est l’assurance d’harmonie que nous devons garantir au public. Telle est la voie prometteuse qui s’ouvre à nous.

“Se métamorphoser”, dit Nietzsche, “c’est devenir ce que l’on est...”.

Monsieur le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, les plus hautes autorités de la République ont bien voulu, sur votre proposition, me juger digne de la fonction à laquelle j’accède en cet instant. Je suis sensible à cet honneur, à la confiance qui m’est ainsi accordée, par M. le Président de la République et par vous même, comme je le suis à votre présence, par laquelle vous marquez votre considération pour l’institution judiciaire et ceux qui la servent. Je me fais leur interprète, avec M. le Premier président, pour vous exprimer notre gratitude,

Madame la Ministre, Secrétaire d’Etat aux droits des victimes

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature

Mesdames et Messieurs les Hautes Personnalités qui me pardonneront de ne pouvoir les citer nommément mais que je salue très chaleureusement,

Mesdames et Messieurs, Chers collègues,

Au moment de prendre possession de ce siège, et, au delà de la fierté que peut ressentir toute personne qui accède au grade le plus élevé de son corps, les sentiments que j’éprouve se partagent entre une très vive reconnaissance et une conscience aigue des responsabilités qui m’attendent.

Ma reconnaissance va d’abord à cette République qui a fait de l’un de ses enfants venu d’une lointaine province un procureur général près la Cour de cassation.

Je voudrais ensuite, vous dire, M. le Premier Président, combien je suis sensible à votre accueil, aux mots fort aimables que vous venez de prononcer, dictés par une amitié ancienne et jamais démentie. Vous êtes pour l’ensemble du monde judiciaire, en France et à l’étranger, une référence juridique et morale comme l’illustre l’ouvrage que avez consacré à la déontologie des magistrats. C’est donc un honneur pour moi de partager maintenant avec vous la lourde tâche de présider aux destinées de la Cour de cassation.

J’ai déjà eu l’occasion de dire ce que je pense du mot dyarchie, dont l’une des définitions est "gouvernement simultané de deux rois", ce qui, vous en conviendrez, est un régime plein de dangers. Je préfère la définition que pourraient en donner les ouvrages de management en la présentant comme une co-direction ou partenariat.

Soyez assuré, Monsieur le Premier président, que, dans cet exercice parfois délicat, vous trouverez toujours au parquet général un interlocuteur ouvert et attentif. Mes remerciements vont aussi à M. Régis de Gouttes, Premier avocat général, pour ses propos très amicaux.

Nous allons reprendre avec plaisir - j’en suis certain, mon cher Régis -, un dialogue inauguré sur les bancs de la faculté de droit de Toulouse, rue Albert Lautman et je te remercie (car le tutoiement reste possible) d’avoir si bien su toucher ici une corde sensible.

Messieurs les Présidents de chambre,

Mesdames et Messieurs les Hauts conseillers,

Mesdames et Messieurs les conseillers référendaires,

Mesdames et Messieurs les membres de ce parquet général,

je veux aussi vous saluer très chaleureusement et vous dire combien je suis heureux de vous rejoindre. Je vous connais déjà toutes et tous ou presque, et je sais que nous travaillerons ensemble avec le seul souci de servir toujours mieux la justice. Je connais la qualité de vos travaux, qu’il s’agisse d’arrêts, d’avis, de communications ou du remarquable rapport annuel qui contribue au rayonnement intellectuel de la Cour de cassation.

Mais, une juridiction est aussi une communauté humaine, et je resterai attentif à tout ce qui peut favoriser l’épanouissement de cette communauté à laquelle j’appartiens désormais. J’aurai la volonté, comme dans tous les postes qui m’ont été confiés, de rassembler les énergies, par delà les divergences d’opinion ou d’analyse afin d’oeuvrer ensemble pour le bien de la justice.

Je salue également les fonctionnaires de cette cour, dont je sais le dévouement et la qualité, ainsi que Mesdames et Messieurs les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, au premier rang desquels Monsieur le président du Conseil de l’Ordre, qui me font l’honneur de leur présence.

Permettez-moi d’abord, Mesdames et Messieurs, un dernier regard en arrière pour dire le souvenir très vif que je garderai de mes presque quatre années au parquet général de Paris. C’est un privilège que d’avoir pu travailler avec autant de magistrats de grande valeur réunis en une seule cour d’appel, et dont beaucoup ont vocation à enrichir vos rangs.

