Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1962

Rentrées solennelles

En 1962, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur Jean Foyer, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur André Touren, avocat général

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs les présidents,

Monsieur le premier avocat général,

Madame, messieurs,

C’est aujourd’hui l’audience du souvenir.

Un long et pieux usage toujours soigneusement conservé veut que soit prononcé à l’audience solennelle de rentrée l’éloge des magistrats de la Cour décédés pendant l’année judiciaire. Nous évoquons leurs figures, rappelons leurs mérites, rassemblant dans notre affliction tous nos disparus, les magistrats honoraires ayant quitté la Cour parfois depuis longtemps et dont seuls les anciens se souviennent et les magistrats emportés par la mort avant même d’avoir cessé leurs fonctions, avant d’avoir fini de vivre leur carrière qui, hier encore, avaient leur place ici et que nous avons tous connus.

Cette oraison traditionnelle nuance de tristesse la reprise de nos travaux. Elle est à la fois un suprême hommage à nos morts et la recherche des ultimes enseignements qu’ils peuvent nous donner.

Vivants, ils nous ont précédés dans la carrière, ils ont été les gardiens et les interprètes de la loi et nous devons les entendre comme nos aînés.

Morts, ils nous précèdent dans l’inconnu et nous donnent à méditer la grande et suprême leçon.

Pour le respect du vieil usage au nom de monsieur le procureur général, je vais avoir le grand honneur d’évoquer la mémoire de cinq magistrats dont la disparition a endeuillé la Cour.

Monsieur Jean Delaire

Le 23 juillet 1961 s’éteignait à Saint-Amand-Tallende, monsieur le conseiller Jean Delaire, à l’âge de 83 ans.

Il était né le 27 juin 1878, dans une riante petite ville du Puy-de-Dôme appelée Vertaizon. Son père était un important notaire de la riche plaine de la Limagne que l’on dit verdoyante, même aux pires saisons, sa mère était issue d’une vieille famille d’Auvergne.

La IIIème République vivait ses premières années et recherchait son équilibre sous la présidence de Mac-Mahon. La famille de Jean Delaire, famille provinciale et de notables, appartenait à ce que l’on appelait la bourgeoisie libérale et il devait rester toujours marqué de cette origine.

A la mort prématurée de ses parents, Jean Delaire fut élevé à Clermont-Ferrand, par une grand-mère et une tante qui surent si bien l’entourer d’affection qu’il leur voua un véritable culte et fut un orphelin heureux.

Il ne quitta le lycée de Clermont que pour la Faculté de droit de Paris et, à peine docteur, revint vite chez lui. C’est en effet à Clermont qu’il fut avocat stagiaire, puis avocat inscrit au grand tableau.

Il décida alors d’entrer dans la magistrature, mais à la condition de rester en Auvergne, et demanda un poste de juge suppléant à Clermont.

Tout au plus accepterait-il, très subsidiairement, dit-il dans sa requête, d’aller jusqu’à Issoire, à près de cinquante kilomètres du chef-lieu, presque aux frontières du département. Il fut heureusement nommé à Clermont en 1904 et pendant plus de trente ans sa carrière se déroula dans le ressort de la Cour de Riom.

Après sa suppléance clermontoise, monsieur Delaire remplit pendant dix ans les fonctions de juge d’instruction à Ambert. Il n’en partit que pour la guerre, mobilisé en 1915 au 13ème escadron du train des équipages. L’année suivante, il fut mis en sursis pour retrouver Ambert et son cabinet de juge d’instruction. Une population paisible, des industries locales telles que le papier et la dentelle ne rendaient par fiévreuse la vie judiciaire. Cependant, monsieur Delaire travailla avec ponctualité, avec conscience et obtint d’excellentes notes.

Ses chefs sont unanimes pour souligner son intelligence et sa parfaite courtoisie.

