Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1969

Rentrées solennelles

En 1969, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur Gorges Pompidou, Président de la République, et de monsieur René Pleven, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Maurice Aydalot, premier président de la Cour de cassation,

Monsieur le Président de la République,

Vous avez tenu à prendre contact, dès la première année de votre septennat, avec la Cour de cassation et vous avez choisi de venir assister à l’audience solennelle qui consacre la reprise de nos travaux.

Ce faisant vous nous accordez une marque précieuse de l’estime en laquelle vous tenez notre compagnie, ultime recours du citoyen contre ce qu’il considère comme une violation de la loi ou de l’ordre public, cour régulatrice de la jurisprudence, dont le rayonnement est si grand jusque dans les pays les plus lointains.

Mais le chef de l’Etat est aussi le président du Conseil supérieur de la magistrature. A ce titre les problèmes relatifs aux juridictions de l’ordre judiciaire doivent lui être familiers et, plus généralement, tous les problèmes de la justice.

Aussi votre présence parmi nous prend-elle une particulière signification et un éclairage singulier.

Je puis vous assurer, monsieur le Président de la République, que la magistrature tout entière est infiniment sensible à l’honneur que vous lui faites aujourd’hui à travers sa plus haute instance.

Pour elle et pour nous, je vous prie d’agréer l’expression déférente de nos remerciements et l’assurance de notre très vigilant dévouement au service de notre charge.

Monsieur le garde des Sceaux,

Pour la première fois au cours d’une carrière déjà longue d’homme d’Etat marquée par une participation fréquente et éminente à la direction des affaires publiques, vous avez été appelé à la tête de la Chancellerie.

Récemment, au cours d’un congrès international auquel j’avais l’honneur de participer à vos côtés, vous nous avez dit que vous vous présentiez comme le ministre des justiciables. C’est à eux , en effet que nous devons d’abord, et continuellement penser. Penser à eux au milieu de nos discussions, penser à eux dans l’élaboration de nos décisions, penser à eux dans la rédaction de nos sentences.

Merci de nous l’avoir rappelé, merci aussi, monsieur le garde des Sceaux, d’être ici pour nous dire, par votre seule présence, l’intérêt que le ministre de la Justice porte à la première juridiction de ce pays.

Je devrais maintenant, dans l’observance la plus fidèle des rites, donner la parole à monsieur le procureur général pour qu’il rappelle la mémoire de ceux de nos collègues dont, au cours de l’année judiciaire écoulée, nous avons déploré la perte.

Mais j’ai estimé qu’en cette solennelle circonstance il pouvait être opportun, pour lui et pour moi, d’approfondir auparavant quelques unes des questions qui se posent à nous avec une particulière acuité. Je vous demande la permission de vous donner mon sentiment sur ce qu’il est convenu d’appeler la crise de la justice.

Crise de la justice ?

Vue de l’intérieur, par ceux qui sont imbriqués dans le système, la justice, si elle accuse un certain essoufflement et un peu d’ankylose, ne paraît pas cependant être en état de crise. Voyez notre palais. Comme chaque année, la ruche s’est remise à bourdonner après l’assoupissement des vacances. La salle des pas perdus a retrouvé son animation coutumière, les prétoires leurs ballets de robes noires. Les juges ont recommencé à rédiger leurs décisions, les substituts leurs réquisitoires, les avocats leurs notes de plaidoirie, et les avoués leurs conclusions. Mais les hommes de l’intérieur sont parfois les plus mal placés pour juger de l’ensemble.

Or voici que de tous côtés des voix s’élèvent pour dénoncer l’inaptitude de la justice à remplir sa mission. Elles relèvent à l’envi les malfaçons du système, les ratés du moteur. Ceci est grave, car, en matière de justice, les malfaçons et les ratés portent un nom. On les appelle justement des scandales. La justice est chère, dit-on, la justice est lente, nous le savons, la justice s’est laissée enfermer par le temps et par les habitudes dans un ésotérisme et un formalisme qui l’ont coupée du monde. Insensible aux grandes mutations, aveugle aux lumières nouvelles, muette aussi trop souvent, elle continue à cheminer, ingurgitant sa ration quotidienne de mémoires, de répliques, de dupliques, de suppliques, repliée sur elle-même, dans la délectation morose de ses splendeurs révolues, dans la somptueuse indifférence où s’assoupissent les institutions condamnées. La justice se meurt, la justice est morte.

Je serais tenté de croire que le tableau est noirci, que la justice est restée à l’écoute du monde et que si, dans son royaume, des ombres apparaissent, il reste encore une petite lumière vacillant aux vents du siècle.

Mais il ne suffit pas de croire, il faut aussi regarder.

Un récent sondage d’opinion a recueilli la réponse à cette question : " Etes-vous satisfait de la justice ? ". Elle s’est traduite par une majorité de non. Or, la justice ne peut être parfaite, je veux dire achevée, que si elle rencontre l’adhésion de la nation, de la nation au nom de laquelle sont rendues nos décisions. Que celle-ci se détache de nous, qu’elle ne se reconnaisse plus en nous, qu’elle conteste la justice, et du même coup c’est notre crédibilité, notre légitimité qui sont remises en cause.

Au surplus, il suffirait de consulter nos rôles pour percevoir les signes d’un malaise sérieux. Le nombre des affaires civiles inscrites au tribunal de Paris est en régression. Il en est de même au tribunal de commerce. Plus grave, ce sont les affaires les plus importantes du point de vue économique qui désertent nos prétoires. Encore un peu de temps et la justice civile ne connaîtra plus que les divorces, le contentieux irritant de la copropriété, les accidents de la circulation. Que sont devenues ces causes perdues ? Ne plaiderait-on plus au-dessus d’une certaine hauteur de la barre ? Oh, si, et même plus que jamais. Mais plus devant nous. Les plaideurs choisissent leurs juges et, comme on dit, ils vont à l’arbitrage. Curieuse résurgence de la justice privée, dont l’ancien droit avait entravé de toutes ses forces le développement au bénéfice des justices seigneuriales ou royales et que le Code de procédure civile et le Code de commerce avaient enserrée dans des formules plutôt restrictives. Ne vient-elle pas sonner le glas de l’ordre judiciaire ? Si nous n’en sommes pas là, il serait vain de nier que le recours de plus en plus fréquent aux arbitres est un signe dont le sens est tout ensemble clair et inquiétant. L’arbitrage connaît la faveur grandissante du monde des affaires parce qu’il y trouve ce que nous ne pouvons lui donner : la célérité, la simplicité de la procédure, la netteté et l’irrévocabilité de la sentence, la garantie d’un certain secret hautement désiré par les entreprises, et parfois aussi le souci d’échapper à certaines investigations fiscales. Reconnaissons-le franchement, la justice civile entre en état de crise.

En matière pénale, si crise il y a, elle est d’une autre nature. Ici nous ne craignons pas l’hémorragie. Ce serait plutôt l’asphyxie qui nous guette. En 1968, le seul Parquet de Paris a enregistré 2 850 000 procès-verbaux ou plaintes. Les dix premiers mois de 1969 accusent une augmentation globale de 17 %, qui atteint même 32 % pour les crimes et les délits. Le point de rupture est atteint. Connaîtrons-nous bientôt le déni de justice ? En tout cas les symptômes de la crise se précisent.

Je dois ajouter qu’au-delà de cet aspect purement quantitatif, à lui seul inquiétant, d’autres points noirs doivent retenir notre attention. Ici encore des voix s’élèvent pour contester, dans certaines de ses dispositions ou de ses pratiques, comme parfois dans son ensemble, notre système pénal. Le Code de procédure pénale n’a pas dix ans d’âge, mais il a plus consacré qu’innové. Notre Code pénal a plus de cent soixante ans. Sommes-nous bien certains qu’il traduise encore fidèlement les besoins, l’état des esprits, l’éthique de la nation ? Or, en ce domaine, tout faux-pas est d’une exceptionnelle gravité, la moindre maladresse engendre des catastrophes. L’opinion est sensibilisée à l’extrême. Qui oserait le lui reprocher ? L’histoire de nos institutions est jalonnée de quelques incidents judiciaires qui ont fait figure de scandales et fait vaciller les régimes. L’augmentation régulière de la délinquance ne pose pas seulement des problèmes de dimension, mais aussi des problèmes de fond. Nous devons nous interroger sur l’efficience de notre procédure et sur la finalité de nos sanctions. S’il n’y a pas crise ouverte, il serait vain de contester que le malaise s’épaissit.

Ces données cliniques étant posées, trois questions viennent à l’esprit : s’agit-il d’une crise due à la carence ou à l’insuffisance des hommes ?

S’agit-il d’une crise de structures et convient-il de repenser tout notre service de la justice ?

Ne s’agit-il pas plutôt d’une crise de moyens ?

Crise d’hommes ?

Est-ce le fait des hommes chargés par la nation de rendre en son nom la justice si celle-ci ne remplit pas tout à fait son office et si le fossé s’élargit entre l’opinion publique et les juges ?

Il est toujours malaisé de se juger soi-même. Sans cultiver un narcissisme excessif, sans céder à la complaisance, le professionnel se détache difficilement de cette gangue faite d’affinités, d’amitiés, d’habitudes communes de penser et d’agir. Je me suis toujours pour ma part efforcé de conserver, exercice redoutable et amer, toute ma lucidité (il me le fut parfois reproché), de prendre acte de toutes les critiques (et elles ne manquent point), de susciter même toutes les contradictions et toutes les contestations.

Me dégageant ainsi au maximum des brumes de l’environnement quotidien et des pesanteurs électives, je crois pouvoir répondre à la question par la négative. Nous ne sommes ni moins savants que nos devanciers, ni moins appliqués à nos tâches. Peut-être même sommes-nous plus attentifs aux gestes des hommes et plus compréhensifs à leurs nouveaux besoins. Nous nous appliquons davantage à la formation des jeunes magistrats et, pour nous-mêmes, nous avons conscience de la nécessité, parfois d’un recyclage, toujours d’une formation continue.

Notre conception même de la décision s’est élargie. Nous savons que le juge accomplit son rôle le plus efficace, le plus socialement utile en tout cas, lorsqu’il ne se borne pas à trancher sèchement le conflit des plaideurs, donnant raison à l’un et tort à l’autre par une rigoureuse application de la règle de droit, mais lorsqu’il organise véritablement une situation juridique nouvelle. Je pense au juge qui façonne le statut des époux séparés, la garde des enfants, le droit de visite et même, par des modalités toujours révisables, leur éducation ; au juge des enfants qui lui aussi établit, au coup par coup, si j’ose dire, par des décisions toujours circonstancielles, les mesures d’éducation pour le mineur difficile ; au juge du concordat et de la faillite. Alors le magistrat, s’il ne dit plus le droit, crée le juste. Il remplit la mission d’un véritable planificateur et nous savons bien que la planification est l’une des exigences majeures du monde moderne.

Sans doute avons-nous mis quelque temps à réaliser toutes les conséquences que le développement et la transformation des affaires devaient apporter à nos techniques et même à notre conception du droit. Les plaideurs qui nous étaient familiers, le propriétaire foncier et le fermier, le bailleur et l’occupant, le vendeur et l’acheteur, la femme et le mari, ne sont plus seuls à notre barre. Nous avons vu apparaître des plaideurs inconnus, des plaideurs sans visage : la société commerciale, bien nommée pour nous société anonyme, le syndicat, les groupements de défense, l’entreprise nationalisée, la société d’économie mixte, la sécurité sociale, la SAFER. Et dans le même temps le procès lui aussi changeait de visage. Jusqu’alors une fin, il est souvent devenu un moyen ou un test. La solution dépasse alors la personnalité du plaideur et ses propres intérêts. Derrière lui se profilent dans un proche horizon les milliers, voire les millions d’hommes, qui vont être intéressés, et intéressés directement comme s’ils avaient plaidé eux-mêmes, par cette sentence isolée.

Sans doute aussi avons-nous mis quelque temps à prendre conscience, hier du droit social, aujourd’hui de l’ordre public économique et à réaliser les rapports que les juristes ont à établir avec eux. Tant que nous n’aurons pas mis en pratique qu’il ne suffit pas d’en reconnaître l’existence, mais qu’il faut cesser de penser l’un et l’autre en termes de droit civil traditionnel, nous n’aurons pas achevé notre adaptation.

Sur le plan le plus élevé de notre profession, nous devons renoncer à une certaine forme d’isolationnisme qui, sous couleur de protéger notre indépendance à l’égard des personnes et des institutions, risquerait à la fin des fins de nous couper tout à fait du monde, renoncer aussi à une apparence de triomphalisme qui pourrait abuser les justiciables et nous abuser nous-mêmes sur ce que nous devons à la société. En bref, le corps judiciaire ne doit se considérer ni en dessus, ni en dehors du monde, mais dans le monde, avec le monde et pour le monde.

Notre mutation n’est pas achevée, mais dans ce siècle qui donc n’a pas encore à faire un bout de chemin ?

Non, ce n’est pas d’une crise d’hommes dont souffre essentiellement la justice.

Crise de structures alors ?

Beaucoup pensent et écrivent que la machine judiciaire est trop vieille, trop fatiguée, trop délabrée et que des aménagements fragmentaires ne pourront pas lui redonner la vigueur nécessaire pour un nouveau départ. Le temps des ravalements est passé. Elle est désormais hors d’état de prendre un second souffle.

Et chacun s’efforce, après avoir jeté le monument pierre sur pierre, de reconstruire le temple. L’un suggère l’échevinage qui injecterait au corps judiciaire une dose suffisante de compétence et d’équité. L’autre, fort impressionné par le système anglo-saxon, voudrait ôter à la magistrature son caractère professionnel en supprimant le recrutement par concours et ce que l’on nomme la carrière, l’accès aux fonctions de juge étant réservé à des avocats ou hommes de loi d’expérience incontestée et même de grande renommée, que l’honneur d’être magistrat, et aussi sans doute les substantielles rémunérations qui y seraient attachées, ne manqueraient pas d’attirer. Le troisième conserve le corps judiciaire en tant que tel, mais pour le Siège seulement : le Parquet est rejeté dans les ténèbres extérieures et le juge d’instruction disparaît irrémédiablement. Pour assurer définitivement l’indépendance des magistrats, les occasions d’obtenir de l’avancement seraient réduites au minimum, tout juge devenant automatiquement conseiller de cour d’appel au bout de quinze ans. La collégialité qui, comme chacun le sait, favorise la paresse de l’esprit ou la faiblesse du caractère, sinon des deux, disparaîtrait en première instance, la présidence aussi du même coup, l’administration de la juridiction étant dévolue au doyen ou à un juge élu par ses pairs, en somme au bénéfice de l’âge ou au bénéfice du doute. La Cour de cassation deviendrait l’une des sections de la Cour suprême, avec la Cour constitutionnelle et la Cour de sûreté de l’Etat. Le contentieux administratif étant supprimé, le Conseil d’Etat lui aussi s’évapore.

Reprenant péniblement mon souffle et mes esprits, je dois tout d’abord faire observer que bien d’autres projets de réforme de structure pourraient être proposés : élection des juges, jury civil. Chacun des systèmes pourrait, en quelqu’une de ses parties, paraître séduisant, mais l’ensemble serait-il viable ? Je ne le pense pas. L’organisation judiciaire doit, pour répondre à ce que la nation attend du service de la justice, rester en harmonie avec les conceptions traditionnelles du droit public du pays considéré. On peut disserter à l’infini sur les vertus comparées du système anglo-saxon ou du système pratiqué, à quelques variantes près, dans les pays du droit d’expression française, sur les mérites et les dangers que présentent réciproquement, sinon complémentairement, la collégialité ou l’unicité des juges. Beaux sujets d’exposés oraux, de conférences, de colloques, de communications, d’articles et d’études. Mais l’homme d’Etat est d’abord homme d’action, c’est-à-dire de réflexion avant la décision.

La réflexion conduit à formuler l’avis que la preuve n’est pas rapportée de l’inaptitude totale de nos institutions judiciaires à résoudre les problèmes qui lui sont soumis. Au prix de quelques mesures, dont certaines pourraient être empruntées à l’un ou l’autre des projets dont je viens de parler et qui intéressent d’ailleurs plus les juges que les justiciables, l’essentiel de l’appareil actuel doit être maintenu.

C’est ailleurs qu’il faut faire porter l’effort de rajeunissement. C’est dans une autre voie que nous rencontrerons les moyens de rendre à la justice l’efficience qu’elle semble avoir perdue.

Crise de moyens ?

Oui, je le pense très sincèrement.

Mais je ne voudrais pas qu’il y ait d’équivoque sur le sens du mot : moyens.