Mon salut va aussi aux fonctionnaires du parquet général de Paris, et de la Cour de Paris, aux avoués, aux huissiers aux membres du barreau, aux responsables des services de police et de gendarmerie ou d’autres services de l’Etat, au premier rang desquels l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse, aux associations enfin, avec lesquelles j’ai entretenu des relations toujours cordiales, dans le respect de nos responsabilités respectives.

Vous comprendrez aussi que j’aie en cet instant une pensée particulière pour les procureurs des neuf tribunaux de grande instance de cette grande cour. On ne dira jamais assez le travail accompli par les procureurs de la République, qui assument des fonctions difficiles, exposées et, bien souvent, exigeantes au delà du raisonnable. En première ligne, ils savent et vivent quotidiennement le sens du mot responsabilité. C’est pourquoi ils doivent bénéficier du soutien attentif de leur hiérarchie. Et je me suis efforcé pendant ces quatre années de le leur manifester en toute occasion.

Je n’oublie pas les premiers présidents avec qui j’ai eu l’honneur de partager la responsabilité de la cour d’appel de Paris, Jean-Marie COULON et Renaud CHAZAL de MAURIAC, avec lesquels j’ai travaillé en parfaite harmonie.

Je pense enfin à ceux qui m’ont précédé dans cette fonction, dont l’évocation et le souvenir que j’en garde personnellement m’incitent à la plus grande humilité.

- Pierre BEZIO, trop tôt disparu, dont le souvenir reste présent dans le coeur et l’esprit de tous ceux qui ont eu l’occasion d’apprécier sa culture juridique, sa force de caractère, sa haute stature morale.

- Pierre TRUCHE, dont l’amitié fidèle m’honore, à qui je succède pour la troisième fois, après le parquet général de Lyon, le parquet général de Paris et enfin celui de cette maison. J’ai aussi été son collaborateur immédiat à deux reprises, à l’Ecole nationale de la magistrature où il exerçait les fonctions de directeur des études, puis au parquet général de Paris. C’est dire tout ce que je lui dois comme tant d’autres magistrats C peut-être plus que d’autres C, qu’il a profondément marqués tout au long de sa vie professionnelle,par ses fonctions à l’ENM, à Lyon, à Paris, au parquet général de cette Cour puis à sa première présidence, par ses écrits, par ses interventions, par les fonctions qu’il a ensuite occupées à la tête de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, ou par celles qu’il occupe toujours à la présidence de la Commission nationale de déontologie de la sécurité, il n’a cessé d’exercer un magistère fondé sur l’éthique et le dévouement au bien public.

Pierre TRUCHE reste enfin pour nous tous l’homme qui, avec force et conviction, a porté l’accusation contre la barbarie. En requérant "qu’à vie soit reclus" un criminel contre l’humanité, il a contribué à ce que la jeunesse se souvienne des heures noires, «  contre les assassins de la mémoire  », selon les mots de Pierre VIDAL-NAQUET. Il a apporté une contribution déterminante à la définition du crime contre l’humanité, et montré la voix de ce combat nécessaire, vigilant et terriblement actuel contre la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme, contre la haine et le rejet de l’autre, contre ces fléaux qui jettent l’esprit dans l’obscurité.

C’est avec émotion aussi que j’évoque mon prédécesseur direct, Jean-François BURGELIN qui occupait ce siège il y a quelques semaines à peine. Jean-François BURGELIN, c’est d’abord pour moi l’aventure de l’Ecole nationale de la magistrature. Les fonctions que nous y avons exercées à des époques différentes nous ont rapprochés et, au fil du temps, m’ont permis de mieux connaître ce haut magistrat à la riche personnalité.

Et puisque j’évoque ses fonctions de directeur de l’Ecole de la Magistrature, je veux rappeler qu’il les a exercées dans des conditions qui forcent le respect. Il y avait été nommé à une phase critique de l’histoire de cette Ecole encore jeune et le travail qu’il y a accompli a été déterminant pour son avenir. Il a su la consolider sur ses bases, légitimer son enseignement et, en définitive, mettre durablement à l’abri des critiques ce remarquable lieu de pédagogie et de libre réflexion que bien des pays nous envient. Il a contribué d’une façon décisive à son rayonnement et tous les magistrats qui bénéficient maintenant de la formation continue qu’il a installée dans le programme de l’Ecole lui en sont redevables.

Vous avez rappelé, Monsieur le Premier avocat général, le parcours professionnel exemplaire de Jean-François BURGELIN. J’y vois comme vous le cheminement d’un grand serviteur de la Justice, d’un humaniste naturellement porté vers les responsabilités les plus exposées. On ne devient pas secrétaire général du plus grand parquet général de notre pays, puis secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature, puis directeur de l’Ecole nationale de la magistrature et enfin directeur du cabinet du garde des sceaux sans avoir cette passion du service public et ce sens aigu de l’Etat qui le caractérisent.