L’un d’eux même et je cite, que cette courtoisie « doit être autant plus appréciée qu’elle devient plus rare de jour en jour ». C’était en l’an 1920, les bons usages avaient subi la redoutable épreuve d’une guerre mondiale.

Monsieur Delaire affirme peu à peu sa valeur et les grades se succèdent à la présidence des tribunaux d’Ambert, de Riom, de Clermont, puis à la Cour d’appel de Riom. Il a atteint la cinquantaine ; la croix de chevalier de la Légion d’honneur orne sa robe, ses mérites sont connus de la Chancellerie, si bien qu’un jour, il est proposé pour un poste de chef de Cour. Ce magistrat d’Auvergne qui n’a quitté sa chère province que pour terminer ses études de Droit à Paris et pour servir sous les drapeaux pendant un an de guerre, qui, en 1930, refusait par retour du courrier un poste de juge au Tribunal de la Seine que lui offrait le directeur du personnel, doit se résigner à partir s’il veut poursuivre sa carrière. Il se résigne à ce qui eût comblé les vœux de tant d’autres et, en septembre 1936, il est nommé procureur général à Colmar. Quel dépaysement ! Quel désir de retrouver Riom ! Hélas, aucun poste ne s’y découvre, aucun échange n’est possible. Monsieur Delaire reste à Colmar. Il y réussit parfaitement, s’y fait de nombreux amis et, peut-être au moment où il découvrait qu’un Auvergnat peut parfaitement vivre en Alsace et s’y trouver heureux, il est nommé conseiller à la Cour de cassation.

Il est affecté en 1938, à la chambre civile et devait y rester dix ans. Il s’adapte immédiatement à sa situation nouvelle et devient rapidement l’un des membres les plus éminents de sa Chambre.

Il est servi par sa longue expérience professionnelle, ses vastes connaissances juridiques, son jugement sûr. Le premier président, en le proposant pour la croix d’officier de la Légion d’honneur, le déclare « remarquable par la clarté et la documentation de ses rapports, la facture impeccable de ses projets d’arrêts, l’utilité de ses interventions dans les délibérés ». Toute l’activité du magistrats du siège se trouve condensée et qualifiée dans ces notes magnifique qui donnent la définition même du parfait conseiller.

Un deuil cruel frappe monsieur Delaire. Il perd en 1947 sa chère compagne et vit dans son appartement de la rue de Rennes qui lui paraît soudain si triste et si vaste, avec sa fille dont l’affection s’efforce d’adoucir son chagrin.

Il avance en âge mais continue de servir avec le même zèle jusqu’à la retraite et l’honorariat. Il devait jouir du repos pendant treize ans. Ce haut magistrat savant et digne, aux allures de grand bourgeois, à la courtoisie raffinée, donnait une idée très exacte de la magistrature traditionnelle. La Cour de cassation, aux travaux et au lustre de laquelle il a si largement contribué, conservera fidèlement son souvenir.

Monsieur Pierre Oudinot

La Cour n’oubliera pas davantage monsieur le conseiller honoraire Oudinot, dont je dois maintenant retracer la carrière, si différente de celle du conseiller Delaire. Les deux hommes d’ailleurs se ressemblaient fort peu.

Pierre Oudinot, qui descendait d’un maréchal d’Empire et n’en parlait jamais, était le fils d’un professeur de Lettres. Les hasards de la carrière de son père le firent naître à Bar-le-Duc en 1887 et le firent élever au collège d’Auxerre, puis au grand lycée de Beauvais. Ses études de Droit furent couronnées à Paris en 1913 par une soutenance de thèse avec mention « très bien » venait d’être substitué par décret à l’ancienne mention « éloges » que l’on trouvait usée. Le nouveau docteur fut reçu après l’examen d’entrée dans la magistrature, nommé attaché titulaire à la Chancellerie et affecté à la direction des Affaires civiles. Il devait y rester jusqu’en 1930, avec cependant une notable interruption dont il garda le plus mauvais des souvenirs : mobilisé le 2 août 1914 dans le Service de santé aux armées, il fut fait presque immédiatement prisonnier mais, selon les termes mêmes de son état signalétique et des services fut, un mois plus tard « restitué ». L’ennemi échangeait ainsi contre quelque obscur infirmier bavarois ou prussien le descendant d’un maréchal de France. A la Chancellerie pendant quinze ans, monsieur Oudinot fut un rédacteur puis un chef de bureau modèle. Sa science juridique, son dévouement à sa fonction, sa prudence, et son tact en firent un collaborateur précieux pour plusieurs directeurs.