Il s’agit d’abord, évidemment, des moyens en personnel, en locaux, en instruments de travail. Les insuffisances qu’accuse la justice en ce domaine sont trop connues pour que j’aie à insister longuement. Le nombre des magistrats actuellement en service serait très suffisant si toute leur activité pouvait se consacrer à ce qui est l’essentiel de leur tâche. Mais le juge de l’application des peines n’a pas les agents de probation et les enquêteurs, sans lesquels il est désarmé. Mais le juge de la mise en état n’a ni local, ni secrétariat, ni téléphone le plus souvent. Mais le juge des tutelles connaît la même indigence. C’est ainsi que les meilleures intentions du législateur s’en vont peupler les cimetières où dorment les lois inappliquées faute de pouvoir l’être !

Mais il s’agit aussi de ces moyens que les juges doivent trouver dans les textes pour rendre aux hommes de ce temps la justice qu’ils attendent. Or, singulièrement en ce qui concerne la procédure civile, le vieillissement de la loi est tel, en dépit des retouches fragmentaires dont elle a fait de-ci de-là l’objet, que l’image de la justice, la crédibilité de la justice, la notion même de justice se sont au fil des ans dangereusement obscurcies. Il en résulte pour les magistrats comme un enlisement continu et comme une invitation sournoise à la démission. Peu à peu se sont façonnés une silhouette et un comportement du magistrat, une conception de la justice, que Jean-Denis Bredin appelait récemment la justice du mystère.

Mystère, en effet, pour le justiciable que ce monde étrange où se meuvent des hommes qu’il ne reconnaît pas, faute de les avoir jamais rencontrés, où l’on parle un langage seul connu des initiés, où les mots les plus usuels n’ont pas le même sens que dans l’ordinaire de la conversation, où le bref délai veut dire parfois dix-huit mois, où lorsqu’on est assigné à huitaine, il faut bien se garder de courir au palais huit jours après, car on n’y rencontrerait ni certainement son juge, ni même probablement son adversaire... Mystère pour le justiciable que cette obligation où il se trouve d’aller conter ses malheurs successivement à deux conseils, mystère que la répartition des tâches entre ceux-ci, alors qu’on lui a dit que l’un postule et que l’autre conseille et plaide et qu’il peut quelquefois constater que c’est le postulant qui conseille et le plaidant qui rédige les conclusions, mystère que ce nouveau truchement que la loi lui impose lorsque, ayant gagné son procès, son adversaire en appelle à la cour... Mystère que ces rites étranges qui se déroulent devant lui s’il a la curiosité d’assister à son propre procès. Il voit des magistrats, des juges, mais il n’entend pas le son de leur voix, et ses juges ne le voient ni ne l’entendent. Son avocat lui a peut-être parlé du " jour des débats ". Des débats ? Il va suivre deux plaidoiries rigoureusement contraires et il se demandera par quel sortilège, de ces deux vérités opposées, le tribunal pourra bien faire jaillir la lumière. S’il gagne son procès, il pensera que les dieux étaient avec lui, ou, ce qui est plus rare, que les juges étaient bien intelligents. Mais s’il le perd ? Et pourtant nous devons penser aussi et peut-être surtout à celui qui perd son procès...

Quant au juge, il est trop souvent encore " le juge aux mains liées ". Le Code de procédure civile lui a appris la soumission et la résignation. On lui présente un dossier tout prêt, une affaire façonnée, et de temps à autre, inconsciemment déformée, ne serait-ce que parce qu’elle est incomplètement présentée. De longs délais ont pu modifier les rapports des parties, la vérité du jour de l’audience n’est peut-être plus tout à fait celle du jour où le droit invoqué a été bafoué. Il lui est permis de le penser, mais le vieux code ne lui donnait guère la possibilité de rétablir l’équilibre. Le juge étouffait littéralement dans le carcan de la procédure. Le décret de 1965 s’est efforcé de lui donner un peu d’air, mais cette petite bouffée est encore insuffisante. Tout au plus le carcan est-il devenu un corset.

Le silence du juge conserve encore des défenseurs. Cet éloignement, ce recul, cette solitude, sont, disent-ils, le meilleur garant de sa neutralité. Sur un terrain de sport, sur le ring, l’arbitre lui aussi est neutre. Mais il n’attend pas que l’essai soit marqué ou le boxeur knock-out pour siffler le hors-jeu ou sanctionner le coup bas.

Reconnaissons du moins que cette conception historique du rôle du magistrat a donné de la justice une idée très haute. Je crains que cette notion quasi religieuse ne puisse résister longtemps au besoin d’action, d’animation, de dialogue qui sont la marque de notre temps. Aussi bien est-il pour le juge d’autres moyens de justifier la confiance de la nation et de garantir sa neutralité.

A cette justice du mystère et de la solitude nous voudrions substituer la justice de la clarté et du dialogue.

Alors que le procès civil, dans ces errements, apparaît comme cloisonné en une série de scènes successives et autonomes, la consultation, la procédure, l’audience, le jugement, nous souhaiterions qu’il reprenne son unité dans une participation continue de tous ses acteurs. Le rôle du juge ne commence pas à l’appel de la cause et celui du conseil n’est pas toujours terminé lorsqu’il s’est rassis au dernier mot de sa plaidoirie. Sans doute l’institution du magistrat chargé de la mise en état a-t-elle apporté sur ce point de très heureuses innovations. Mais, faute de moyens ici encore, son application n’a pu être tout de suite étendue à l’ensemble des justiciables. Des difficultés, inévitables en la matière, se sont traduites par des interprétations différentes de cour à cour. Le moment serait venu de reprendre ce texte, de tenir compte des résultats obtenus, de l’élargir aussi sans doute dans le sens d’une simplification plus poussée des actes de procédure et d’une participation accrue du juge au déroulement de celle-ci. Qu’on m’entende bien ! Il ne s’agit pas d’instaurer je ne sais quel dirigisme judiciaire qui, sous couleur de rapprocher le justiciable du juge, l’éloignerait de ses conseils. La demande et les moyens de preuve doivent rester à la discrétion du plaideur. Tout au plus l’attention personnelle de ce dernier pourrait-elle être appelée sur le risque qu’il prend en ne fournissant pas tel élément que le juge considère comme déterminant. A tous les autres stades la collaboration du magistrat et des conseils ne comporterait aucun risque. Ainsi le juge cesserait d’être le juge aux mains liées que je dénonçais il y a quelques instants.

A l’audience traditionnelle serait substituée une audience plus vivante, moins figée, et certainement plus utile. Nul d’entre nous ne songe à porter atteinte à l’irremplaçable débat judiciaire ni à l’irremplaçable plaidoirie. Bien au contraire nous voudrions donner au mot débat qui postule la contradiction, tout son sens et à la plaidoirie toute son efficacité. Parce que c’est le juge qui en définitive doit se prononcer, ne serait-il pas heureux qu’il ait la possibilité de diriger le débat, de l’orienter vers ce qui lui paraît l’essentiel sans encourir le reproche d’avoir, avant de prendre sa décision, laissé percer son sentiment ?

Finie la solitude, fini aussi le mystère. Et ceci nous concerne plus précisément. Nous devons nous efforcer de rendre des décisions claires. Le plaideur a le droit de savoir pourquoi il a perdu son procès. Je n’oserais affirmer qu’en l’état il le sache toujours. Quand, en matière de référé, nous le renvoyons au principal, sommes-nous bien certains qu’il nous a compris ?

Ce que le monde attend de nous, ce sont des jugements clairs, rendus dans un délai raisonnable et exécutables le plus aisément possible.

Sans doute conviendrait-il d’aller plus loin. La procédure est uniforme. Elle n’organise qu’une seule forme de procès, et c’est précisément cette forme-là qui ne convient peut-être pas à tel ou tel plaideur. Ne pourrait-on envisager des procédures d’instruction et de jugement différenciées, les unes suivant le rythme normal, les autres accélérées, les unes avec la publicité prévue par la loi, les autres avec une publicité réduite. Ne pourrait-on admettre que les parties renoncent, in limine litis, à l’appel ? La loi admet bien que les arbitres choisis puissent être institués par elles comme amiables compositeurs, excluant ainsi toute voie de recours, ce qui est beaucoup plus dangereux.

En vérité, ce n’est pas telle ou telle mesure qu’il faut promouvoir, mais tout le régime procédural, qu’il y a lieu de repenser. Comment pourrait-il en être autrement si l’on considère que notre procédure civile remonte dans son esprit et dans ses grandes lignes aux ordonnances de la monarchie et dans plus d’un point, au droit coutumier. Il en est de même des voies d’exécution dont la complication et l’anachronisme font reculer le créancier et contiennent autant de primes à la mauvaise foi.

Mais rendre la justice civile plus souple et plus efficace n’est pas régler tout le problème.

Il convient également de la rendre plus accessible à tous. Le régime de l’assistance judiciaire s’y est essayé depuis plus d’un siècle. Nul ne dira suffisamment haut la reconnaissance que la nation doit réserver aux hommes qui se sont efforcés d’ouvrir les portes de la maison aux déshérités et à tous ceux que l’on nomme les économiquement faibles, mais ces hommes savent mieux que quiconque combien le système est devenu de jour en jour plus imparfait. D’ailleurs c’est le principe même qui doit être remis en cause. Le droit à la justice n’est pas de la catégorie de ceux qui peuvent être octroyés. C’est un droit fondamental qui exclut toute apparence de paternalisme et tout aménagement arbitraire. Je sais que votre Chancellerie, monsieur le garde des sceaux, a étudié très complètement la question.

Ici encore il est urgent d’agir.

Le malaise dont souffre la justice pénale procède lui aussi d’une crise de moyens.

Le Code pénal, malgré les innombrables additions dont il a fait l’objet et qui justifieraient à elles seules une refonte complète, reste marqué de l’esprit de son temps. La protection des biens et des personnes physiques y est mieux assurée que celle des droits moraux. La meule de paille y est comptée plus cher que l’honneur. Et pourtant les droits de la personne humaine ne sont pas indivisibles et la diffamation est souvent plus redoutable et toujours plus méprisable que la violence physique. Il serait temps d’y penser.

En matière de procédure, le Code de 1958, ai-je dit, a moins innové que légalisé la jurisprudence de notre chambre criminelle. Il donne parfois l’impression de s’être arrêté à mi-chemin.

Ainsi, s’il a confié au procureur de la République la direction, au procureur général la surveillance et à la chambre d’accusation le contrôle de la police judiciaire, celle-ci reste rattachée à l’autorité administrative et, en dépit de la bonne volonté des hommes, il y a là source de confusions qui pourraient dégénérer en conflits. Il s’agit d’un problème difficile, délicat. Il serait bon de l’examiner en son entier.

La détention préventive est au centre de bien des équivoques. Elle peut engendrer des situations mal comprises par l’ensemble de la nation parce qu’elles heurtent apparemment cette règle essentielle que seul le jugement doit pouvoir disposer de la liberté des citoyens. Mais il y a en regard les nécessités de l’ordre public, et les exigences de l’instruction. Sur ce point encore les travaux entrepris doivent être poursuivis. Nous ne trouverons jamais une solution pleinement satisfaisante. Notre tâche doit être de poser des balises, bien nettes, bien visibles, pour éviter les aléas de l’interprétation, pour déchirer le rideau des formules trop vagues et permettre enfin à la chambre d’accusation d’exercer son contrôle et sa censure dans le maximum de clarté.

Mais là ne doit pas s’arrêter notre effort. On a dit souvent que les textes ne valent que par les hommes qui les appliquent. Il est donc indispensable que tous ensemble nous fassions oraison, que nous méditions, que nous prenions totale conscience du caractère redoutable de la règle pénale. S’il fait notre grandeur, il doit être aussi notre scrupule, notre tourment incessant. Négligeons les faux-semblants, les vérités apparentes, les vérités d’un instant.

Il y va de notre honneur.

Plus encore, il y va de la justice.

Immense tâche, tâche urgente, si l’on veut résoudre la crise de la justice en redonnant confiance à ceux qui ont motif valable de s’adresser à elle.

Nous devons être des juges pour les justiciables.

Nous devons être des juges pour rapprocher les hommes.

Nous devons préparer la justice nouvelle pour la nouvelle société.

Pour ce grand oeuvre chaque minute compte, et compte aussi chacun de nous.

S’il faut éviter les décisions hâtives, il faut éviter aussi que le temps soit perdu. " Morgen ist auch ein Tag ", disent les Allemands... Oui, demain aussi est un jour, mais la journée de demain risque d’être vide si nous ne la préparons pas dès aujourd’hui.

 

 

 

Discours de monsieur Adolphe Touffait, procureur général près la Cour de cassation

Monsieur le Président de la République,

Aux sentiments de gratitude respectueuse que vient de vous exprimer monsieur le premier président pour l’honneur que vous nous faites d’assister à cette audience, permettez-moi d’associer le Parquet de la Cour.

Vous êtes constitutionnellement le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire, et la magistrature constituant un corps unique, les magistrats du Parquet au même titre que leurs collègues du Siège, ensemble gardiens de la liberté individuelle, font partie intégrante de l’autorité judiciaire, c’est notre honneur qui nous trace aussi les lignes de notre devoir.

Notre devoir qui consiste dans la perpétuelle et difficile recherche d’un équilibre entre les droits et prérogatives du citoyen et les nécessités de la vie collective et de l’ordre social.

Délicate recherche, car dans les pays de liberté comme le nôtre, à tradition démocratique fortement établie, une communauté de pensée doit exister entre l’ensemble du corps social et sa magistrature, d’ailleurs nos décisions ne sont-elles pas rendues " Au nom du peuple français ".

Bien sûr, la justice n’a pas à se mettre au service des satisfactions de la foule, le droit naturel comporte des principes intangibles et le droit positif des règles que le juge ne peut transgresser sans se renier, mais il ne peut y avoir de divorce durable entre les décisions du juge et les sentiments profonds du peuple, ce qui implique que le magistrat ne doit pas être seulement un savant juriste rompu aux techniques juridiques et économiques, mais que tout en répondant aux nécessités de l’ordre public, il sache se montrer sensible et humain.

Soyez assuré, monsieur le président de la République, que nous sommes très conscients de l’ensemble de ces exigences.

Monsieur le garde des Sceaux,

Nous mesurons l’honneur que vous nous faites en rehaussant de votre présence cette audience solennelle.

Nous l’interprétons comme un témoignage de considération et la manifestation de votre volonté de marquer l’intérêt le plus authentique que vous portez à l’ensemble de cette Cour dont vous connaissez depuis longtemps l’organisation et le fonctionnement et dont vous avez toujours suivi attentivement les travaux.

Nous savons, monsieur le garde des sceaux, l’homme d’Etat que vous êtes, la grande expérience que vous avez acquise au cours d’une carrière déjà longue, ministérielle et parlementaire, et votre souci d’être toujours au courant de la pensée, des difficultés, des espoirs de vos compatriotes, nous savons l’estime en laquelle vous tenez les magistrats.

Vous portez, monsieur le garde des sceaux, beaucoup de nos espérances et nous vous assurons de notre respect et de notre entier dévouement.

Monsieur le premier président,

Vous venez de nous emmener sur les hauteurs et vos propos ont recueilli, comme toujours, notre entière adhésion. Mon rôle est plus modeste, je dois vous parler du quotidien, c’est-à-dire du bilan des travaux de la Cour, de la réforme de 1967 et de ses effets.

Messieurs,

Le Tribunal de cassation créé en 1790 pour assurer l’interprétation uniforme de la loi, n’a pas connu d’importants changements pendant plus d’un siècle et demi.

Il faut dire que le nombre de pourvois avait peu augmenté pendant plus d’un siècle :

500 en 1840 ;

700 en 1900.

Mais à partir de la Libération, la Cour de cassation a dû faire face à des sujétions toujours plus lourdes, à une tendance à saisir plus facilement notre juridiction et surtout à l’augmentation du nombre et de la complexité des problèmes qui lui étaient soumis par suite de l’évolution constante de la législation et de la réglementation que requiert notre monde en mutation :

4000 en 1946 ;

plus de 5000 en 1953 ;

plus de 6000 en 1965.

Pour s’efforcer de résoudre le problème de l’évacuation de cette marée montante des affaires, il fut demandé un travail de plus en plus harassant aux magistrats de la Cour et il fut pratiqué la politique du nombre : les postes de conseillers passèrent :

de 48 en 1936

à 63 en 1952

à 77 en 1957.

On créa de nouvelles chambres et on diminua le nombre des conseillers nécessaire pour qu’un arrêt soit valablement rendu.

Cependant, en dépit de ces créations de postes qui étaient d’ailleurs toujours insuffisantes et malgré les efforts de tous, le nombre des affaires civiles restant à juger s’élevait à 16 200 en 1955.

Sous l’impulsion de ses chefs, la Cour accéléra encore ses cadences en vue de résorber cet arriéré, mais il faut bien le reconnaître - quelques fois - au détriment de la perfection des arrêts.