D’une rectitude irréprochable, intransigeant pour lui-même, mais tolérant à l’égard d’autrui, Jean-François BURGELIN restera un modèle pour tous ceux qui ont travaillé à ses côtés ou sous ses ordres et dont je comprends la tristesse. Il sera toujours le bienvenu dans cette maison et je me réjouis qu’il continue de faire bénéficier la famille judiciaire de sa hauteur de vue, de la finesse de sa réflexion, en présidant notamment les travaux de l’importante commission santé-justice.

J’ai placé ces quelques propos sous le signe de la reconnaissance et de la responsabilité. J’ai dit ma reconnaissance, il me reste à évoquer les responsabilités, qui deviennent les miennes dans ce parquet général prestigieux où se sont succédées les personnalités dont je viens de parler.

J’affirme d’abord ma volonté de fédérer ce parquet général autour des quelques idées forces qui peuvent et doivent constituer le ciment d’une action commune dans le respect des convictions de chacun. Mais il serait bien présomptueux de ma part de venir vous exposer aujourd’hui une sorte de programme, d’autant qu’à l’instar de certains de mes prédécesseurs, je vais pour la première fois exercer mes fonctions à la Cour de cassation.

En effet, si toute ma carrière de magistrat a été consacrée au parquet, les responsabilités qui m’y ont été confiées m’ont placé constamment au contact direct de ces réalités humaines si diverses qui sont la matière, le pain quotidien du métier de parquetier. Et je ne peux vous dissimuler que j’ai aimé cette immersion profonde dans les activités des hommes, sous leurs innombrables facettes et je sais que ce contact direct me manquera puisqu’il faudra désormais voir les choses non de plus haut mais de plus loin.

 

J’aurai besoin, - vous l’avez compris -, d’un temps d’accoutumance. Dans cet apprentissage, ma première démarche sera nécessairement d’identifier les repères sur lesquels fonder une action susceptible à la fois de respecter les acquis et d’intégrer l’inéluctable nécessité de changement qui frappe toutes les institutions, parce que nous vivons dans une société marquée par l’accélération des mutations. Je sais déjà que la Cour de cassation n’a pas été miraculeusement préservée de cette évolution qui s’est emparée de tout le corps social. Mais si je vous demande encore un peu de temps avant d’en dire davantage, je crois que je peux déjà préciser au moins trois repères qui devraient s’appliquer ici comme je les ai déjà mis en oeuvre dans les quatre parquets généraux dont j’ai eu la charge et qui constituent aujourd’hui l’essentiel de mon bagage, ces quelque trois convictions que l’on emporte avec soi et sur lesquelles on ne cède pas, à savoir, la pédagogie, la déontologie et bien sûr le droit, dont cette Cour est la gardienne institutionnelle.

La pédagogie, c’est me semble-t-il l’une des missions essentielles de la cour unificatrice du droit qui doit, selon la belle expression de PORTALIS, veiller à ce que la loi soit correctement appliquée quand elle est claire et correctement interprétée quand elle est ambiguë. On dit parfois de cette Cour qu’elle juge les juges en ce qu’ils ont ou non correctement appliqué la règle de droit. Mais cette formule approximative relève d’une logique de censure. Je crois que la formule serait plus juste si l’on disait que la Cour de cassation éclaire et guide les juges, dans le respect de la liberté juridictionnelle. Il m’apparaît donc que le parquet général de la Cour de cassation a, lui aussi, un rôle pédagogique important à jouer à l’égard des magistrats du ministère public des cours et tribunaux qui, en engageant les poursuites, tracent déjà le cadre du jugement. La diffusion de votre jurisprudence est ici un élément essentiel pour éclairer, orienter, les choix de politique d’action publique.

La pédagogie, je la vois aussi, de manière incidente mais non secondaire dans le rôle qui me place désormais à vos côtés, Monsieur le Premier président, en qualité de vice-président du Conseil d’administration de l’Ecole nationale de la magistrature. Je me réjouis que mes nouvelles fonctions me permettent de renouer avec l’ENM, et de collaborer avec elle pour permettre aux magistrats de participer à la réflexion sur les métiers de juge , de procureur, et sur les actes de juger et de poursuivre. La pédagogie, je la vois enfin, et peut-être surtout, en cette époque où nombre de repères semblent vaciller, je la vois surtout en direction de nos concitoyens, car l’adhésion à la règle commune, fondement du contrat social, ne peut s’envisager que si celle ci est connue, comprise et acceptée. Dire le droit, c’est donc aussi l’expliquer. Et je souhaite que l’action du parquet général, en concertation avec le siège de la Cour de cassation, s’inscrive dans cette perspective.