Mais un jour il fallut quitter le ministère et la vie de bureau. M. Oudinot avec le même calme, la même régularité dans son travail, la même intelligence, vint au palais de Justice siéger au Tribunal de la Seine, puis à la Cour d’appel de Paris. Il eut les honneurs de la première chambre et la présidence d’une importante chambre civile, la septième de la Cour.

Exactement vingt ans après son arrivée dans ce palais, en 1950, monsieur Oudinot fut nommé conseiller à la Cour de cassation et affecté à la chambre sociale. Sa grande puissance de travail lui permit une assimilation rapide de la législation fort complexe des baux ruraux et à loyers, de la législation non moins complexe du travail.

Il fit de cet ensemble de textes une interprétation certes toujours irréprochablement logique, main qui ne méconnut jamais leur esprit, c’est à dire les profondes raisons sociales qui déterminèrent leur élaboration.

Monsieur Oudinot fut, à la chambre sociale, un conseiller aussi laborieux que discret, aussi écouté que modeste. Cet homme de taille moyenne, mais d’une grande distinction de maintien, au large front intelligent, au regard plein de douceur, était d’une haute valeur morale avec l’esprit le plus orné. J’ajoute qu’une grande réserve naturelle, qui le faisait parfois prendre pour un timide, l’écartait des agitations et des plaisirs du monde et que les livres ont été sans doute ses amis les meilleurs.

Il quitte la Cour de cassation en 1957, à l’âge de la retraite avec l’honorariat de son grade et la croix d’officier de la Légion d’honneur.

Une santé fragile, malgré les soins attentifs d’une fille à l’inlassable dévouement, n’a pas permis à notre collègue de jouir longtemps du repos. Le 19 octobre de l’année dernière il terminait la vie la plus éloignée des orages et du bruit, la plus calme, irréprochable et laborieuse qui soit. En votre nom, messieurs, je donne à sa famille et en particulier à sa fille qui sut tant le soigner, l’assurance que la Cour se souviendra du conseiller Oudinot, de sa grande valeur et de ses vertus.

Monsieur Jules Mihura

Le 20 novembre 1961, les journaux publiaient une courte dépêche : « monsieur Jules Mihura, président de chambre honoraire à la Cour de cassation, est décédé subitement à l’âge de 80 ans, à Bayonne, sa ville natale ».

 

Cette triste nouvelle provoquait parmi nous une émotion d’autant plus profonde que monsieur Mihura avait consacré à la Cour de cassation près de cinquante ans de sa vie. Ce basque, grand, sec, aux gestes vifs, avait commencé de brillantes études à Bayonne et les avait continuées à la Faculté de droit de Paris, les terminant par une thèse sur le pari mutuel.

Le titre « L’Etat bookmaker », donnait avec une hâte juvénile la conclusion sans indulgence à laquelle aboutissait l’auteur.

En 1910, il prêtait le serment des avocats aux Conseils. Il devenait titulaire d’une charge importante et lui donnait un curieux caractère familial, faisant participer à ses travaux d’abord sa femme, puis ses enfants. Pendant trente ans, il exerçait ave honneur et bonheur sa belle profession : par deux fois, il appartint au conseil de l’Ordre, dont il fut secrétaire, trésorier puis syndic.