Il n’était pas possible d’aller plus loin dans cette voie, car au sein même de la Cour, l’augmentation du nombre des chambres civiles et l’impossibilité d’empêcher certains chevauchements dans les matières relevant de leur compétence respective entraînaient des contrariétés de décisions qui étaient si gênantes pour la sécurité des consultations juridiques qu’un député, notre actuel garde des Sceaux, monsieur Pleven, demanda en 1962 au ministre de la Justice de l’époque, quelles mesures il entendait prendre pour faire cesser cet état de choses.

Une réforme s’imposait, elle fut réalisée par la loi du 3 juillet 1967 et plusieurs décrets d’application.

Ces textes abandonnant la politique du nombre apportent des modifications dans les structures de la cour, son fonctionnement et sa procédure.

Ils créent d’abord des conseillers référendaires qui participent aux travaux des chambres auxquelles ils sont affectés et dont le rôle esquissé dans le décret du 22 décembre 1967, doit consister, avec l’appui des substituts du Service de documentation et d’études, à préparer systématiquement les dossiers, élaborer les tables et en somme, libérer les hauts magistrats de la cour de tous les travaux préalables à la décision.

D’autres mesures procèdent du souci d’assurer l’évacuation plus rapide des affaires.

C’est ainsi qu’il a été créé une nouvelle chambre civile - sans augmentation du nombre de conseillers à la Cour de cassation - car les formations délibèrent maintenant valablement avec sept membres présents ; que l’effectif de chaque chambre n’est plus fixé de façon rigide par la loi et qu’il appartient au premier président d’en modifier la composition en fonction du volume des pourvois dont elle est saisie.

Il a été aussi prescrit une abréviation des délais impartis aux avocats et aux magistrats du siège et du parquet pour accomplir leur tâche respective.

Enfin, il a été créé des chambres mixtes et les attributions des chambres réunies ont été dévolues à l’assemblée plénière composée seulement de 25 magistrats.

Cette réforme a été mise en application le 1er janvier 1968.

C’est donc la première fois qu’il est possible de mesurer ses résultats pour une année judiciaire complète.

Disons que si quelques défauts dans les textes ont été constatés - qu’il sera d’ailleurs facile de redresser - la réforme dans son ensemble a déjà été bénéfique, bien que - et il faut le souligner - l’effet de l’abréviation des délais n’a commencé à se faire sentir que depuis quelques mois, le nombre des conseillers référendaires n’est actuellement que de 9, alors que l’effectif prévu est de 24 et qu’il n’a alors été possible d’entreprendre la préparation systématique des dossiers qu’à la 3ème chambre civile et à la chambre sociale, et enfin que nos moyens en matériel sont dérisoires et en personnel d’exécution d’une insuffisance notoire.

Sous ces réserves, constatons que le nombre des affaires évacuées a dépassé de 1 005 le nombre des affaires reçues, si bien que le total des affaires civiles restant à juger, n’est plus pour les cinq chambres civiles que de 7 860.

Ce chiffre est encore trop élevé, il devra être abaissé aux environs de 5000 pour assurer le volant normal d’alimentation des chambres civiles.

La situation de la chambre criminelle appelle des observations beaucoup plus brèves.

Le fonctionnement et la procédure sont réglés par le livre III du Code de procédure pénale ; l’instruction des pourvois est plus rapide et en dehors des périodes exceptionnelles, dont la dernière fut celle des événements d’Algérie, l’arrêt de la Cour intervient dans un délai qui généralement n’excède pas quelques mois. Les pourvois, dès leur réception au greffe de la Cour de cassation, sont confiés à un conseiller rapporteur qui, surtout lorsqu’il s’agit de détenus, procède à l’instruction nécessaire, dans le minimum de temps. L’avocat général fait preuve d’une égale diligence et la chambre est ainsi à même de statuer dans les moindres délais.

Il ne faut pas s’étonner dès lors de la stabilité relative des chiffres qui traduisent l’activité de la chambre criminelle.

Alors que le nombre des affaires reçues au cours de l’année 1966 s’était élevé à 4 150 et celui de l’année 1967 à 4 068, cette année, il est de 3 749, alors que le nombre des affaires réglées est légèrement supérieur, 3 803 et qu’il ne reste à juger que 1 522 affaires, l’équilibre de cette chambre est ainsi réalisé grâce aux efforts persévérants de ses membres et les pourvois en matière criminelle sont jugés dans les délais normaux.

La question de l’existence des divergences de jurisprudence, négation même de la fonction régulatrice de la Cour, est préoccupante, mais elle commence à recevoir un début de solution.

D’abord, avec ses nouveaux pouvoirs, monsieur le premier président a pris le soin de grouper les matières de même nature dans une même chambre et la constitution de ces blocs de compétence les évitent en grande partie, ensuite, la création cette année d’un poste d’avocat général va permettre à monsieur le premier avocat général de jouer à plein un de ces rôles primordiaux : s’attacher à mettre en oeuvre les moyens pour ramener l’unité des vues divergentes.

Enfin, la possibilité de renvoyer, par une procédure souple, devant la chambre mixte, formation légère, les affaires posant une question de principe ou relevant des attributions de plusieurs chambres ou lorsque leur solution est susceptible de causer une contrariété de décision, a permis de mettre fin à des conflits regrettables et d’obtenir des modifications importantes de jurisprudence.

C’est ainsi, par exemple, que la chambre mixte a répondu à trois questions importantes par leur actualité et la fréquence avec lesquelles elles se posent.

Celle de l’éligibilité du délégué du personnel qui, licencié irrégulièrement s’est vu interdire l’accès de l’entreprise. Celle, pour le transporté bénévole, de pouvoir invoquer contre celui qui le transporte la présomption de responsabilité de l’article 1384 du Code civil. Et enfin l’application dans le temps des dispositions nouvelles du Code de procédure pénale pour la durée de la prescription de l’action civile, spécialement à l’action en réparation de l’aggravation du préjudice subi par une victime déjà indemnisée sous l’empire du Code d’instruction criminelle.

Quelle que soit la fonction occupée par les membres de cette cour : présidents, conseillers, avocats généraux, conseillers référendaires, substituts du Service de documentation et d’études, tous ont pleinement conscience de la nécessité de régler, le plus rapidement possible, dans toute la mesure compatible avec l’exercice de la haute mission qui leur est confiée, le jugement des pourvois, car ils savent qu’un procès est une cause de trouble, une perte de temps et une dépense improductive.

Aussi au vu de ces résultats et du travail persévérant de tous, la Cour de cassation peut-elle envisager l’avenir avec confiance, si les réserves dont nous avons fait état sont levées dans des délais raisonnables.

Il m’appartient, maintenant, d’attirer votre attention sur une innovation du décret du 22 décembre 1967, portant application de la loi du 3 juillet.

L’article 12 de ce décret reprend une disposition de la loi de 1947 prescrivant qu’il sera fait rapport de la marche des procédures suivies devant notre cour et de leurs délais d’exécution. Il contenait presque exclusivement les statistiques de la cour, assorties de quelques observations.

Une seule modification est apportée par le nouveau texte, ce rapport doit être adressé à monsieur le garde des sceaux et non plus, comme le prescrivait la loi de 1947 à monsieur le président de la République ; ce changement de destinataire a été motivé par une modification constitutionnelle relative au Conseil supérieur de la magistrature qui n’a plus dans ses compétences, l’administration des tribunaux judiciaires, passée sous la responsabilité du ministre de la Justice.

Mais il ajoute un article 13 qui prévoit que les chefs de cette cour peuvent appeler l’attention du garde des Sceaux sur les constatations faites par la Cour à l’occasion de l’examen des pourvois et lui faire part des améliorations qui leur paraissent de nature à remédier aux difficultés constatées.

Connaissant la force des précédents, nous avons voulu, pour la première année où ce rapport est déposé, lui donner la très grande importance que nous estimons qu’il mérite.

Dans ce rapport nous dressons une vue d’ensemble des travaux de la Cour et nous en tirons les enseignements.

Nous avons écarté la méthode consistant à passer en revue la jurisprudence, chambre par chambre, ce qui aurait pu donner l’impression d’une hiérarchie entre les chambres qui n’est pas conforme à la réalité.

Nous avons retenu celle qui en partant de l’individu et du prolongement humain que constitue pour lui la famille, traite ensuite de ses rapports avec ses concitoyens et la société.

Ce sont dans six chapitres :

- droit de la personnalité et de la famille ;

- droit du travail et des relations sociales ;

- droit des relations économiques ;

- droit de la propriété ;

- droit de la responsabilité ;

- droit pénal,

qu’on mesure l’ampleur de la tâche de la Cour de cassation, l’importance des questions sur lesquelles elle se prononce, le courant des idées qui l’anime.

A ce propos, et contrairement à beaucoup d’idées préconçues, admises sur l’esprit de conservatisme de notre cour, il se dégage de sa lecture que vous savez corriger votre doctrine et abandonner des jurisprudences plus ou moins anciennes quand il apparaît que l’évolution du droit, des moeurs, appelle de tels revirements.

Nous attachons une grande importance à ce rapport qui, sous un volume restreint, fera connaître à toutes les juridictions, à tous les praticiens, l’ensemble de la jurisprudence de la Cour de cassation pendant une année et leur permettra de suivre la formation de sa jurisprudence et les raisons de son évolution.

Mais aussi, il répond aux voeux formulés par monsieur le président de la République, il y a quelques jours, dans une autre enceinte où il souhaitait voir rechercher sans complaisance des simplifications aux législations et aux réglementations en vigueur et, par voie de conséquence, à la vie quotidienne des citoyens.

En effet, dans ce rapport, nombreuses sont les matières à propos desquelles nous signalons des lacunes de la loi, ou son dépassement, ou son iniquité, et pour lesquelles nous suggérons un remède à son obscurité ou à son insuffisance.

Nous souhaitons que ce rapport soit l’amorce d’une collaboration entre l’autorité judiciaire d’une part, et le pouvoir exécutif d’autre part, dont tout permet d’espérer qu’elle sera féconde et à laquelle, en tout cas, nous sommes prêts à consacrer nos meilleurs efforts.

Ce rapport est une oeuvre collective due au travail et aux réflexions notamment des présidents et des avocats généraux de chaque chambre, mais il est bon que je souligne publiquement que la cheville ouvrière en a été monsieur le premier avocat général.

Enfin, dans le cadre des innovations, dans le but de faire tomber les cloisons trop étanches existant entre la Cour de cassation et les cours d’appel, le procureur général a pris l’initiative d’envoyer des circulaires - communiquées à la Chancellerie - pour rappeler l’obligation de l’application des prescriptions légales sanctionnées par la Cour de cassation.

Si notre présent est plein du passé, il doit aussi s’ouvrir sur l’avenir.

Nous sommes entrés dans l’ère des ordinateurs et la magistrature tout entière est concernée directement par ces nouvelles techniques qui s’appliquent déjà à la recherche des malfaiteurs, au traitement des contraventions et s’appliqueront demain aux statistiques, à la sociologie juridique, au casier judiciaire, au casier d’ivresse, aux enquêtes pénales et à l’informatique juridique.

C’est ce dernier problème qui intéresse au premier chef la Cour de cassation.

En effet, en raison de la mouvance de la législation (songez que la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales a été modifiée onze fois depuis sa promulgation) et de l’abondance de notre jurisprudence, peu de juristes même spécialisés, peuvent avec sécurité donner une consultation juridique.

D’où la nécessité du traitement systématique de la documentation par les moyens techniques qui doivent permettre aux juristes d’appréhender immédiatement - et sans risque d’omission - le dernier état de la jurisprudence.

Mais qui peut mieux mettre en mémoire tous les arrêts de la cour que les conseillers référendaires assistés des magistrats du Service de documentation et d’études, sous l’autorité du premier président et du conseiller qu’il désigne pour assurer la direction de ce service et ce d’autant plus que les analyses qu’ils élaborent sont soumises à la censure des conseillers rapporteurs.

L’ordinateur se nourrit d’abstracts qui doivent être chargés de toute l’information contenue dans la décision, mais rien que cette information sans la déformer.

Le rôle du Service de documentation et d’études composé d’analystes permanents, expérimentés, formés à cette tâche, épaulés par les conseillers référendaires qui vivent le délibéré et connaissent les nuances, le sens et la portée des arrêts rendus - apparaît dès lors essentiel dans cette entreprise.

L’analyse doit donc émaner de la source même de l’information à mémoriser sous peine de silences, de bruits, d’erreurs.

Et au-delà de la Cour de cassation, notre souhait est que la collecte et l’analyse de la jurisprudence judiciaire, soient confiées en liaison avec notre Service de documentation à des magistrats des cours d’appel dont émane la décision et qui auront été formés à cette technique.

Il est bon qu’on sache que nos traditions de travailler dans le silence, notre habituelle et nécessaire réserve ne nous éloignent pas de ces problèmes d’actualité que " nous ne sommes pas insensibles aux grandes mutations et aveugles aux lumières " et qu’au contraire nous sommes si attentifs à ces questions que 51 présidents, conseillers et avocats généraux de cette Cour ont demandé à participer à une série de conférences sur l’informatique du 13 au 17 octobre prochain organisées par le Centre d’études pratiques en informatique et automatique émanant de l’I.R.I.A. et que les conseillers référendaires et les substituts du Service de documentation et d’études suivront dans les mêmes temps un stage d’une semaine au centre de Rocquencourt.

Et si nous sommes sensibilisés à ces problèmes, c’est que nous sommes persuadés que l’emploi de ces nouvelles techniques améliorera nos travaux en rapidité et en sécurité et qu’il nous aidera encore à mieux remplir notre mission car nous savons que notre haute juridiction n’a de sens que si sa jurisprudence est adaptée aux besoins des citoyens et du monde industriel et commercial et si ses décisions sont rendues dans des délais aussi brefs que possible.

Voilà, monsieur le Président de la République, monsieur le garde des Sceaux, monsieur le premier président, messieurs, le tableau que l’on peut dresser de la Cour de cassation au début de l’année judiciaire 1969-1970 et de ses perspectives d’avenir.

Ils étaient là hier, assis dans leurs fauteuils.

Ils ont disparu à jamais, ils ont été un moment de notre Cour, comme nous le serons nous-mêmes.

Aujourd’hui, nous essaierons de les faire revivre un instant avec de pauvres mots ; si j’avais pu vous apporter un peu de la terre, un peu du vent, un peu des êtres qu’ils ont aimés, peut-être vous aurais-je mieux fait sentir les hommes que vous avez connus. Mais je n’ai pas la prétention d’avoir forcé l’incommunicable secret qui enferme chacun de nous et nous savons ce que ces éloges peuvent avoir d’académique, malgré toute l’amitié, l’affection que nous portons à nos collègues.

Aussi, je me suis souvent posé la question - comme vous - de savoir si ces fastes judiciaires, ce cadre, nos propos n’étaient pas dépassés à notre réaliste époque et si leur seul résultat n’était pas de faire perdre un temps précieux dans ce monde pressé aux personnalités qui nous honorent de leur présence, surchargées de travail, de soucis et de contribuer à maintenir dans l’esprit de certains que nous sommes mal adaptés à résoudre les problèmes du siècle.

Si l’on ne retient que l’apparence, peut-être répondrions-nous par l’affirmative à cette question, mais il n’est pas sans signification profonde que l’humanité ait toujours honoré ses morts et, en maintenant cette tradition, ne manifestons-nous pas, dans ce monde dur, que nous restons un refuge de l’humanisme dont nous ne pouvons nous séparer sous peine d’être amenés à rendre des décisions qui ne seraient que techniques, détachées de la nature humaine.

D’autre part, se pencher quelques instants sur la vie de nos collègues, n’est-ce pas - non seulement tracer leur histoire - mais aussi celle de notre Compagnie et au-delà, l’histoire, en partie même de la nation, quand certains conflits dont ils ont eu à s’occuper les mettaient dans la nécessité d’examiner les événements publics et, par là même, de nous faire réfléchir sur la continuité, les caractères et, disons-le, les vertus de notre groupe, de prendre une conscience plus claire de ce que nous avons en commun et méditer sur notre profession.

Jugez-en vous-mêmes.

Monsieur Jacques-Bernard Herzog

Par une maussade matinée de l’été 1968, plusieurs d’entre nous jetions pieusement une dernière fleur sur le cercueil de celui qui venait d’être terrassé par une crise cardiaque dans la force de l’âge.

Jacques-Bernard Herzog avait 53 ans.

Avec lui s’en allaient toute la générosité du coeur, les séductions de l’esprit, la curiosité intellectuelle, la science ; et cette assistance bouleversée, muette, mesurait la douleur des siens, sa propre peine, et la perte que subissait, dans ce mauvais jour, notre cour.