La déontologie est bien sûr indissociable de tous nos actes professionnels. Elle doit guider notre réflexion et nos actions. Elle est cet élément indispensable du savoir-être de tout magistrat. Elle est surtout, nous ne le répéterons jamais assez, un facteur d’épanouissement professionnel et le socle sur lequel reposent la vraie liberté d’esprit, la parfaite indépendance, celle qui donne à l’acte du juge sa dimension authentiquement juridictionnelle.

Le procureur général près la Cour de cassation préside la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet. Je souhaite exercer ces fonctions le moins souvent possible et je veux le faire en gardant toujours à l’esprit que les garanties attachées à nos fonctions ont leur seule justification dans la protection des droits et des intérêts de ceux qui ont recours à la justice et non dans le confort de ceux qui sont chargés de la servir. Je vous rejoins pleinement, M. le Premier président quand vous écrivez que "contrairement à ce que l’on feint de croire avec angélisme, il ne suffit pas de s’en remettre au libre-arbitre de chaque juge en matière d’éthique" comme je rejoins Mme Dominique COMMARET, éminent avocat général près cette cour, quand elle écrit que les décisions du Conseil supérieur de la magistrature en matière disciplinaire "appellent à une éthique de responsabilité, à un état de veille permanent, à un engagement personnel et collégial". Il me semble en effet que le respect scrupuleux des règles établies progressivement et collectivement garantit l’indépendance des magistrats tout autant que les nécessaires garanties statutaires.

C’est habité par ces principes que j’envisage la mission qui m’échoit en matière de déontologie, sur laquelle la commission, présidée par M. le Premier avocat général CABANNES, que je salue très chaleureusement, a formulé, dans sont rapport d’étape de novembre 2003 des réflexions et propositions du plus grand intérêt.

J’en arrive au sujet qui recouvre tous les autres : le droit. Je me limiterai aujourd’hui à deux observations. La première me paraît s’imposer : le procureur général près la Cour de cassation se doit, me semble-t-il, au moment où il prend ses fonctions, de rappeler la force régulatrice et plus encore pacificatrice, voire civilisatrice du droit. Garants de la bonne application de la règle de droit, nous avons, avec mais plus que d’autres institutions de l’Etat, la charge du maintien du lien social si souvent malmené.

Je viens des "juridictions du fond" où l’action du juge repose sur un principe simple : "la loi, rien que la loi, le dossier rien que le dossier". Il me semble que je dois maintenant laisser derrière moi la moitié de cette maxime. La loi rien que la loi, certes, mais bien au delà du seul dossier, à la mesure de cette allégorie que Paul Baudry a placée en cette salle au dessus de nos têtes.

Et c’est me semble-t-il la première de nos responsabilités : savoir identifier les affaires appelant une décision dont la portée dépasse les enjeux d’une seule procédure. C’est à ces dossiers là, me semble-t-il, que ce parquet général doit consacrer l’essentiel de sa réflexion, car c’est ici que sa plus-value peut être la plus importante. De ce point de vue, je viens ici avec la certitude que le parquet général de la Cour de cassation, non pas ministère public soutenant l’accusation, est bien un commissaire de la loi, un avocat du droit, un veilleur sur l’horizon de la justice.

Sa vocation, est de permettre l’examen d’une question dans sa globalité, dans ses incidences économiques et sociales dont nous ne pouvons faire litière, car la loi au respect de laquelle nous veillons n’est pas une relique, mais un principe de vie, une règle qui, comme on dit aujourd’hui, doit faire lien.

Les avocats généraux près cette Cour ont la possibilité - et dans certains cas le devoir -, de consulter des spécialistes, de recueillir des avis, de demander des explications à des administrations, et bien sûr de s’entretenir avec les conseils des parties, que nos collègues du siège peuvent difficilement contacter ; bref ils peuvent "sortir du dossier" et apporter à la Cour un éclairage qu’elle ne trouvera pas dans la procédure. Je souhaite faire en sorte que cette indispensable ouverture soit aussi souvent que possible apportée à nos collègues du siège comme aux parties, dans le respect du contradictoire.