Lors des élections de 1937, pour la présidence de l’Ordre, de nombreuses voix se portèrent sur son nom, démontrant la confiance et l’amitié de ses confrères. Le destin de maître Mihura paraissait arrêté et sa carrière définitivement tracée. Cette carrière dans son esprit devait même être continuée, après lui, par son fils, déjà son collaborateur.

Hélas, la guerre éclatait et le fils de maître Mihura, lieutenant d’infanterie, tombait au champ d’honneur dans les Vosges en juin 1940.

Le chagrin du père fut immense. Ce fils qui devait assurer la continuité de sa famille, de son nom, de son métier, ce fils qui devait le prolonger lui même, n’était plus. Comment continuer sans lui et pour qui ?

Maître Mihura préféra céder sa charge et devint, en août 1940, conseiller à la Cour de cassation. Il fut affecté à la chambre civile et le voici parmi les magistrats devant qui, si souvent, il plaida.

Collaborateur du recueil de jurisclasseurs, avocats aux Conseils depuis trente ans, il a une connaissance approfondie de la jurisprudence et s’adapte d’emblée à sa nouvelle tâche pour laquelle il est admirablement préparé. Il acquiert très vite une réelle autorité parmi ses collègues qui tous lui ont donné depuis longtemps leur estime et leur sympathie.

Il est désigné en 1944 pour siéger au tribunal des Conflits et reçoit en 1951 la croix d’officier de la Légion d’honneur.

Son activité pendant ces années fécondes est extraordinaire. Il ajoute aux travaux de la première chambre civile les soucis d’une collaboration étroite avec l’une de nos plus grandes revues juridiques et les voyages du président de la Fédération régionale française. Je crois que c’était là son violon d’Ingres.

Il avait remarqué avec le regretté Charles Brun, apôtre du régionalisme, qu’il y avait partout dans nos provinces des sociétés savantes, étudiant, chantant nos villes et leur passé, nos régions, leurs paysages et leurs richesses, mais qu’aucun lien n’existait entre elles, chacune ignorant résolument les autres.

Le président Mihura entreprit pour protéger le patrimoine artistique du pays, de coordonner les efforts des sociétés régionales, d’empêcher la dispersion de leurs archives, de diffuser leurs publications et pour cela fit d’innombrables voyages, prononça des conférences, organisa des congrès et des expositions, ouvrit même des musées.

Il se dépensa sans compter.

Aucune région de France ne fut négligée. Toutes ont bénéficié des généreux efforts du président. Le pays basque, est-il besoin de le dire, ne fut pas oublié.

L’âge de la retraite approchait peu à peu et le 1er juin 1955 monsieur Mihura était nommé président de chambre honoraire à la Cour de cassation.

A peine un mois plus tard, le garde des Sceaux le nommait président de la « Commission consultative de la famille et de la natalité française » qui s’intitula par la suite avec plus de précision la « Commission spéciale du livre ».

 

Monsieur Mihura exerça ces fonctions fort délicates avec un tact extrême ayant a ses cotés d’éminents représentants du monde des associations familiales, du droit et des lettres, notamment monsieur Pierre Descaves. Au cours de sa présidence près de quatre cents ouvrages furent examinés, dont certaines éditions de Sade, Verlaine, Musset, Pierre Louys, et il prit une part prépondérante à l’élaboration d’une jurisprudence nuancée qui tient compte de nécessités apparemment contraires : d’une part l’assainissement du commerce du livre par l’élimination d’œuvres pernicieuses, d’autre part la protection de l’écrivain et de sa liberté.

Durant les derniers temps de sa présidence monsieur Mihura se consacra au perfectionnement des textes législatifs qui organisent le contrôle du livre. Il fit preuve une fois de plus, dans cette ultime tâche de ses éminentes qualités.