Car rarement vie si courte, fut plus active, plus remplie, plus pleine, plus riche.

Ses brillantes études secondaires et supérieures à Paris d’abord ; à Toulouse ensuite - en raison de l’Occupation - sa maîtrise des idées générales, ses dons innés à appréhender les problèmes par leur côté le plus élevé, à discerner les difficultés vraies de celles qui ne sont qu’apparentes, sa puissance de travail, l’y avaient préparé.

Ses études de droit avaient été couronnées en 1942 par un premier prix avec éloge pour sa thèse " Le droit jurisprudentiel et le tribunal supérieur en Espagne - Essai sur les conditions de création du droit par la juridiction de cassation ", dans laquelle perçaient ses dispositions pour les études comparatives.

Il faut dire que dès 1936, il s’était inscrit à l’Institut de droit comparé, montrant ainsi sa maturité d’esprit en s’intéressant, dès sa licence, à une discipline qui, en général, n’attire que des juristes déjà confirmés.

La qualité de sa thèse devait le conduire facilement à l’agrégation, vers laquelle le poussaient tous ses professeurs. Il possédait d’ailleurs au plus haut point le sens pédagogique et le goût de la démonstration juridique.

Après l’occupation de la zone libre, son ardent patriotisme le fait entrer dans la Résistance.

Recherché par la Gestapo de Toulouse, il veut rejoindre les armées de la France Libre et, le 9 octobre 1943, avec quelques jeunes gens et des passeurs, s’engage dans l’aventure périlleuse du franchissement des Pyrénées.

Il perd contact avec son groupe et pendant quatre jours et trois nuits, seul, sans nourriture, sans abri, il erre dans les champs de neige avec les pieds gelés. Il est enfin découvert ; mais en raison de la gangrène qui le ronge, il est conduit avec trop de retard à l’hôpital de Sarragosse où on l’ampute de la moitié du pied gauche et d’un orteil du pied droit.

Puis c’est enfin le départ pour Alger.

Mais s’il a gagné la liberté, il a perdu son espoir de combattre l’ennemi dans les forces armées, il continuera donc le combat sous une autre forme.

Monsieur René Mayer, commissaire aux Communications et à la Marine marchande du Comité français de libération nationale, le fait entrer au cabinet du commissaire à la Justice, monsieur François de Menthon, où il devient l’adjoint du directeur du cabinet, monsieur Paul Coste-Floret. Jacques-Baptiste Herzog a décrit cette entrevue : " Paul Coste-Floret me demanda si j’étais intéressé par le droit pénal. Je lui avouais que je n’avais à peu près rien retenu de l’enseignement que j’en avais reçu au cours de mes études de licence. Il me répondit qu’il me faudrait l’apprendre. C’est ainsi que je suis devenu magistrat parquetier et, pour autant qu’on veuille bien me reconnaître cette spécialité, criminaliste ".

Cette conversation fut la préface d’une amitié de vingt-cinq ans que n’obscurcit jamais le moindre nuage et lorsque Paul Coste-Floret assuma des responsabilités ministérielles, il en fit son collaborateur le plus direct qui lui apporta dans cinq ministères non seulement la collaboration d’un technicien hors de pair ouvert à toutes les disciplines, mais encore, disait le ministre, une grande patience amicale.

A Alger, Jacques-Baptiste Herzog assuma notamment les fonctions de secrétaire de la Commission interministérielle des crimes de guerre et rédigea, avec les conseils de monsieur René Cassin, président du Comité juridique d’Alger, l’ordonnance du 28 août 1944 sur les crimes de guerre.

Puis, Paris libéré, il travailla à la Chancellerie, au cabinet du ministre de la Justice de la Libération, monsieur de Menthon.

C’est là que je fis sa connaissance. Je fus tout de suite impressionné par sa distinction naturelle, son regard chaleureux, son sourire légèrement ironique, son intelligence subtile, lucide, le charme de sa parole élégante, précise, sa vaste culture, sa facilité à comprendre et à expliquer.

Il était affamé de connaître la dernière année d’occupation, je ne l’étais pas moins de savoir ce qui s’était passé à Alger et à Londres. De ces conversations naquit une amitié fraternelle qui ne cessa jamais et je suis fier d’avoir signé avec lui plusieurs articles de doctrine sur le droit pénal, financier ou économique ; je regrette que nous n’ayons pu qu’effleurer la mise à jour du livre " Délits et sanctions dans les sociétés anonymes ", que leurs auteurs, messieurs Patin et Rousselet, avaient bien voulu nous demander.

Au début de 1945, renonçant à la carrière de professeur, il demanda à être intégré dans la magistrature, mais ma surprise fut grande d’apprendre par lui qu’il n’était proposé - bien qu’agrégatif - qu’à un poste de deuxième classe. Il aurait pu et même dû traditionnellement être nommé de première classe, mais aucune remarque, aucune comparaison avec d’autres nominations moins discrètes ne le firent entreprendre la moindre démarche auprès de ses collègues du cabinet ou même de son ministre dont il avait l’accueil direct.

C’est ainsi qu’il fut nommé juge à Montargis, expliquant qu’il ne se désintéressait pas de sa carrière, mais qu’il voulait mériter son avancement par son travail de magistrat et non par ses activités de résistant et ses blessures. C’était un des traits de son caractère, peu connu d’ailleurs, je pense même que c’était une de ses règles de vie et alors qu’il fut appelé par la confiance, outre celle de monsieur Paul Coste-Floret, de messieurs de Menthon, Champetier de Ribes, Edgar Faure, comme membre de leurs cabinets, jamais il ne sollicita une promotion due à l’exercice de ses fonctions dans un cabinet ministériel, et il revint toujours à chaque changement de gouvernement au poste et au grade qu’il occupait antérieurement.

Mais les circonstances firent qu’en août 1945, monsieur François de Menthon qui venait d’accepter le poste de procureur général français auprès du Tribunal militaire international des grands criminels de guerre, lui demanda d’entrer dans la délégation qu’il constituait.

Jacques-Bernard Herzog accepta d’enthousiasme et l’ironie du sort faisait que juge de deuxième classe, il commençait sa carrière comme membre du ministère public de la première juridiction pénale internationale composée des meilleurs juristes du monde.

Il fallait d’abord rédiger l’acte d’accusation. Il en fut chargé pour la France avec monsieur le professeur Gros et monsieur Habib Deloncle. Il aurait souhaité y traduire sa conviction que la mission incombant à la justice pénale internationale était essentiellement de sauver l’honneur de la civilisation en condamnant les dirigeants nazis responsables d’avoir utilisé des méthodes criminelles dans la poursuite de leurs fins politiques et dans la conduite des hostilités.

Il estimait que juger les chefs de l’hitlérisme en tant que criminels de guerre et en raison des atteintes à la personne humaine aurait contenté le besoin de justice des peuples.

Mais les Américains insistèrent pour que la notion de complot devienne le premier chef de prévention, notion qui pouvait apparaître comme antinomique de la dictature et fournit à la défense matière à d’habiles dissertations.

Dans le déroulement du procès, il reçut la mission d’établir le dossier du travail obligatoire en France et dans les pays de l’Europe occidentale et de le présenter à l’audience du tribunal de Nuremberg, selon la procédure retenue avec notamment " l’examination " et la " crossexamination ", méthode procédurale très éloignée de la nôtre.

Il fut le premier des Français à intervenir à l’audience et ce n’est pas sans une certaine appréhension que ses collègues vinrent l’écouter.

Mais Jacques-Bernard Herzog avait parfaitement assimilé les méthodes de travail de nos alliés. Il présenta les faits d’une manière rationnelle appuyée par des documents pertinents qu’il commenta avec brio et efficacité.

Il se montra également remarquable dans l’épreuve difficile du contre-interrogatoire de Sauckel, responsable allemand de la main-d’oeuvre, qui plaidait non coupable. Il sut démontrer, titres à l’appui, la participation active de cet accusé aux menées policières et aux menaces politiques exercées en vue du recrutement forcé des travailleurs, ainsi que son recours à la Gestapo et aux S.S. et Sauckel accablé par cette démonstration implacable s’exclama : " Je suis atteint au plus profond de mon âme par les crimes révélés au cours de ce procès ".

 

Le plus jeune membre du ministère public français s’était montré l’égal des meilleurs représentants étrangers rompus à cette procédure et grâce à son talent, assit, dès le début du procès, l’autorité de toute la délégation française.

Sa participation au procès de Nuremberg ne fut pas un simple épisode de la carrière de Jacques-Bernard Herzog, elle devait le marquer profondément et avoir une grande influence sur ses idées concernant l’élaboration d’une éthique des relations entre Etats par la voie du droit international pénal.

Il les a laissé mûrir pendant vingt ans, les confrontant avec les faits, réaliste, sans illusion, mais avec espoir, consacrant ses loisirs, les vacances de ses dernières années - je le vois encore dans sa chambre de la maison des magistrats de Saint-Cast y travaillant - pour les exposer dans un livre remarquable, à peine achevé : " Nuremberg, un échec fructueux " dont la piété de ses amis assurera la publication.

Après cette prise directe avec un moment de l’histoire, il fut délégué au parquet de la Seine où il fut finalement nommé substitut en novembre 1956.

Etant donné sa valeur, il fut affecté quasiment immédiatement à la section financière du Parquet, il se familiarisa avec une facilité étonnante avec le droit des sociétés, celui de la construction, la législation économique et fiscale et très vite, lui furent confiées les affaires les plus délicates, les plus complexes, les plus difficiles.

Il perfectionna une pratique de présence du Parquet à l’instruction, d’entretiens avec les experts, les conseils des parties, il vivait l’affaire au jour le jour, la portant en lui et la réglant apparemment sans effort, les arguments s’enchaînant dans une démonstration exhaustive.

Il faut lire ses réquisitoires définitifs tels que ceux de Laure Dissard ou du C.N.L. qui resteront des modèles du genre.

Il fallait aussi l’entendre à l’audience, clair, précis, rigoureux, d’une grande honnêteté, mais son impitoyable dialectique n’oubliait cependant jamais l’inculpé qu’il avait devant lui, prenant le soin de requérir l’application de la loi en fonction de chaque situation humaine.

Mais si une partie avançait une argumentation incertaine, la réplique partait sèche, incisive, décisive et personne n’avait plus le goût de faire rebondir le débat.

Substitut général à Paris en septembre 1963, il accueillit sa nomination de procureur général à Besançon, en 1965, avec joie ayant le goût des responsabilités.

Cette cour d’appel accueillit avec déférence et fierté ce magistrat parisien, si riche de dons, précédé de la plus prestigieuse réputation.

Il est immédiatement le procureur général de son ressort informé de tout, partout présent, imprimant à tous ses parquets une impulsion efficace par circulaires ou instructions particulières. Et quand, deux ans après, il est nommé à la Cour de cassation, ce sont des regrets unanimes qu’il emporte, ses chefs de parquet lui ayant voué un total attachement, assurés qu’ils étaient de trouver auprès de lui, l’attention personnelle, la suggestion éclairée, la clarté des décisions, le soutien de son autorité.

La chambre criminelle l’avait réclamé avec insistance, elle se préparait à lui confier rapidement les dossiers de droit financier et de droit fiscal, elle savait avec quel talent il dominait ces matières arides et pour ceux qui le connaissaient mal, il leur aurait suffi de lire cet essai étincelant sur la nouvelle loi sur les sociétés de 1966 intitulé " Rêveries d’un pénaliste solitaire ", pour s’en convaincre.

Mais quand nous le vîmes arriver, nous comprîmes, le coeur serré, que l’irréparable était engagé.

Il réclama des dossiers, sa conscience professionnelle était telle qu’il était préoccupé de ne pouvoir les rapporter immédiatement et inquiet des réactions de son président.

Hélas ! Il ne les a jamais rapportés et nous le pleurons.

Nous pleurons le magistrat rempli de la grandeur et de la difficulté de sa mission.

Nous pleurons le juriste qui écrivit de nombreuses rubriques, pour une nouvelle édition du répertoire de droit pénal d’une grande encyclopédie juridique, auxquelles toute étude, toute note, toute consultation sérieuse sur ces matières ne peut manquer de se référer.

Il écrivit d’innombrables articles de doctrine ou de jurisprudence sur des questions de droit civil, de droit pénal, de droit international pénal, de droit comparé.

Tous ces écrits, assortis de nombreuses références et de documentation puisées aux meilleures sources françaises et étrangères, sont caractérisés par une remarquable probité scientifique qui le portait à ne rien affirmer qu’il n’eût préalablement vérifié et qu’il ne fût en mesure de justifier. Son plan rigoureux, la netteté de l’exposé, la solidité et la rigueur de l’argumentation, la sûreté de la langue juridique, son style clair et concis contribuaient à la perfection de son travail.

Aussi, son renom de juriste, sublimé par les vertus de l’homme, était-il largement répandu, c’est en raison de ses qualités qu’il était réclamé dans de nombreux congrès ou colloques internationaux, qu’il participait de manière active aux travaux de la Société de législation comparée, de la Fondation internationale pénale et pénitentiaire, qu’il devint secrétaire général adjoint de l’Association internationale de droit pénal, secrétaire général de la Société internationale de défense sociale, secrétaire général de l’Institut de droit comparé de l’université de Paris.

Ses connaissances linguistiques le portèrent à étudier plus particulièrement les systèmes de l’Amérique latine et il suivait attentivement le développement de ces législations en pleine évolution. Ses affinités avec les juristes ibéro-américains firent qu’il fut choisi comme membre associé de l’Institut de biotypologie criminelle de Sao-Paulo, de la Société brésilienne de criminologie, de l’Institut de criminologie de Buenos-Aires et qu’il devint rapporteur général de la section ibéro-américaine de la Société de législation comparée.

Il était un précurseur, un de ces hommes rares qui montrent le chemin.

Tant de travail, tant de talent, tant de courage lui ont valu, en outre, de nombreuses décorations françaises et étrangères.

Officier de la Légion d’honneur, Croix de guerre avec palme, médaille de la Résistance, médaille des évadés, officier de la Santé publique, chevalier des palmes académiques. La Belgique, le Vietnam, le Laos, le Cambodge, les pays d’Amérique latine ont reconnu ses mérites en lui attribuant leurs plus hautes distinctions honorifiques ou leurs diplômes scientifiques les plus recherchés.

Nous pleurons l’ami. Sa délicatesse, sa générosité, sa serviabilité, sa loyauté lui ont valu beaucoup d’amitié et d’affection et je n’en veux pour preuve que cette exceptionnelle manifestation du 7 mars dernier lors de l’assemblée générale de l’Association des magistrats résistants où monsieur le premier président Aydalot, messieurs les présidents Ancel, Rolland, messieurs les conseillers Boucly, Gagne, monsieur l’ancien ministre Paul Coste-Floret, rappelant chacun une facette de sa personnalité, de sa carrière, de ses travaux, vinrent nous dire avec émotion, sensibilité, leur peine, leur tristesse d’avoir perdu cet ami admirable.

Je mêle ma voix aux leurs, je pleure l’ami fraternel qui avait bien voulu me donner son affection, m’associer à certains de ses travaux, et m’ouvrir la porte de son foyer si chaleureux, si uni.

Nous le pleurons avec les siens. Nous le pleurons avec sa mère.

Nous le pleurons avec vous, madame, avec vous, Daniel, Marie-Hélène, Alain.

Monsieur Marcel Pihier,

Le 19 septembre 1968 décédait monsieur Marcel Pihier. Il était âgé de 76 ans ; toute sa vie professionnelle avait été consacrée à l’application du droit pénal.

Il avait fait toutes ses études secondaires et supérieures à Paris. Inscrit en 1919 en qualité d’attaché au Parquet de la Seine, il s’était fait très apprécier par ses chefs dans toutes les sections où il avait été affecté, ce qui devait rapidement servir sa carrière.

Deux ans après, il passait l’examen d’entrée dans la magistrature, un des examinateurs notait qu’il se présentait d’une façon un peu ingrate, qu’il exposait bien, qu’il connaissait son sujet, mais qu’il n’avait aucun agrément de parole, d’expression ou de diction.

La conclusion s’imposait, il n’était pas recommandé de le nommer au Parquet.

Reçu, il eut une déception quand il apprit qu’il n’était pas nommé dans ce qu’on appelait à l’époque, le grand ressort, celui de Paris.

Il fut désigné pour exercer les fonctions de juge suppléant à Evreux.

Mais au lendemain de la guerre de 1914-1918, le recrutement de la magistrature, déjà, était difficile ; d’autre part, beaucoup d’excellents et jeunes magistrats avaient été tués et les chefs de la Cour d’appel de Paris cherchaient un juge d’instruction pour le tribunal de Chartres.