Ma seconde observation concernera, avec beaucoup de précautions, la procédure par laquelle le droit est appliqué aux espèces qui nous sont soumises. Je salue la tradition et le génie créateur de ceux qui ont su, au fil du temps, le plus souvent dans le silence de la loi qui ne peut tout réglementer, instaurer une procédure bi-séculaire d’examen des pourvois, pour procéder à une analyse juridique aussi complète, aussi poussée que possible, avec le bénéfice que peut apporter non seulement la contradiction des parties mais aussi l’avis d’un parquet général s’exprimant en toute indépendance et d’un point de vue strictement juridique avec la distance que lui permet précisément le fait de ne pas être une partie au procès. Bien que non écrite, cette procédure paraissait gravée dans le marbre, sous réserve de quelques évolutions à la marge.

Mais comme je l’ai dit au début de mes propos, notre société est entrée dans un troisième millénaire marqué par la rapidité de l’évolution des moeurs et l’accélération des mutations. Ce qui était sage et raisonnable il y a quelques années devient inacceptable au regard de nouveaux standards qui s’imposent à nous comme des faits plus têtus que ne pourraient l’être nos regrets et nos critiques. "L’abrogation de la loi de la pesanteur ne supprimera pas la pesanteur", disait Paul Raynaud.

Je pense ici, vous l’avez compris, à l’évolution qui nous vient de la Cour de Strasbourg, elle-même expression d’un mouvement de fond sur l’apparence et l’impartialité qui nous oblige à permettre aux parties de mieux distinguer les rôles respectifs des magistrats du siège et du parquet général. Cette évolution est une réalité, nous sommes obligés d’en tenir compte. Nous sommes, par là même , invités à nous interroger sur le sens de nos fonctions respectives, tout en sachant que nos concitoyens, donc aussi le législateur, ne peuvent être indifférents à cette question.

Il est bien sûr trop tôt pour esquisser une solution dont la recherche constitue, à n’en point douter l’un des premiers dossiers dont je serai conduit à m’entretenir avec vous, M. le Premier président, pour y travailler selon les modalités que nous arrêterons ensemble.

Mais toute réflexion sur le droit conduit nécessairement à évoquer sa finalité, qui est tout simplement la justice, par laquelle je voudrais conclure. La Cour de cassation veille à préserver l’unité du droit, cette unité qui est la condition de la justice. Cette Cour est, en ce sens, la servante des juridictions du fond dont il importe de faciliter la tâche pour mieux répondre aux attentes des justiciables. C’est à l’amélioration de cette justice rendue au nom du peuple français que tendront mes efforts, cette justice dont Albert CAMUS écrivait, comme je l’ai déjà rappelé dans d’autres enceintes, qu’elle meurt "dès l’instant où elle devient un confort, où elle cesse d’être une brûlure et un effort sur soi-même".

Que faire pour que la justice ne meurt pas ? Trois brèves réflexions. La première est unanimement partagée et n’appelle aucun commentaire. Directement inspirée par les dispositions de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle concerne les délais de jugement. Je sais à quel point vous êtes engagés dans un combat permanent pour la réduction de ces délais, M. le Premier président, Mesdames et Messieurs les Présidents et Hauts-conseillers, Mesdames et Messieurs les avocats généraux, et vous me trouverez à vos côtés dans cette recherche constante d’amélioration.

Ma seconde observation touche à la clarification du rôle de la Cour de cassation, encore trop souvent considérée, pour autant que j’ai pu l’observer, comme un ultime juge du fond. Vous avez su mettre en oeuvre les moyens de mieux contenir, ou pour être clair, de mieux repousser les pourvois lorsqu’ils ne sont que des appels déguisés. Le parquet général apportera sa contribution à la réflexion si elle peut encore prospérer sur ce point.

La dernière de mes observations concerne les relations que je veux entretenir avec mes collègues procureurs généraux des cours d’appel. Je veux leur dire que si, d’une certaine manière, je ne suis plus des leurs, je resterai à leurs côtés dans les actions qu’ils entreprendront pour l’amélioration de la justice. Je souhaite que nous ayons des contacts fréquents, formels ou informels. Je souhaite qu’ils n’hésitent jamais à signaler au parquet général les dossiers posant une question de principe sur lesquels il serait urgent, par exemple, de combler le silence de la loi ou d’identifier la jurisprudence applicable en présence de solutions contradictoires. Nous pourrons ici travailler en étroite complémentarité, pour le bien de la justice.

Pédagogie du droit, application du droit, adaptation au droit, et toujours pour le bien de la justice, c’est, finalement agir en se souvenant qu’il y avait déjà du droit avant que nous ne soyons juristes et qu’il y aura toujours du droit lorsque nous aurons cessé de l’être. C’est dire, enfin, que notre responsabilité se pose en ces termes : quelle espérance savons nous entretenir en la justice ?

Je vous remercie.

Mercredi 17 novembre 2004

Cour de cassation

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