Cependant, les fatigues et les peines de sa vie commençaient à l’affaiblir. Au cours de l’un de ses voyages entrepris pour la Fédération régionaliste française, il avait été victime d’un très grave accident d’automobile aux environs de Nantes. De profondes blessures à la face avaient failli le rendre aveugle.

Sa taille était restée mince, son énergie était intacte mais sa santé s’altérait.

La mort devait le prendre le 20 novembre 1961 dans sa belle maison d’Héguy dont les fenêtres contemplent Bayonne et les montagnes.

Il nous laisse dans un deuil que nous partageons avec ses proches mais nous lègue l’exemple de sa vie toute tissée de travail et de dévouement.

Deux mois plus tard, le 14 janvier 1962, décédait à Paris, un conseiller encore en activité de service. C’eût été pour moi un véritable privilège de décrire la belle carrière et rappeler les mérites de ce magistrat que j’eus plusieurs fois l’occasion d’approcher et dont la personnalité était très attachante. Mais ce chrétien qu’animait l’esprit de l’Evangile a exprimé le formel désir non seulement que son éloge funèbre ne soit pas prononcé à l’audience de rentrée mais même que son nom soit tu.

Je m’incline avec respect devant cette dernière volonté dictée par une modeste touchante qui n’était que l’une des nombreuses et remarquables qualités de notre collègue.

Je me borne à renouveler à sa femme et à ses enfants, les sincères condoléances de la Cour.

Puisse la vivacité de nos regrets adoucir leur chagrin.

Monsieur Edmond Cérède

 

La mort qui a si cruellement éprouvé cette année le Siège de la Cour n’a pas épargné le Parquet général.

Le 25 février, à l’hôpital Foch à Suresnes, monsieur Edmond Cérède, avocat général honoraire à la Cour de cassation, succombait après quelques semaines de maladie.

Monsieur Cérède, comme son grand ami le premier président Cavarroc, était de Figeac, au riche terroir et s’en montrait très fier.

Certes, il ne chercha pas, comme le fit le conseiller Delaire, à fixer sa carrière au moins en ses débuts dans son pays natal mais il y revint toujours auprès d’un frère et d’une sœur devenus ses seuls parents, au rythme des vacances.

Avec une joie qui ne s’émoussait pas, il retrouvait Figeac où il avait vécu son enfance et où sa famille possédait la plus charmante des maisons d’autrefois au bord du Celé, aux pieds de la cathédrale, au fond d’un beau jardin. Son père, riche négociant, lui fit suivre les cours du lycée Gambetta de Cahors, puis de la Faculté de droit de Paris.

Mais le 2 août 1914, Edmond Cérède qui n’avait pas eu le temps de finir la licence de droit et qui avait déjà fait deux ans de service militaire aux chasseurs d’Afrique à Tunis, dut revêtir à nouveau l’uniforme, et pour cinq ans.

Au front pendant toute la durée de la guerre, il fut gazé deux fois, devint brigadier dans l’artillerie de tranchée, reçu la médaille de la Valeur militaire italienne et fut cité à l’ordre de l’armée du général Mangin.

L’étudiant avait fait une belle guerre mais se retrouvait sans diplôme. Servi par une intelligence très vive et par la souplesse de son âge, il passait brusquement mais sans effort des canons des tranchées aux livres qu’il n’avait plus ouverts depuis longtemps.

En 1919, il terminait cette licence en droit, brutalement interrompue, et la complétait par le diplôme de l’Ecole des sciences politiques.

Il entrait dans la magistrature comme attaché titulaire à la Chancellerie et commençait une carrière de parquetier qui lui fit connaître près de dix tribunaux du ressort de Paris.

Il avait une éloquence naturelle que progressivement la culture enrichissait et que l’expérience dépouillait de ce qui est inutile. Au cours de cette période l’un de ses chefs lui a donné les plus courtes et les meilleures des notes : « magistrat d’élite et d’avenir ».

L’avenir, c’était un poste au Parquet de la Seine, puis au Parquet général de la Cour d’appel de Paris.