Ils exposaient leurs difficultés au garde des sceaux.

" Aucun des deux juges titulaires, écrivaient-ils, ne se trouve en situation de remplir les délicates fonctions de l’instruction. Si votre choix de nomination pouvait se porter sur monsieur Pihier nous serions très satisfaits car ce jeune magistrat a déjà manifesté ses qualités d’intelligence et de grande maturité d’esprit au parquet de la Seine ".

C’est ainsi que monsieur Pihier entra dans le ressort de Paris en qualité de magistrat instructeur à Chartres.

Il exercera pendant vingt-trois ans les fonctions de juge d’instruction à Pontoise, à Versailles, puis à Paris.

Avisé, prudent, tenace, mesuré, d’une grande finesse, possédant à fond la technique de l’instruction, il a mené à bonne fin d’innombrables informations.

Célibataire, vivant chez sa mère, ayant une vie personnelle très retirée, toujours seul, ne sortant que rarement, il consacrait tout son temps à sa profession. Aussi ses instructions étaient-elles menées avec une grande diligence.

Le 3 juin 1944, il est nommé conseiller à la Cour d’appel de Paris.

Dès la Libération, il est affecté à la présidence de la section de la Cour de justice du département de Seine-et-Oise qui comprenait trois chambres.

Il se dépensa sans compter et avec bonheur dans l’organisation de cette section qui se révéla très lourde.

Il présida avec beaucoup de compétence, d’autorité, d’humanité, de nombreuses affaires importantes et délicates de collaboration.

Cette réussite lui valut de se voir confier la présidence d’un tribunal militaire interallié siégeant dans notre zone d’occupation, à Baden-Baden, et chargé de juger Roeschling, un des plus grands industriels allemands poursuivis du chef de crimes contre la paix : de préparation et conduite de la guerre d’agression, de crimes de guerre.

Notre collègue se révéla sensible au décorum : il circulait dans une voiture Horsch imposante qu’on disait avoir appartenu à Goering, et avant la première audience, il tint à passer en revue des troupes françaises dont, notamment, un escadron de Spahis magnifiques sous leurs turbans et burnous blancs, ceinturés de rouge, sabre au clair. Il tenait à souligner ainsi l’importance de l’affaire qui allait être jugée et à rendre la population attentive à un procès se déroulant sous le contrôle complet de l’opinion publique. La procédure employée fut la procédure accusatoire anglo-saxonne. L’affaire dura quarante-neuf audiences dont il assuma la présidence.

Sa longue pratique de l’instruction lui permit de présider avec beaucoup d’autorité et de méticulosité, comme le veut cette procédure.

Se montrant très strict pour la crédibilité accordée aux moyens de preuve, il rejetait facilement le document proposé s’il ne présentait toute garantie d’authenticité, ou une question si elle ne se rapportait pas directement aux faits.

Rentré à Paris, il siégea à la chambre financière de la Cour d’appel et assura, en outre, la présidence des assises en province et du tribunal militaire permanent.

Il regrettait de voir les privilèges des présidents d’assises énumérés dans un décret du 6 juillet 1810 qu’il connaissait très bien, tomber en désuétude et s’il ne requérait pas une garde d’honneur devant sa porte, il exigeait d’être logé à " l’hôtel préparé par notre ministre de l’Intérieur ".

Il lui était confié les affaires les plus délicates de la compétence des tribunaux militaires et c’est ainsi qu’il dirigea les débats de l’affaire de l’ambassadeur Abetz, marquée par une déposition vigoureuse du président Paul Reynaud, mettant à nouveau en valeur ses qualités d’autorité et de maîtrise de président.

Ses chefs de cour pouvaient écrire : " monsieur Pihier peut prétendre à être nommé président de chambre, prétention justifiée par sa grande valeur professionnelle dont il a fait preuve tant dans ses fonctions à la cour que dans les missions délicates et souvent ingrates qui lui ont été confiées ".

Monsieur Pihier fut nommé président de chambre, le 20 décembre 1950 ; rompu aux fonctions de président, sa réussite fut complète et, le 25 octobre 1954, il fut nommé à votre cour et affecté naturellement à votre chambre criminelle.

Excellent collègue, agréable de rapport, très cultivé, à l’intelligence " ornée ", avait écrit l’un de ses présidents, il manifestait sa perplexité par une légère caresse du nez et ce stimulant aidant, sa grande finesse lui suggérait la solution satisfaisante au problème complexe qui lui était soumis. Son influence à la chambre criminelle fut grande, notamment, lors de la modification de la jurisprudence relative à la théorie de la peine justifiée, lors de l’application du nouveau Code de procédure pénale, en 1959.

C’est sous son impulsion, soutenue par son président, monsieur Patin, qu’elle put être adoptée en faisant valoir qu’il est fâcheux pour la répression qu’en considération d’intérêts secondaires, on annule à grands frais et on retarde la solution définitive au détriment souvent du plus digne d’intérêt : la victime.

Monsieur Pihier prit sa retraite en 1964, toujours secret et discret, il ne revint plus parmi nous, mais quand on avait l’occasion de le rencontrer, il aimait nous dire le souvenir attachant qu’il gardait de l’exercice de ses fonctions.

Que sa famille sache que nous gardons de lui un souvenir ému et fidèle.

Monsieur Henry Corvisy

C’est aussi en septembre 1968 que monsieur le conseiller honoraire Henry Corvisy nous a quittés. Chacun de ceux qui l’avaient connu évoquèrent cette haute silhouette, mince, très droite, bien prise dans un vêtement ajusté, de coupe militaire, sanglé à la taille. Sa main droite légèrement déformée portait une longue estafilade due à une blessure de guerre. Il faisait penser irrésistiblement à un officier de cavalerie, vif, nerveux, fumant continuellement la pipe. Sa conversation était toute orientée vers l’histoire militaire, ses institutions, sa discipline, ses costumes ; il pouvait décrire l’uniforme d’un lancier ou d’une garde française du dix-huitième siècle, ses brandebourgs, ses parements, ses ganses, le nombre de boutons de la tunique et leur disposition. L’élégance militaire qu’il apportait à sa tenue n’était que le reflet de celle qu’il adoptait dans ses propos et qui correspondait à une grande culture historique.

Il était assidu du Cercle militaire où il pouvait rencontrer des auditeurs intéressés et des interlocuteurs éclairés.

Cet amour, cette passion des choses militaires, il les tenait de son passage aux armées pendant la guerre de 1914-1918.

Né en novembre 1893, il atteint l’âge d’homme juste à la déclaration de la guerre de 1914. Il est incorporé au 20ème dragon comme cavalier de deuxième classe. Dès le mois d’août 1914, il est engagé sur la frontière et participe aux premières qui seront aussi les dernières charges de cavalerie. Puis du vent des courses meurtrières, il passa à la guerre enterrée des tranchées et fit toute la guerre dans les unités combattantes.

Soldat d’un courage tranquille, sa bravoure lui valut d’être nommé brigadier, maréchal des logis, sous-lieutenant et enfin lieutenant au 4ème cuirassier à pied.

Gazé, cinq fois blessé, dont une fois très grièvement lors de l’offensive générale d’octobre 1918, à la tête de sa compagnie, trois fois cité, il avait été décoré sur le front des troupes, de la Croix de guerre avec palmes et de la Légion d’honneur.

A 25 ans, il était l’un des plus jeunes chevaliers de la Légion d’honneur et l’on ne peut qu’admirer sans réserve le courage du soldat qui lui avait valu à cet âge notre plus haute distinction honorifique.

Dès sa démobilisation, en 1919, il se fait inscrire en qualité d’attaché au Parquet de Limoges, ville ou son père est professeur de sciences ; il prépare une licence d’histoire, passe avec succès le concours de la magistrature et est nommé titulaire au ministère de la Justice, affecté à la direction criminelle.

Très cultivé, pratiquant le grec et le latin à livre ouvert, humoriste à froid, pratiquant le paradoxe, pittoresque, aimant la plaisanterie, il franchit normalement tous ses grades : rédacteur, sous-chef de bureau, chef de bureau, entouré de la sympathie de ses collègues. Puriste, il faisait passer des notes de service dans ce style : " Parmi les lois dont la stricte observation s’impose à tous les bons citoyens, figure tout d’abord celle de la langue française. Aussi serais-je heureux que messieurs les rédacteurs voulussent bien obéir aux règles de la grammaire et tout particulièrement à celle de la concordance des temps ".

Les séquelles de ses blessures l’obligent à prendre un congé de maladie de 1934 à 1937 et, quand éclate la guerre de 1939, il veut cependant s’engager : " On ne fait jamais assez pour la France ", répétait-il, mais son état de santé le maintient dans son service de chef de bureau à la Chancellerie.

Les heures noires de la défaite sonnent ; le gouvernement de Vichy fait peau neuve, écarte les directeurs de la troisième République et en choisit d’autres dans lesquels il estime pouvoir placer sa confiance.

Monsieur Corvisy était de philosophie maurrasienne, sympathisant avec les adeptes de l’Action française, connaissant Alibert. Le 22 septembre 1940, il est nommé sous-directeur des Affaires civiles et du Sceau, puis délégué à Paris en qualité de représentant du garde des Sceaux en zone occupée, et enfin directeur des Affaires criminelles et des grâces, le 22 décembre 1940.

Poste délicat, difficile, dangereux, car les Allemands réclament du gouvernement des textes de plus en plus répressifs et même rétroactifs, l’organisation de tribunaux d’exception contre les francs-maçons, les Israélites, les patriotes et des milliers de Français en sont les victimes.

Dans quelle mesure le directeur des Affaires criminelles en assume-t-il la responsabilité ?

Il était obligatoire que dès la Libération la lumière fût faite sur les causes de ces événements dramatiques. Une information fut ouverte contre monsieur Corvisy du chef d’infraction aux articles 75 et suivants du Code pénal ; il fut placé sous mandat de dépôt en septembre 1944 ; depuis août, il était interné administratif.

Que nous apprend cette information minutieuse ? D’abord, que si monsieur Corvisy était pétainiste, il était profondément anti-allemand. Dans une longue note signée du directeur des Affaires criminelles - nommé à la Libération - monsieur Patin, il est relaté que monsieur Corvisy avait prescrit de dissimuler les dossiers de la direction criminelle qui auraient pu, par leur nature, retenir l’attention de l’ennemi : dossiers d’espionnage, d’autonomistes alsaciens, de Français partis pour l’étranger.

L’examen des dossiers du bureau des grâces dans lequel travaillaient plusieurs magistrats résistants montra qu’il avait toujours été favorable à de larges mesures de bienveillance en faveur des condamnés qui avaient agi dans un esprit patriotique contre l’Allemagne.

D’ailleurs cette politique systématique avait conduit le gouvernement à créer une Commission interministérielle des grâces de laquelle monsieur Corvisy fut écarté.

Enfin, il était reconnu que monsieur Corvisy qui n’avait jamais pris l’initiative d’une mesure législative ou réglementaire antipatriotique, s’était toujours tenu éloigné des milieux allemands, avait toujours protesté contre les empiétements de l’occupant en matière de justice pénale.

Cette note appuyée par une lettre du directeur général des services spéciaux attestant que monsieur Corvisy était resté en contact avec les services du contre-espionnage pendant toute la période d’occupation, auxquels il avait fourni à plusieurs reprises des renseignements importants, ne pouvait conduire qu’à un classement sans suite. Celui-ci fut rendu par le commissaire du Gouvernement, le 19 juillet 1945. Monsieur Corvisy avait été remis en liberté le 29 décembre 1944.

Cependant la Commission d’épuration de la magistrature, dans sa séance du 18 décembre 1944, l’avait révoqué sans pension retenant le fait que, contrairement à l’ordonnance du 27 juin 1944, il avait sciemment tiré un bénéfice matériel direct de l’application des règlements de l’autorité de fait contraires aux lois en vigueur, le 16 juin 1940, " lors de sa nomination à la Cour de cassation ".

 

En effet, monsieur Corvisy avait été nommé conseiller à la Cour de cassation par décret du 22 janvier 1944, mais les chefs de notre cour ne manquèrent pas de signaler le caractère illégal de cette nomination, monsieur Corvisy n’ayant jamais exercé de fonctions judiciaires dans une cour ou un tribunal, condition préalable de nomination à la Cour de cassation imposée par la loi du 28 avril 1919.

Le gouvernement de Vichy n’était pas embarrassé pour si peu. Le 14 février 1944, il promulgua une nouvelle loi supprimant cette obligation, qui permit la nomination de monsieur Corvisy à la Cour de cassation, le 21 février suivant. Le rapprochement de ces dates montre que lorsque le gouvernement de Vichy s’était fixé un objectif, les choses allaient vite et n’étaient pas entravées par des obstacles de procédure législative ou administrative.

Mais pourquoi voulait-il aller si vite en cette affaire ? Ce n’est que plus tard qu’on apprit que c’était Gabolde, le garde des Sceaux de l’époque, qui voulait à tout prix se débarrasser de monsieur Corvisy dont il se méfiait.

Notre collègue, révoqué sans pension, fit face à ses épreuves avec une grande sérénité et beaucoup de dignité.

Il ne pleura pas sur son sort et se mit à la recherche de moyens d’existence, car il était sans fortune. Il donna des leçons de grec, de latin et de français et son enseignement était si attrayant, si enrichissant, qu’il eut bientôt trop d’élèves et assurait des cours pendant douze heures par jour.

D’autre part, sa conscience - comme il l’écrivait - ne lui reprochant rien, il présenta d’abord un recours gracieux qui fut accueilli et monsieur le garde des Sceaux, André Marie, lui restitua ses droits à pension.

Puis, il forma un pourvoi devant le Conseil d’Etat tendant à l’annulation de son décret de révocation.

Par arrêt, en date du 15 juillet 1957, la haute assemblée annula ce décret, motif pris que l’intéressé n’avait pas été à même de présenter utilement sa défense.

La réintégration de monsieur Corvisy était donc de droit, mais celle-ci lui donnait, en faisant remonter au 22 février 1944 la date de sa nomination, une ancienneté qui en faisait le vice-doyen de la Cour de cassation. Aussi aurait-il dû remplir obligatoirement des fonctions extrêmement délicates pour lesquelles il n’avait ni connaissance, ni expérience.

Monsieur Corvisy qui avait conscience de cette situation difficile sollicita sa réintégration en acceptant qu’elle soit suivie immédiatement de sa mise à la retraite. L’honorariat lui fut également colloqué. Ces trois mesures furent prises le 31 mai 1958.

Leur rapporteur au Conseil supérieur de la magistrature, notre ancien collègue, monsieur Rossignol, avait conclu en ces termes :

" La conduite extrêmement courageuse de monsieur Corvisy pendant la première guerre, ses blessures et leurs graves conséquences, le fait qu’on a jamais pu reprocher à son patriotisme halluciné une mesure personnelle volontairement nuisible à un collègue ou à un concitoyen, qu’il n’a jamais commis la moindre faute contre l’honneur et qu’il a eu pendant la très longue et pénible période pendant laquelle il a été éloigné de la magistrature la vie la plus respectable, permettent de lui donner l’honorariat ".

Monsieur Corvisy ayant obtenu satisfaction, s’enferma alors dans sa fierté, appuyé sur sa femme qui avait montré dans tous ses malheurs une grande fermeté d’âme, entouré de quelques amis fidèles.

Monsieur Corvisy était resté chevalier de la Légion d’honneur.

Je m’incline avec respect devant la douleur de madame Corvisy.

Monsieur André Bourcelin,

J’aurais souhaité rendre un légitime hommage à monsieur André Bourcelin qui nous a quittés brutalement le 15 décembre 1968.

Une volonté formellement exprimée me l’interdit.

Qu’il me soit donc seulement permis de dire qu’il a emporté les regrets unanimes de ses collègues et, notamment, ceux de sa chambre où il était particulièrement estimé pour son urbanité et son travail de qualité.

Que son épouse, madame Bourcelin, soit assurée de la part que nous avons pris à sa cruelle épreuve ; nous lui renouvelons l’expression de nos condoléances émues et de nos sentiments attristés.

Monsieur Maurice Lemaire,

De taille élevée, les traits fins, d’une grande noblesse, figure ouverte, le regard direct, ne manifestant jamais la moindre impatience, d’une courtoisie et d’une humeur toujours égales, réservé, monsieur Maurice Lemaire frappait par sa dignité et sa distinction.

Le courage, le caractère, l’intelligence ne le cédaient en rien au physique. Monsieur Maurice Lemaire a mis cet ensemble de qualités exceptionnelles au service d’une vie exemplaire de soldat, de magistrat, d’homme.

De soldat, - il avait 28 ans en 1914, mobilisé comme soldat de deuxième classe au 338ème régiment d’infanterie, sa guerre est jalonnée de faits d’armes à Bapaume, Armaincourt, Moulin-de-Laffau, Mont-des-Singes, Saint-Quentin, La Fère-en-Tardenois.

Dans des escarmouches sanglantes, il est blessé deux fois, trois fois cité à l’ordre de la division, il gagne ses galons de caporal, sergent, sous-lieutenant et est décoré sur le front des troupes, de la Croix de guerre avec palmes et fait chevalier de la Légion d’honneur.

Est-il besoin d’ajouter de pauvres mots à ces actes de dévouement à la patrie pour s’efforcer de les magnifier ?

Inclinons-nous simplement et n’oublions pas.

De magistrat, - monsieur Maurice Lemaire avait l’amour de son état qu’il avait hérité de son père, conseiller à la Cour d’appel de Douai, et de son grand-père, président de chambre à la même cour.

Il avait été élevé dans le culte de la magistrature, aussi, dès 1911, est-il juge suppléant à Pontoise puis à Versailles. C’est alors qu’il part pour les armées. A sa démobilisation, en février 1919, il est nommé substitut à Pontoise, puis à Reims. Ses chefs vantent son talent de parole, ses qualités d’administrateur, et le présentent pour être chef de parquet.

Mais en 1923, se présente un tournant de sa carrière : la confiance que lui porte un nouveau président du Tribunal de la Seine, monsieur Wattine, l’appelle au secrétariat général de la présidence du tribunal.

Chacun ici connaît les fonctions de secrétaire général et les qualités de diplomatie, de connaissance des hommes, de psychologie, de savoir qu’elles requièrent pour y réussir. Il les remplira avec une rare distinction, durant trois ans, et, ayant pris le goût des problèmes du siège, il est nommé juge affecté à la première chambre. Il se révèle un excellent civiliste.

Il franchit tous ses grades avec les appréciations les plus louangeuses de ses chefs qui lui confient les présidences des chambres les plus difficiles. Nommé à la cour, ses qualités l’imposent à la première chambre et le 2 mai 1938 il est nommé premier président de la Cour d’appel de Montpellier.

Il souhaitait un poste de chef pour lequel il était fait, son autorité souriante et calme s’imposait sans phrases ni gestes inutiles. Il était de la race de ceux qui peuvent tout dire, même des choses désagréables, quand la nécessité s’en fait sentir, car il les disait sur un ton courtois avec des mots justes et vrais.

Une résidence de faculté lui agréait aussi, car il pouvait garder autour de lui sa famille riche de cinq enfants et il comptait finir sa carrière, loin des tracas et du tumulte parisiens, comme chef d’une cour provinciale.

Mais les événements disposent, voici le gouvernement de Vichy en place et, un soir, par le hasard d’une écoute radiophonique, il apprend qu’il est nommé conseiller suppléant de la Cour de Riom, sans avoir été ni consulté, ni pressenti. Il refuse, mais il reçoit le télégramme brutal : " Prière vous présenter Chancellerie à Vichy, 7 août, porteur de votre robe ". Il est dans l’obligation de s’incliner.

Quelques mois après, il est nommé également d’office, président du Tribunal de la Seine, il refuse encore. La Chancellerie le fait venir et il apprend que c’est sur l’insistance des chefs de la Cour de cassation et de la Cour d’appel de Paris qu’il a été choisi pour occuper ce poste auquel l’avaient préparé treize années de services éminents au Tribunal de la Seine et que ce serait " déserter " que de refuser ce poste alors que la présence des Allemands à Paris le rendait d’autant plus périlleux.

Sans attendre son acceptation, le décret de nomination est publié et il est installé immédiatement par écrit.

C’est dans ces conditions que monsieur Lemaire est dans l’obligation de venir prendre ses fonctions de président du Tribunal de la Seine. Il le restera pendant toute l’Occupation.

Que furent ces terribles années pour monsieur Lemaire ?

On imagine facilement eu égard aux problèmes avec lesquels il était quotidiennement confronté, les angoisses qu’il a dû subir, les nuits sans sommeil qu’il a dû passer !

Ces difficultés naquirent des ordonnances allemandes concernant l’interdiction faite aux officiers ministériels israélites d’exercer leur profession, puis des textes français relatifs au statut personnel des Israélites ou autorisant l’appréhension de leurs biens. Monsieur Lemaire se refusa, sous divers prétextes, à les appliquer. Une de ses affaires le mit en conflit direct avec le général von Stupnagel qui voulait se rendre acquéreur à bas prix d’un luxueux hôtel particulier, place des Etats-Unis, appartenant à une famille israélite. Une autre affaire soumise à la censure de la Cour de cassation valut de la part de l’avocat à la Cour de cassation présent encore aujourd’hui à cette barre, l’exclamation : " Voilà un jugement prononcé par un grand magistrat avec un beau courage dont il faudra se souvenir ! ".

Il eut d’autres difficultés au sujet de réintégration d’avocats au barreau par voie de décret ou relatives à l’application de la loi sur la liquidation des biens des déchus de la nationalité française, de refus de communication du fichier des divorces.

Mais ces sentiments anti-allemands ne sauraient être mieux attestés que par le cruel sacrifice qu’il consentit aux intérêts du pays en conseillant à son fils Jacques, âgé de 19 ans, étudiant en droit et astreint au travail obligataire, de s’engager dans les rangs de la France combattante.

Parachuté, le 1er juillet 1944, dans la Drôme pour préparer le débarquement en Provence, Jacques Lemaire fut tué le 22 août 1944 en pénétrant dans Grenoble.

Euripide disait : " Les temps de la guerre sont ceux où les pères pleurent leurs fils ". Nous avons vécu ces temps inhumains où le seul refuge de l’inexprimable douleur est fait de silence et d’ombre.

Dans les mêmes temps, monsieur Lemaire était suspendu de ses fonctions en vertu de l’ordonnance du 27 juin 1944 relative à l’épuration administrative sur le territoire de la France métropolitaine qui le frappait ipso facto du fait de sa nomination à la Cour de Riom.

C’est souvent dans les épreuves, qu’on mesure la grandeur d’un homme. Monsieur Maurice Lemaire, cachant son immense tristesse, le coeur brisé, mais l’âme haute, resta d’une dignité parfaite.

Dans sa défense, car il devait se défendre devant la Commission d’épuration, il tint à rester dans le cadre tracé par l’accusation, sans invoquer ses épreuves personnelles et notamment les enquêtes et perquisitions par la Gestapo et la police française qui suivirent le départ de son fils, sans faire état de l’attitude qu’il avait adoptée à la tête du Tribunal de la Seine, sans verser au dossier les nombreuses lettres de reconnaissance d’avocats et d’avoués pour son comportement anti-allemand, il se contenta de rappeler les circonstances de sa nomination et de faire remarquer qu’il n’avait jamais eu à participer aux délibérations de la Cour ou à ses arrêts, car elle fut toujours composée des magistrats titulaires.

La décision ne pouvait être qu’un classement sans suite, mais justice ne lui fut rendue que le 12 octobre 1945, date à laquelle il fut nommé conseiller à la Cour de cassation.

Il est affecté à la première chambre civile : il s’y distingue très rapidement.

Sans doute parce qu’il avait souffert, son visage d’une grande noblesse s’éclairait parfois d’un sourire où s’exprimait une affectueuse sérénité ; affable, très agréable de rapport, très simple, juriste classique, ses connaissances confondaient ; pour lui il n’y avait jamais aucune difficulté. Tout se résolvait facilement.

Chargé des affaires de spoliation, il a contribué à édifier un monument de jurisprudence qui fait honneur à la Cour suprême par l’interprétation libérale, équitable, humaine donnée à une législation nouvelle d’une application délicate.

Huit ans plus tard la présidence de la première chambre civile est rendue vacante par la mise à la retraite de monsieur Lyon-Caen, aussitôt les chefs de la Cour, la première chambre unanime, souhaitent que monsieur Lemaire lui succède. Monsieur Lyon-Caen, notamment, écrit au premier président de la Cour de cassation : " Nul, à mes yeux, n’est plus qualifié pour assumer cette lourde charge. Depuis huit ans, j’ai pu apprécier ses rares mérites : sûreté dans l’élégante et sobre rédaction de ses projets d’arrêt, rapports très fouillés et remarquables par le soin d’écarter les points accessoires du débat pour en synthétiser l’essentiel, très actif dans le dépôt des dossiers confiés à son étude, très écouté dans le délibéré ".

Dirais-je que chez lui, l’homme vaut le magistrat par son caractère, la culture et la finesse de son esprit, sa dignité de vie, sa modestie, l’élévation de ses sentiments, la largeur de ses idées, indépendance et loyauté totale, impartialité absolue, aucun sectarisme, tolérance à l’égard de toutes les opinions, souci constant du respect du droit à l’égard de tous.

Et ce grand magistrat qui avait souffert dans sa personne et dans ses affections les plus chères, de la cruauté de la guerre, concluait " Je sais combien était ardente la haine que monsieur Lemaire portait à l’hitlérisme ".

Que peut-on ajouter à la perfection de cet hommage ? Monsieur Lemaire était porté irrésistiblement à la présidence de la première chambre. Il y était nommé le 26 octobre 1953. Il la présida pendant cinq ans ; il en connaissait à merveille les usages, les traditions et les précédents de jurisprudence ; il les appliquait classiquement, avec beaucoup de bonheur, de sérénité. Les difficultés s’aplanissaient quand il exprimait son point de vue, les solutions se dégageaient lumineusement : l’un d’entre vous, poète à ses heures, disait qu’il faisait penser à un rayon de soleil sur une mer calme.

Il prit sa retraite le 7 février 1958, avec le titre de premier président honoraire de la Cour de cassation. Il était commandeur de la Légion d’honneur.

Sa valeur dans les milieux judiciaires et d’affaires était si affirmée qu’il fut sollicité de nombreuses fois pour rendre des arbitrages ; il a continué ainsi pendant de nombreuses années à remplir la mission sociale qu’il avait choisie : régler les différends entre les hommes de la manière la plus juste, la plus équitable pour établir la paix publique.

Il nous a quittés le 16 février 1969.

Il nous laisse un grand nom, un grand exemple. Nous assurons madame Lemaire ainsi que tous les siens de la part que nous prenons à leur peine et de nos sentiments respectueusement attristés.

Monsieur Marc Granié,

Le teint coloré, les yeux pétillants de malice, spirituel, la main tendue, large et franche, l’accueil chaleureux, toujours souriant, nous aimions rencontrer monsieur le conseiller Marc Granié dans les couloirs de votre Cour à l’heure détendue de la suspension.

Il n’était ni caustique, ni malveillant, il était naturellement bon, sa joie de vivre éclatait : sur son visage, dans sa voix marquée d’un léger accent toulousain, dans ses propos pleins de finesse et d’humour. Son amitié était solide et fidèle.

Il était le fils d’un procureur général à Toulouse qui avait laissé dans son ressort la réputation d’un grand magistrat.

Cette hérédité pesait sur le fils qui hésitait à entrer dans la magistrature craignant ne pouvoir réaliser la carrière de son père.

Aussi, après avoir terminé ses études de doctorat, s’inscrivit-il au barreau de la Cour d’appel de Toulouse, il y resta pendant cinq ans mais ce n’était pas sa voie, il la chercha en devenant clerc d’avoué, pendant quatre ans, mais cette expérience ne parvint pas à le convaincre de devenir officier ministériel ; il avait trop le goût du service public et finalement, encouragé par sa mère, il se présente avec succès au concours de la magistrature, et commence sa carrière en qualité de juge suppléant à Pau. Il a 30 ans.

Nous sommes en 1931, le Parlement vient d’abolir la réforme Poincaré de 1926 et les tribunaux sont rétablis à effectif complet.

On cherche, comme toujours, comme maintenant et comme déjà, des juges d’instruction. Les chefs de Cour de Pau comme ceux de Paris, comme on vient de le voir pour monsieur Pihier, écrivent à la Chancellerie que les juges de Lourdes ne peuvent remplir cette fonction et ils réclament la nomination de monsieur Marc Granié qui, en quelques mois, écrivent-ils, a pu faire apprécier des qualités d’intelligence, de travail et de compétence, ses années d’avocat et de cléricature lui ayant donné une grande pratique tant des affaires pénales que civiles.

Ses chefs ne se sont pas trompés sur la valeur de ce jeune magistrat, aussi deux ans après il est nommé substitut à Cahors.

Son procureur, homme délicieux, dont le souci majeur était la conciliation aimait raconter que, chef de Parquet en Corse, il lui arrivait de réunir dans son cabinet des bandits corses qui avaient pris le maquis, afin de les convaincre qu’il convenait de ne pas donner libre cours à la vendetta projetée. Procédé insolite sans doute, mais souvent efficace.

Ces enseignements trouvaient un grand écho chez Marc Granié dont le caractère était profondément humain et conciliant et il professait à son jeune collègue, second substitut, aujourd’hui conseiller à la Cour de cassation, qu’il n’y avait aucun intérêt à traiter avec trop de célérité les affaires pénales de peu de gravité, par exemple les coups et blessures qui s’arrangent souvent à la suite de retraits de plainte, et qu’il ne convenait pas d’attiser les haines par des poursuites trop hâtives. Et pour que ces leçons soient mieux retenues, il aimait les prodiguer au cours de repas sympathiques dans de petites auberges quercynoises.

Esprit subtil, avisé, réfléchi, connaissant parfaitement son métier de parquetier et la mentalité de la population de son ressort, il savait trouver les solutions équitables aux problèmes humains qui lui étaient quotidiennement posés.

Aussi est-il nommé procureur de la République à Muret en 1936. Il continue à montrer les mêmes qualités de mesure et de méthode ; vigilant, opportun, il sait éviter tout excès et il jouit de la considération générale dans son arrondissement.

Il obtient celle de monsieur Vincent Auriol et une amitié solide et fidèle se noue entre les deux hommes.

Mais voilà le temps sombre de l’occupation, Marc Granié tout tendu avec foi vers la victoire lointaine, dès fin 1940, fait partie du réseau " Brutus ", il est membre fondateur de la résistance judiciaire en zone sud, il adhère à l’A.S. et à la F.A.C., il est nommé chef militaire et civil du secteur 3 de la Haute-Garonne ayant toutes les organisations locales sous son contrôle.

Il écrit des articles dans la presse clandestine dans lesquels il stimule les courages, et tente de coordonner les énergies éparses ; il collabore à plusieurs brochures diffusées par son organisation ; il passe à l’action violente et fait sauter des transformateurs électriques.

Le général de Gaulle apprenant ses exploits l’appelle le procureur Hallers.

Sur le point d’être arrêté par la Gestapo, il prend le maquis à Rieumes - fort de cinquante à soixante hommes - dont il assure le commandement sous le nom de commandant Olivier.

Il ne retrouve son nom que pour être nommé adjoint au commissaire de la République à Toulouse, le 21 août 1944.

Marc Granié symbolise la résistance judiciaire en France et pour ces hauts faits est promu chevalier de la Légion d’honneur avec Croix de guerre avec palmes et décoré de la médaille de la Résistance avec rosette.

Le 13 septembre 1944, le colonel Fournier, envoyé spécial du général de Gaulle, lui propose de le déléguer dans les fonctions de procureur général à Toulouse. Mais il estime qu’il ne peut prendre la charge de ce ressort que son père avait illustré si brillamment et il suggère d’être délégué dans les mêmes fonctions à Agen où, avec les autorités civiles, il restaure dans les moindres délais la légalité républicaine.

Après le long cauchemar de l’Occupation, les temps de la nuit sont révolus, le calme revient dans le pays, les Français se dotent d’une nouvelle Constitution et monsieur Vincent Auriol est élu Président de la République par le Parlement. Il appelle immédiatement auprès de lui Marc Granié et lui confie la charge du secrétariat général d’un nouvel organisme constitutionnel, le Conseil supérieur de la magistrature, chargé d’assurer l’administration des tribunaux judiciaires, la discipline et l’indépendance des magistrats nommés par le président de la République sur la présentation dudit conseil.

Ce poste qui réclame des qualités de contact humain, de réflexion, de bon sens, d’équité, de sens politique dans l’acception élevée du terme, convient à merveille à Marc Granié.

Il sut s’y faire aimer de tous. Ceux qui l’approchaient, et ils furent nombreux en raison de son attachante personnalité, de ses fonctions, de la confiance que lui manifestait monsieur Vincent Auriol, étaient dès le premier abord conquis par sa tranquille assurance, sa simplicité, son sourire permanent, son regard généreux.

A le mieux connaître, on découvrait combien il était modeste, loyal, désintéressé, délicat et bien que réaliste et sans illusion, il était porté naturellement vers la bienveillance et la bonté.