Il y passa quelque dix ans et y connut de grands succès aussi bien par ses travaux de cabinet qu’aux audiences, aussi bien dans les affaires civiles que dans les procès criminels.

Ses réquisitoires aux Assises captaient l’attention et entraînaient la conviction par leur éloquence, certes, et qui était grande, mais aussi par leur indépendance et leur humanité. Son art de dégager et d’exploiter les éléments de l’accusation n’était égalé que par l’exactitude du compte qu’il savait tenir des circonstances de l’affaire et la juste mesure des peines dont il demandait l’application.

La Cour de cassation lui ouvrit ses portes en 1952 et il prit durant sept ans une large part aux travaux de la deuxième chambre civile dont les problèmes nouveaux le passionnaient.

Nombreux sont ceux qui l’ont connu ici et se souviennent de son élégance, de son allure d’une étonnante jeunesse, de sa conversation riche d’esprit et de culture. Ce brillant magistrat sportif, mondain artiste, qui pêchait au lancer, jouait au tennis et suivait les concerts, cet homme séduisant qui fut si recherché pour son charme et pour sa gaîté était resté célibataire.

Aussi donnait-il l’impression que ses collègues étaient sa vraie famille et la Cour son foyer.

Il redoutait beaucoup la retraite, et, de fait, souffrit tout de suite de l’oisiveté et de la solitude.

Pour lui la limite d’âge fut ce qu’en dit un garde des Sceaux, de la Monarchie de juillet, Clément Sauré : « une œuvre funeste aveugle coquine comme une date, inflexible comme un châtiment, épargnant les infirmités qui n’ont pas d’âge, frappant l’âge qui n’a pas d’infirmités ».

 

Son optimisme et sa gaîté devinrent inquiétude et tristesse. Il était seul, il s’en plaignait et son cœur oscillait entre le souvenir de sa vie et le pressentiment de sa fin. Deux ans seulement après son admission à la retraite, l’avocat général Cérède se confondait dans le grand silence. La Cour rend pieusement hommage à ses mérites et à son talent.

Monsieur Robert Mazoyer

Et voici celui qui, cette année, est entré le dernier dans la retraite éternelle, le premier président Mazoyer. Il naquit à Asnières d’un père bressan et d’une mère normande. Taine aurait expliqué ses dons exceptionnels et variés par le mélange même de ses origines.

A l’âge des jeux et du latin, il était au lycée Lakanal puis à Tunis où son père dirigeait les services des Postes et si grande était la curiosité de son esprit qu’il hésita entre le journalisme, l’histoire, la géographie et le droit qu’il choisit.

Docteur en droit de l’Université de Paris, diplômé des Sciences politiques, avocat stagiaire au barreau de Paris, il fut pendant quelques mois secrétaire de monsieur Louis Barthou et enfin entra dans la magistrature en février 1909. Un premier poste à la Chancellerie, quelques postes de substitut et ses notes lui promettent un très bel avenir.

Il a l’esprit, l’intelligence et par dessus tout le caractère indispensable aux grandes entreprises pour citer Sébastien Roch dit de Chamfort…

Certains trouvent chez ce philosophe léger et mondain les traits exacts, surtout les plus fâcheux de notre XVIIIème siècle finissant, monsieur Jean Mistler le qualifie d’immortel de 2nde classe mais la mode veut que référence soit faite à ses écrits au moins une fois dans un discours.

Monsieur Mazoyer a donc l’esprit utile, l’intelligence nécessaire et le caractère indispensable aux grandes carrières. Il est noté comme un très brillant substitut et se trouve au tribunal de Laon en 1914. Il a 27 ans. La mobilisation l’envoie à l’intendance qu’il suit au front pendant quatre ans.

Il fait vaillamment son devoir, est cité à l’ordre de la division et reçoit la Croix de guerre.