Ses fonctions à l’Elysée lui valurent d’innombrables distinctions honorifiques, mais jamais il ne commettra de péché d’orgueil, jamais non plus, il ne se reniera, quels que soient les circonstances et les événements, il restera fidèle à ses principes de vie comme à ses amitiés.

Quel agréable compagnon, gourmet, gai, plein d’humour, sachant conter l’histoire, fin lettré, grand amateur de peinture et bibliophile averti.

Son premier soin dans ses nouvelles fonctions fut de choisir et bien choisir ses collaborateurs.

Sa connaissance des hommes fit qu’il s’entoura d’hommes de talent avec lesquels il constitua une équipe solide.

Il se réservait les responsabilités dans les affaires importantes et graves, mais faisait une confiance totale et méritée à ses collaborateurs pour le travail quotidien.

C’est lui qui donna son style au nouveau conseil et, par exemple, s’opposa à ce qu’il devint une administration parallèle à celle de la direction du personnel de la Chancellerie et il sut lui assurer un fonctionnement rapide et efficace.

Sa réussite était si totale que monsieur Coty, élu Président de la République, appréciant ses conseils réfléchis et mesurés, le maintint à ce poste bien qu’il eut le grade de premier président depuis le 20 décembre 1950.

En juillet 1958, après onze années de fonction en qualité de secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature, il est nommé conseiller à la Cour de cassation.

Peut-être aurait-il souhaité exercer des responsabilités de chef de cour dans la principauté de Monaco, ou exercer ses fonctions à la chambre criminelle pour laquelle ses activités antérieures de parquetier paraissaient le désigner, mais les circonstances des nominations le firent affecter à la chambre sociale.

Il parut au début être dépaysé par ses austères travaux mais son amabilité, sa gentillesse, sa serviabilité - il était toujours prêt à remplacer un collègue empêché - sa finesse d’esprit, ses observations dans le délibéré pleines de bon sens firent qu’il fut adopté d’emblée par les membres de sa chambre et il sut s’y créer de fidèles et solides amitiés.

Mais sa santé déjà précaire s’altérant encore, il sollicita le bénéfice du congé spécial qui lui fut accordé en juin 1965.

Il se retira à Cordes en Albigeois dans sa maison de famille. Il avait quelque temps été très attiré par la Bretagne, il s’était rendu possesseur de la redoute de Créachmeur près de Brest, face à la mer, mais comme beaucoup d’hommes du Midi, séduit par la beauté du paysage un jour de soleil, ce ne fut qu’un amour éphémère. Le vent du grand large et le silencieux crachin le firent refluer sur Cordes.

C’est sur ce piton, isolé, grandi par le vaste horizon plat qu’il domine, parmi les constructions féodales groupées dans le plan primitif d’une bastide, au milieu de ses compatriotes, amis de sa jeunesse, qu’il aimait vivre.

Il aimait vivre dans cette grande maison qu’il avait transformée en musée, ornée de tableaux de peintres amis qui le visitaient : Brayer, Kisling, Cavaillès, Lhote, Fage, de livres précieux sur l’histoire de sa région des Cathares, sur la poésie, et qu’il remplissait de sa présence, de ses appels, de son rire.

Hélas, elle paraît actuellement bien vide.

C’est là, dans ce paysage qui lui était familier que repose notre ami Marc Granié.

Saluons la mémoire de cet homme au grand coeur. Marc Granié était commandeur de la Légion d’honneur.

Nous nous inclinons respectueusement, madame Jean et Madame Ledieu, devant votre douleur. Sachez qu’elle est aussi la nôtre.

Monsieur Pierre Lescot

De nombreux collègues se sont recueillis au printemps dernier, dans l’église Saint-François-Xavier, pour rendre un dernier hommage ému à monsieur Pierre Lescot, premier président honoraire de la Cour de cassation, professeur honoraire de l’université de Nancy.

Avant d’être nommé directement conseiller à la Cour de cassation en 1942, monsieur Pierre Lescot avait enseigné pendant vingt ans le droit commercial à la Faculté de droit de Nancy.

Il avait fait à Dijon de brillantes études couronnées par deux thèses : " Essai sur la période constitutive des personnes morales de droit privé " et " Participation ouvrière aux bénéfices dans les mines d’Epinac et de Blanzy et projet de participation obligatoire dans l’industrie minérale française " thèse prémonitoire et, cinquante ans après, d’actualité brûlante, puis par l’agrégation en 1922. Il fut titularisé comme professeur de droit commercial à la Faculté de droit de Nancy.

Ceux qui ont bénéficié de son enseignement rappellent ses leçons clairement exposées, dégageant avec netteté les principes, et débouchant sur le réel.

L’un de ses anciens étudiants qui siège parmi vous disait : " Il faisait sentir l’esprit du droit commercial et avait toujours un grand souci des conséquences pratiques qui découlaient d’une doctrine juridique ".

Très attentif au mouvement de la législation, il faisait paraître fréquemment dans les principales revues commerciales des dissertations et des commentaires toujours remarqués.

Débordant le cadre des spéculations purement théoriques, il était devenu le consultant - suivi - des chambres de commerce et des plus importants groupements industriels de la région de l’Est.

Aussi, monsieur Lescot avait-il conquis dans les milieux universitaires une place des plus honorables, quand il sollicita, en 1942, sa nomination à un poste de conseiller à la Cour de cassation.

Son désir était si vif qu’il écrivait dans sa requête : " Bien que titularisé dans une chaire de droit commercial, je ne mets aucune condition à cette nomination et j’accepterai mon affectation à l’une quelconque des chambres de la Cour de cassation, même à la chambre criminelle ".

 

On peut se poser la question de savoir pour quelles raisons monsieur Pierre Lescot, que les chefs de l’université de Nancy représentaient comme devant s’affirmer l’un des meilleurs professeurs français de droit commercial, tenait tant à siéger parmi nous.

Bien sûr, le prestige de votre cour était-il une raison suffisante, mais il est probable que des influences parentales n’aient pas été étrangères à cette vocation.

Il faut savoir d’abord que le père de monsieur Lescot était magistrat à Gray où il était resté toute sa carrière, non qu’il était dénué de valeur - il était au contraire fort estimé pour sa science juridique - catholique pratiquant, intransigeant sur les principes, dépourvu de toute ambition de carrière, d’une indépendance absolue, il démissionna au moment de l’affaire des congrégations. Il avait élevé son fils avec rigueur et dans le respect des fonctions de magistrat et il n’est pas impossible que cette éducation lui ait donné la pensée d’embrasser un jour la profession paternelle, en tout cas, il est certain que le père avait fortement marqué le fils.

Une autre personnalité a eu également une grande influence sur monsieur Lescot, celle du doyen François Geny dont il était le gendre. Il faut se reporter cinquante ans en arrière pour mesurer l’influence que ce jurisconsulte de renommée mondiale a eu sur l’évolution de la doctrine d’interprétation de la loi.

Monsieur Geny, comme l’appelaient ses étudiants qui l’adoraient, a placé l’étude de la fonction judiciaire au centre de son oeuvre, qui est toute dans le sens de l’affirmation d’un droit naturel et d’une justice supérieure aux lois.

Dans " Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif ", Geny oblige ceux qui font la jurisprudence à prendre conscience de leur rôle, il leur demande de montrer plus de hardiesse dans leurs décisions et dans " Science et technique en droit privé " il souhaite l’amélioration des décisions judiciaires par leur meilleure adaptation aux réalités sociales, l’abandon de la méthode exégétique qui est artificielle et conduit à des règles inadaptées aux transformations de la société et son remplacement par la libre recherche scientifique en vue d’une profonde et constante adaptation des arrêts aux exigences de la vie sociale, morale, politique et économique.

Il écrivait encore : " Le besoin se fait sentir d’introduire en notre organisation positive, plus de fraternité profonde, de solidarité sociale, d’atténuer les rigueurs excessives du droit individuel, en considération de l’intérêt social et commun ".

Geny a ainsi assigné au juriste un rôle social, monsieur Lescot avait une profonde admiration pour son beau-père.

C’est sans doute ce rôle qu’il a voulu efficacement remplir chez nous.

D’ailleurs, s’il était besoin de montrer que ces questions de méthode ont toujours préoccupé monsieur Lescot, il suffirait de lire un de ses derniers articles écrits en 1966 intitulé : " Les tribunaux en face de la carence du législateur ".

Outre des raisons d’ordre familial qui l’ont poussé dans cette voie, voici monsieur Lescot conseiller à la Cour de cassation.

Il est d’abord affecté à la chambre des requêtes et lors de la suppression de cette chambre et du sectionnement des chambres civiles, il est appelé à siéger à la chambre commerciale.

Il s’affirme tout de suite comme un magistrat de grande classe et le président Félix Mazeaud vante " sa clarté d’esprit, sa rectitude de jugement, sa science juridique qu’il adapte remarquablement à la pratique, sa puissance de travail, sa perfection de rédaction ".

 

Dans leur notice de présentation, les chefs de la Cour de Nancy avaient écrit qu’il était froid, réservé, un peu susceptible, mais d’une intransigeante droiture.

Dans leur concision, ces notations s’avérèrent en partie exactes, tout en faisant remarquer que sa légère susceptibilité avait surtout pour fondement une grande sensibilité.

Monsieur Lescot avait trop de personnalité pour ne pas être tenté de l’affirmer, trop de science juridique pour ne pas le faire sentir à un collègue un peu incertain sur certains points de droit, trop réservé pour faire sentir que la discrétion est préférable à l’ostentation, trop précis dans l’expression de sa pensée pour ne pas blâmer les manifestations purement verbales et dans les délibérés, il savait trouver les phrases lapidaires qui traduisaient sa manière de voir, car il était incapable de céler sa pensée, de simuler ou de dissimuler, de dire une parole qu’il ne pensait pas, de faire un compliment non mérité.

Mais sa sincérité, sa droiture, sa loyauté, sa grande lucidité intellectuelle, lui valurent l’estime de tous et d’indéfectibles amitiés.

Il exposait ses raisons avec vigueur et entraînait souvent la décision de la chambre surtout dans la matière des " effets de commerce " qui avait toujours retenu son attention, puisque dès 1934 il avait fait paraître le premier tome de son livre " Les effets de commerce ", mis à jour et complété par un tome II en 1953, oeuvre qui est toujours considérée comme l’ouvrage le meilleur et le plus complet sur ces questions.

Les présidents Gustave Larroque et Rossignol affirmaient volontiers que les exceptionnelles qualités de monsieur Lescot lui donnaient vocation à diriger les travaux de la chambre commerciale.

Cette nomination intervint en 1957.

Ayant la responsabilité de la bonne marche d’une chambre, monsieur Lescot modifia ses méthodes, il se sentait une responsabilité à l’égard de ses conseillers qu’il tenait à former lui-même, très patient à leur égard, il annotait de sa fine écriture leurs projets d’arrêts et lorsqu’il n’était pas de l’avis du rapporteur, il ne manquait jamais de discuter avec lui de la solution du problème à résoudre avant l’audience pour éviter toute surprise.

Il exerçait sur ses conseillers un grand ascendant, il excellait dans les rédactions serrées, synthétiques qui en quelques mots englobent un ensemble de principes, il savait remettre la lumière dans la discussion quand celle-ci s’égarait et il se révéla un grand président dont les titres éminents devaient être officiellement reconnus le 31 août 1960 par l’attribution de la cravate de commandeur de la Légion d’honneur.

Mais, connaissant bien sa bouillonnante personnalité, attestant sa grande jeunesse d’esprit, il s’interdisait à la fin de sa carrière de siéger aux chambres réunies, craignant ses réactions spontanées quand certains propos émis ne rencontraient pas son adhésion.

Monsieur Pierre Lescot prit sa retraite en 1961, il avait marqué profondément la Cour de cassation de sa personnalité pendant ses dix-neuf années de vie judiciaire.

Il continua à fréquenter la bibliothèque de la Cour de cassation et à écrire de nombreux articles de doctrine qui font autorité.

La Cour de cassation conservera le fidèle souvenir de cette attachante personnalité, elle s’incline avec le plus grand respect devant la douleur de madame Lescot et celle de ses enfants.

Monsieur Charles Rouge

En juin de cette année, un conseiller honoraire de notre compagnie s’éteignait dans la pénombre d’une fin de vie qu’il avait voulu discrète et retirée.

Près de quinze ans s’étaient écoulés depuis que monsieur Charles Rougé avait quitté notre assemblée et jamais - par volonté délibérée - il n’avait voulu revenir à la Cour de cassation.

Il en avait pourtant gardé un souvenir exaltant et à ses intimes il parlait avec émotion des joies que lui avait procurées l’exercice de ses fonctions de magistrat.

Mais il ne voulait pas, disait-il, faire perdre un temps précieux à ses anciens collègues pour les entretenir de souvenirs que ceux-ci ne pouvaient entendre que d’une oreille distraite et impatiente, bousculés qu’ils sont par leur travail.

C’était là un des traits de son caractère d’une grande discrétion, d’une grande délicatesse et d’une forme d’attachement à ses anciennes fonctions, attachement, d’ailleurs, qu’il manifestait en ne manquant jamais une réunion des anciens Versaillais, amicale créée entre les magistrats qui ont eu le privilège de passer par ce grand tribunal, tremplin - en général pour une brillante carrière et dont l’un des objets - entre autres - est justement l’évocation de souvenirs vécus en commun.

Car monsieur Charles Rougé avait été nommé président dans le ressort de Paris, mais après beaucoup d’hésitations de sa part.

Il était né en 1885 à Gratens en Haute-Garonne et il désirait faire toute sa carrière dans le ressort de Toulouse où habitait sa mère, veuve d’un conservateur des hypothèques, décédé jeune.

Ce n’était pas le hasard ou les circonstances qui l’avaient fait embrasser la carrière de magistrat, il en avait eu la vocation très jeune, mais comme il se trouvait dans une situation pécuniaire précaire, il prépara le concours en gagnant sa vie comme rédacteur au ministère du Travail.

Reçu, il fut nommé le 1er juillet 1913, juge suppléant à Saint-Palais, mais les Basses-Pyrénées étaient à son gré, beaucoup trop éloignées de Toulouse. Sur ses demandes répétées, il obtint une nomination à Montauban, le 15 juin 1914. Quinze jours après c’était la guerre et l’officier d’artillerie Charles Rougé est mobilisé. Il sera mis hors cadre en 1917 pour maladie contractée en service commandé et le 2 juillet 1917, rendu à la vie civile, il est nommé juge suppléant à Toulouse.

Il donne immédiatement la mesure de ses capacités. Sa maturité d’esprit, sa rectitude de jugement, son esprit réfléchi, pondéré, ses qualités oratoires, sa puissance de travail, sa haute tenue morale, sa parfaite éducation montrent à ses chefs qu’il pourra exercer brillamment toutes les fonctions de la magistrature.

En effet, qu’il soit juge d’instruction ou substitut à Foix ou juge à Pau, Charles Rougé déploie les mêmes qualités exceptionnelles qui doivent favoriser - écrivent tous ses chefs - un avancement rapide.

Mais s’il a le même bonheur dans l’exercice de toutes les fonctions judiciaires, il a trouvé sa voie dans celles du siège où ses connaissances juridiques sanctionnées par le titre de docteur en droit avec éloges, sa passion pour les études juridiques, son goût prononcé pour les études de cabinet vont trouver leur plein épanouissement.

En 1929, il est nommé président à Foix. Son prestige physique, sa courtoisie, sa fermeté souriante, se tenue exemplaire, s’ajoutant aux qualités juridiques de ses décisions claires, précises, pratiques, lui assurent un prestige exceptionnel auprès de ses collègues, du barreau et des officiers ministériels, et sa réputation qui dépasse les milieux judiciaires est telle que lorsqu’il s’agit de répartir une somme d’un milliard accordée par la loi du 16 avril 1930 aux douze départements du Midi, sinistrés par les inondations de mars 1930 à la suite d’une crue massive du Tarn, du Lot et de l’Aveyron, pour la reconstitution des régions inondées et la réparation des sinistres, c’est Charles Rougé qui est désigné pour présider la Commission d’évaluation des dommages.

Tout en continuant à assurer la présidence de son tribunal, en deux ans, il règle 5 000 dossiers qui comprennent non seulement ceux des particuliers, mais aussi ceux qui intéressent les compagnies de chemins de fer du Midi et d’Orléans, les départements, les communes, le curage, la remise en état des canaux et cours d’eau de toutes les régions intéressées.

Le préfet de Toulouse est enthousiasmé par un travail aussi parfait qui, accompli à la satisfaction de tous, ne lui a valu que des compliments et résout une situation délicate sans lui avoir suscité les moindres difficultés politiques ou administratives.

Il réclame pour monsieur Rougé un avancement et la Légion d’honneur.

Le ministère de la Justice répond à la présidence du Conseil qu’il est prêt à donner l’avancement mais laisse le soin au ministère de l’Intérieur de décorer monsieur Rougé, ne voulant pas entamer son contingent par une promotion estimée prématurée au point de vue judiciaire ; sa candidature étant primée - écrivent les chefs de la Cour de Toulouse - par celles de magistrats de services plus anciens et de mérite au moins égal, félicitons-nous pour notre corps que cette cour possède tant de magistrats exceptionnels, regrettons seulement que ceux-ci ne veulent trop souvent faire carrière que dans leur beau ressort.

Charles Rougé fut donc décoré de la Légion d’honneur en 1933, au titre de l’Intérieur, mais il ne voulait comme avancement que Toulouse où vivait toujours sa mère et où résidait sa belle-famille.

Heureusement un poste de vice-président se découvre et malgré le nombre et les appuis de très nombreux candidats, les mérites de monsieur Rougé sont si éclatants qu’il l’emporte et est nommé vice-président à Toulouse le 10 février 1933.

Il réalise ainsi son voeu le plus cher, exercer les fonctions du siège dans sa ville de prédilection, mais c’est une impasse. Or, tout le pousse à solliciter un poste d’avancement, ses chefs, son besoin de travail, son goût des responsabilités qui trouvent leur limite dans le poste qu’il occupe.

D’autre part, tous les postes d’avancement de président de première classe du Midi sont bloqués pour de longues années et monsieur Charles Rougé se trouve confronté à un choix crucial que connaissent quelquefois les magistrats dans leur carrière entre un poste plus élevé ou la résidence désirée. Au carrefour de sa vie, après beaucoup de tergiversations, il finit par accepter d’être nommé président à Reims, en août 1937. Sa valeur s’impose immédiatement et elle est si éclatante aux yeux des chefs de la Cour de Paris, qu’à peine un an après, ceux-ci le proposent et le font nommer président à Versailles.

C’est dans ce poste que les anciens Versaillais l’ont connu et se souviennent de ce magistrat passionné de sa profession, de sa belle prestance, de son accent un peu rocailleux, de sa grande urbanité, de son autorité souriante, de son sens de l’humour, et dans ce poste difficile et sous l’oeil critique de collègues avertis, il se montra un grand chef et un excellent administrateur.

Vichy qui avait besoin d’hommes de ce gabarit, le nomma - sans son accord - procureur général à Nîmes, monsieur Rougé refusa dignement et maintint son refus malgré les menaces du garde des Sceaux de l’époque.

Aussi, fut-il nommé premier président de l’importante Cour d’appel d’Aix en octobre 1944.

Sa mission était d’établir, dans cette région troublée, l’autorité du gouvernement provisoire de la République, de créer, d’organiser et de faire fonctionner les cours de justice.

Les difficultés de tous ordres ne lui manquèrent pas. Un premier président était déjà en place, un magistrat de Marseille ne voulait pas reconnaître sa légitimité ; il sut par son énergie, son autorité, son sang-froid, son calme, ses décisions équitables assurer le respect de ses hautes fonctions et contribuer grandement à l’apaisement d’un ressort en effervescence.

Débordant d’activité, partisan avant la lettre des thèses de Défense sociale, il se préoccupait du reclassement des condamnés et créait à Toulon une maison d’accueil pour les mineurs délinquants qui est restée très florissante et frappée de son empreinte. Il marqua sa sûreté de juriste par de nombreux arrêts, dont un très important en matière de droit maritime.

Son souhait, encore, eut été d’être nommé premier président à Toulouse, mais ses qualités le désignaient pour être membre de votre Cour. Il y fut nommé en août 1947 et il siégea pendant huit ans à votre première chambre.

Il y tint une place de choix. II avait la passion du droit privé, il était très attaché à sa rigueur alors qu’il avait moins de considération pour la souplesse du droit public. Ses collègues qui se plaisaient à reconnaître son expérience consommée des affaires, sa rigueur de rédaction, l’extrême aménité de son caractère, lui accordèrent unanimement estime et affection.

En 1955, il nous quitta. monsieur Charles Rougé était officier de la Légion d’honneur. Il consacra le temps de sa retraite à sa fille, à son gendre, monsieur le professeur Rivero, à ses petits enfants.

Que sa famille soit assurée que la Cour de cassation prend part à sa peine et elle lui exprime l’hommage de sa profonde compassion.

Monsieur André Ordonneau,

Pour les hommes de ma génération, le nom de monsieur André Ordonneau évoque immédiatement le juge d’instruction qui instruisit l’affaire Stavisky.

C’était en 1934. Le 8 janvier, Stavisky est trouvé mort dans un chalet " Le Vieux Logis " à Chamonix. Le scandale financier éclate. Des parlementaires, des ministres, des banquiers, des directeurs de journaux sont compromis. Le 9 janvier, des manifestations ont lieu aux abords du Palais Bourbon aux cris : " Assassins, voleurs ! ".

 

Un fonctionnaire du ministère de l’Agriculture se tranche la gorge en forêt de Fontainebleau, un avocat se jette dans la Seine, un autre tente de s’empoisonner dans le cabinet du procureur général, le préfet de police, le procureur de la République sont appelés à d’autres fonctions, un substitut général est révoqué. Le 27 janvier le " gouvernement Chautemps " démissionne ; l’émeute du 6 février éclate, le gouvernement Daladier démissionne. Le 9 février a lieu une violente contre-manifestation communiste, le palais est en ébullition, on y brûle la robe d’un avocat, ministre de l’Intérieur. Le conseiller Prince est trouvé mort à la Combeaux-Fées, près de Dijon, le 20 février.

C’est dans ce climat passionné et passionnel que des informations sont ouvertes.

A qui allait-on les confier ? Ceux qui ont dirigé le Parquet ou le Parquet général de Paris et, depuis 1959, le président du tribunal, quand ils sont confrontés avec de graves événements, savent avec quels soins ils choisissent le magistrat qui aura la redoutable tâche d’instruire l’affaire qui agite profondément l’opinion publique. Il est recherché un magistrat instructeur aux qualités indéniables d’intelligence, d’énergie, de caractère, d’autorité, de droiture, de pondération, de connaissances techniques, de santé même et au passé inattaquable.

Parmi les magistrats instructeurs de la section financière de l’époque qui avaient déjà instruit des affaires délicates telles que l’affaire Marthe Hanau de la Gazette du Franc, l’affaire Oustric, l’affaire de la banque de Bâle, ce fut monsieur Ordonneau qui fut désigné.

Le choix était excellent. On aurait dit que tout son passé l’avait préparé à instruire une affaire de cette dimension.

D’abord, l’homme avait un courage indéniable que la Croix de guerre et la Légion d’honneur, gagnées sur les champs de bataille de la guerre 1914-1918 attestaient de manière éclatante.

Mobilisé le 2 août 1914 comme lieutenant d’infanterie, il avait été blessé grièvement à Bapaume le 28 août ; dès qu’il fut guéri, il repartit pour le front en novembre 1915 comme capitaine d’une compagnie de mitrailleuses, blessé encore à deux reprises différentes devant Asiago, en Italie, la dernière fois le 31 octobre 1918, cité deux fois, dont une citation à l’ordre de l’armée, qu’il suffit de lire pour se rendre compte - sans besoin de commentaire - de l’officier qu’était le capitaine Ordonneau : " Chargé de participer à la défense d’un point d’appui très important, est resté en ligne du 8 au 15 mars 1917 sous un bombardement continuel, a subi cinq contre-attaques ennemies et a participé à deux attaques avec l’esprit de sacrifice le plus absolu ".

 

C’était aussi un homme d’une grande droiture. Fils de magistrat, son père était président du tribunal de Périgueux, il avait épousé la fille d’un magistrat. Il avait donc été élevé et vivait dans un milieu qu’on a coutume d’appeler, dans nos notes, d’une dignité de vie parfaite et qui implique conscience, civisme, réserve, probité intellectuelle, honnêteté absolue et la pratique quotidienne de toutes ces vertus.

Il ne pouvait être que magistrat et dès 1908, il est affecté à la Chancellerie ; pendant quelque temps, il sera attaché au cabinet de monsieur Barthou, garde des Sceaux, fonctions dans lesquelles il élargit ses horizons, apprend à voir les affaires sous un aspect qui n’est pas exclusivement judiciaire, à discerner celles où une rapidité de décision est nécessaire, de celles où la prudence est souhaitable.

Puis, à partir de 1911, il lui est enseigné son métier de parquetier à Bernay, La Rochelle ; à sa démobilisation, il est nommé procureur de la République à Fontenay-le-Comte.

Ses chefs le décrivent comme un chef de parquet de grande classe : " Il a, disent-ils, une conception rapide, très nette et fort exacte des affaires, il sait donner à chacune d’elles l’orientation qui lui convient. D’un caractère ferme et conciliant, il sait allier une grande énergie aux qualités de pondération et de tact les plus précieuses ".

 

Cet ensemble de qualités le fait nommer - bien que n’appartenant pas au ressort de Paris - juge d’instruction à la Seine.

Rapidement, il est affecté à la section la plus délicate du Parquet, la section financière.

Sa loyauté, sa haute valeur morale, sa conscience professionnelle, ses capacités techniques font qu’il s’impose dans ce grand palais, pourtant si facilement porté à la critique.

Quand vous vous souviendrez que monsieur Ordonneau, de haute stature, puissant, d’un beau visage orné d’une forte moustache soulignée par la barbe, jouissait d’une magnifique santé, vous comprendrez qu’il fut désigné pour instruire cette délicate affaire et que lui fut confiée en outre l’exécution des commissions rogatoires de l’affaire du conseiller Prince.

Que fut l’instruction de cette affaire ?

Vous vous en doutez, les avocats des inculpés et des parties civiles appartenant à l’éventail politique complet, contrôlaient son action minutieusement, son cabinet était tous les jours assailli par les journalistes, il était l’objet d’attaques personnelles dans certains journaux ou de plaintes qui avaient pour but d’évincer de l’instruction ce magistrat trop perspicace et insensible à toute pression et à toute menace.

A l’occasion de l’une de ces plaintes relative à la saisie de talons de chèques au domicile de l’inspecteur Bonny, il écrit le 9 janvier 1935 : " Je me bornerai à dire que, depuis février 1934, époque où, pour moi, ont commencé les affaires Stavisky, je me suis livré à un travail intensif, étant à la tâche souvent la nuit et régulièrement chaque jour pendant douze à quinze heures ".

Calme, indépendant, courtois, maître de lui en toutes circonstances, d’une scrupuleuse équité, il conduit à bonne fin ces procédure délicates et la République reconnaissante lui décerne la rosette de la Légion d’honneur en juillet 1934.

Après cette période agitée et périlleuse de sa carrière, celle-ci, ensuite, se déroule normalement : il est nommé conseiller à Paris, puis président - évidemment - de la neuvième chambre, la chambre financière de la Cour et enfin conseiller à la Cour de cassation le 4 mai 1945.

Il est affecté à la chambre criminelle où il acquiert rapidement une place de choix grâce à sa grande expérience, sa connaissance des affaires financières et notamment de la loi sur les sociétés. Aimant le travail, il règle de nombreux dossiers et son affabilité lui gagne l’estime et la sympathie de tous.

Le 31 janvier 1952, il part pour la retraite et il se retire près de Bergerac, à Lamarzié, région où avait été constitué son régiment, le 108ème R.I. et où il est heureux de retrouver ses anciens camarades de combat qui lui portent une totale affection à la mesure de sa grande bonté.

Le 28 mai 1969, lui qui n’a jamais été malade, tombe foudroyé d’un seul coup et entre dans le grand silence.

Au nom de la cour, je donne à sa famille, en particulier à son fils, monsieur Ordonneau, conseiller d’Etat, l’assurance qu’elle n’oubliera pas la grande figure de ce soldat exemplaire, de ce magistrat qui nous a tous honorés.

Monsieur Marcel Rey de l’Allée,

L’année judiciaire allait se terminer, quand nous apprîmes, le 12 juillet dernier, la disparition de monsieur Marcel Rey de l’Allée, procureur général honoraire.

Avant que son éloge soit prononcé à la prochaine audience solennelle, saluons dès aujourd’hui sa mémoire. Que sa famille reçoive l’expression de notre sympathie attristée.

Monsieur Maurice Côme,

Et ce matin, nous avons appris avec une douloureuse émotion le décès de monsieur le premier avocat général Corne.

Monsieur Côme avait mené le combat dans "l’Armée des ombres" et chacun se souvient de son arrestation, des tortures que la Gestapo lui avait fait subir, de son évasion du train qui l’emmenait vers les camps de la mort.

Ses qualités de magistrat étaient à la mesure de son courage.

L’éloge qu’il mérite sera prononcé aussi le 2 octobre de l’année prochaine.

Que son admirable épouse qui a payé aussi son tribut douloureux en déportation à la défense de la patrie et ses enfants veuillent agréer l’expression de notre grande peine et savoir que nous partageons leur inconsolable tristesse.

Tels furent ceux qui nous ont quittés.

C’est avec ces neuf magistrats que j’ai vécu ces jours d’été, médité sur leur longue et courte existence dans le calme d’une vieille province, loin du bruit et du tumulte.

Une première réflexion est née de la lecture d’un précis de procédure civile dont l’auteur, professeur de droit, ancien garde des Sceaux, étudiant la condition des magistrats, écrit : " Tout régime nouveau suspend l’inamovibilité, épure, la rétablit. C’est un principe pour temps calme. A terme, la profession de magistrat est dangereuse ".

La relation de l’existence professionnelle de quelques-uns de nos collègues disparus pourrait accréditer cette formule, mais elle est trop lapidaire et générale pour être adoptée sans réserve.

Il n’empêche qu’instruisant ou jugeant les conflits entre les hommes ou entre la société et les citoyens, nous sommes, de par nos fonctions, mêlés à des événements qui, par leur nature, risquent d’entraîner pour ceux qui ont à les régler, des désagréments, des déconvenues, en tout cas, des jours et des nuits perturbés par les inquiétudes et les angoisses.

Une autre réflexion a fait naître, en moi, un sentiment de fierté.

Oui ! de fierté. Fierté d’appartenir à un corps qui peut se glorifier d’avoir possédé ce type d’hommes qui, quelles que soient les circonstances dans lesquelles la patrie ou leur profession les avait placés, avaient fait pleinement leur devoir tel qu’ils le concevaient, mais toujours avec désintéressement, courage, réserve, et, enseigné par leur exemple, j’aborde avec foi et ferveur les tâches de cette nouvelle année.

Messieurs les avocats,

Vos peines sont nos peines et nous avons éprouvé une grande tristesse en apprenant la disparition de votre confrère, maître Pierre Saint-Marc, officier de la Légion d’honneur, avocat honoraire à la Cour de cassation. Il était âgé de soixante-quatorze ans.

Vous lui aviez manifesté votre confiance en le nommant premier syndic.

Maître Saint-Marc était également un grand historien qui s’est attaché à réhabiliter la mémoire de personnages tels que le maréchal Marmant ou Emile Ollivier.

Nous prions madame Saint-Marc et son fils, conseiller référendaire à la Cour des comptes, d’agréer nos très sincères condoléances.

Mais la vie - insensible - nous pousse et nous allons - pour une nouvelle année - reprendre nos travaux en commun pour l’édification toujours renouvelée de ce monument de notre droit positif qu’est la jurisprudence.

Mais avant que le fait juridique ne soit appréhendé au fond par le judiciaire, il doit passer par le moule et les délais de la procédure et nous connaissons les difficultés que vous rencontrez pour l’application de certaines dispositions du décret du 22 décembre 1967 relatif aux formes de procéder devant la Cour de cassation : difficultés, en ce qui concerne les affaires dispensées du ministère d’avocat, de connaître le point de départ d’un délai partant d’un acte de procédure, la déclaration de pourvoi, que vous ne faites pas vous-mêmes ; difficultés, en ce qui concerne le droit commun, d’obtenir une expédition ou une signification de la décision de première instance ; surcroît de travail en raison du raccourcissement des délais.

Mais nous savons que vous les surmontez avec efficacité puisque le nombre des affaires évacuées a dépassé de plus d’un millier les affaires reçues et que ce résultat n’a pu être atteint que grâce à vos efforts quotidiens, à votre science, à la rigueur de la logique de vos mémoires, à l’ampleur de leur documentation.

Je suis assuré d’être l’interprète de la Cour en vous disant combien elle apprécie hautement votre collaboration et je suis persuadé que la confiance mutuelle à laquelle nous attachons tant de prix, restera la règle de nos rapports et leur agrément.

Monsieur le premier président,

Messieurs les présidents,

Messieurs,

J’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre ; et me donner acte de l’accomplissement des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

Jeudi 2 octobre 1969

Cour de cassation

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