A sa démobilisation, monsieur Mazoyer commence une longue et importante période de sa carrière qui, d’une guerre a l’autre, va se dérouler presque entièrement en Alsace. Le substitut du procureur de la République de Strasbourg de 1919 est devenu en1938 procureur général près la Cour d’appel de Colmar.

Entre temps et entre autres fonctions, il a rempli celles de conseiller à la Cour de Colmar et s’est acquis une grande réputation lors du pénible procès des autonomistes alsaciens qu’il a présidé avec remarquable autorité.

En qualité de substitut général, puis de procureur général de Colmar, il a prononcé des réquisitoires pleins de force et de finesse à l’occasion de nombreux procès criminels. Il est un chef de cour, alliant l’autorité à la gaîté, la science à la bonté. Chacun salue à Colmar ce procureur général de grande mine mais nullement hautain dont on admire l’intelligence et l’éloquence et qui paraît comblé de tous les dons. Ses intimes racontent qu’il écrit des ouvrages d’histoire et de poésie, que ses lectures sont variées comme sa culture, qu’il lit et relit Balzac. Il est suivi d’un véritable cortège de respects et de sympathies.

Juin 1940, l’Alsace est envahie et le procureur général de Colmar, devient un réfugié.

La Cour de cassation l’accueille. Il en fera partie pendant dix-sept années avec une seule interruption mais de grande importance. L’Alsace libérée il retourne à Colmar délégué dans ses anciennes fonctions de procureur général pour y reprendre 1’œuvre d’organisation des services judiciaires d’Alsace et de Lorraine commencée avant l’occupation allemande.

Cette mission menée à bien, monsieur Mazoyer retrouve la chambre des requêtes. Il la quitte en 1947 pour la section commerciale et financière de la chambre civile qui vient d’être créée. Il en devint plus tard le président et la marqua profondément de son empreinte par ses méthodes de travail et sa science.

A l’âge de la retraite, commandeur de la Légion d’honneur avec l’honorariat le plus éminent de la magistrature française celui de premier président de la Cour de cassation, il estime que l’œuvre n’est pas encore finie.

Etonnante retraite que la sienne !

Il accepte la présidence de la Société mutualiste du ministère de la Justice pour laquelle son esprit social et sa bonté le désignaient. Il y manifeste pendant quatre ans, je cite monsieur le président Astié, son très distingué successeur « une inlassable bienveillance et une activité créatrice de tous les instants ».

 

La maison de retraite de La Blairie est l’une de ses réalisations préférées et les heures qu’il y passe au milieu de ceux qui lui doivent leur toit et leur confort constituent sa meilleure récompense.

Pourtant cette présidence absorbante si généreusement acceptée, ce rôle d’animateur et de contrôleur si consciencieusement joué ne suffisent pas au premier président Mazoyer qui n’est jamais à bout de dévouement.

Il répond à l’appel du gouvernement marocain et accepte d’apporter à la Cour suprême qui vient d’être créée à Rabat le concours inestimable de son expérience.

Souriant devant les difficultés de tous ordres, il arrive dès 1957 au Maroc et pendant cinq ans malgré les atteintes de l’âge qui courbe sa haute taille et la couronne de cheveux blancs, il assure la mise en marche de la plus haute juridiction chérifienne et la présidence effective de sa chambre civile. Tout en contribuant ainsi au prestige français, il rend un inestimable service au Maroc dont il disait que le ciel et les couleurs étaient d’une splendeur incomparable et qu’il était heureux d’y vivre avec les siens dans la beauté et le travail.

Mais il était plus tard qu’il ne croyait et c’était sa suprême étape.

Le 3 mai, il travaillait comme les autres jours. Le lendemain une crise cardiaque le terrassait. Il avait soixante-quinze ans et mourait sans avoir été vieux.

Le Gouvernement marocain lui a marqué sa reconnaissance en le nommant grand officier du Ouissam Alaouite et en lui faisant d’impressionnantes funérailles.

La Cour de cassation s’associe au deuil cruel qu’éprouvent madame Mazoyer, ses enfants, sa famille. Elle les assure par ma voix de sa grande tristesse du départ pour l’au-delà d’une si haute figure de la magistrature.

Maintenant que s’achève le funèbre défilé, qu’il me soit permis de dire combien je me suis senti nouveau parmi vous pour vous parler des disparus. Je crains de n’avoir capté que des reflets dans leurs dossiers déjà jaunis qui ne contiennent guère que de sèches notices et de n’avoir trouvé que des mots insuffisants pour vous remémorer leurs personnalités si différentes : le grand bourgeois d’Auvergne dont la parfaite courtoisie datait si agréablement, le magistrat venu de la Chancellerie, aussi réservé dans ses habitudes que remarquable dans ses travaux, l’ancien avocat aux Conseils, subtil juriste, amoureux des provinces et surtout de la sienne, le brillant avocat général au célibat studieux et raffiné, le premier président majestueux et bon dont le sourire augmentait encore l’autorité.

Certes, ces magistrats étaient bien différents par leurs apparences physiques et par leurs caractères et je devais essayer de les peindre dans leur diversité.

Je demande humblement leur indulgence et la vôtre pour les imperfections de cet essai.

Mais et ceci devrait me rassurer, bien plus que dans leurs traits particuliers, bien plus que dans leurs différences, l’essentiel n’est-il pas au contraire dans ce qu’ils ont partagé, ce qui leur fut commun ?

Au-delà des ressemblances évidentes, inéluctables, tenant à leurs études, à la guerre, à leur carrière dont le film s’est déroulé dans un décor uniforme de palais de Justice, il y a une ressemblance plus importante, plus profonde.

Leurs vies que j’ai dû résumer apparaissent au fond comme des variations sur un thème unique et toujours repris, le thème de l’homme de bien et de culture réunissant les forces de l’intelligence et du cœur, « exempt de blasme » comme dit La Roche-Flavin, et consacrant le meilleur de sa vie à mettre humainement le droit au service des hommes.

Ce service difficile mais dont ils n’ont jamais été las, qu’ils ont accompli ensemble, qui les réunissait, les relie à tous ceux qui leur ont succédé à chacun de leurs postes dans leurs grades, dans leurs fonctions, et ces magistrats dont la disparition nous remplit de tristesse ne sont pas vraiment morts puisque d’autres, avec la même foi, ont repris les flambeaux que leurs mains ont portés et leur ressemblent tant.

Messieurs les avocats aux Conseils,

Chaque année, l’avocat général chargé du discours d’usage se tourne vers vous en des termes qui ne changent guère et vous exprime les sentiments de la Cour qui eux, ne changent pas.

Tous, dans l’accomplissement de votre tâche indispensable vous joignez le talent à la science du Droit et à la conscience. Vous avez toujours mérité et vous méritez toujours cet hommage. Je suis heureux de répondre à la pensée de la Cour de cassation en vous disant qu’elle se félicite hautement de votre précieuse collaboration et vous renouvelle l’expression de toute sa confiance, de son estime et de sa sympathie.

Je salue l’arrivée, à la tête de votre Ordre, de monsieur le président Jolly. Il sera le digne continuateur de monsieur le président Jean Rouvière dont le dévouement est si grand, si haute la courtoisie, et que nous félicitons chaudement d’avoir rempli ses délicates fonctions avec tant de bonheur.

Je salue enfin le départ de monsieur le président Morillot qui va prendre sa retraite après une grande carrière et qui pour le vif plaisir de la Cour vient d’être promu au grade de commandeur de la Légion d’honneur.

Monsieur le premier président,

Madame,

Messieurs,

Pour monsieur le procureur général, j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour de recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre, déclarer close l’année judiciaire 1961-1962 – déclarer ouverte l’année judiciaire 1962-1963 – et me donner acte de l’accomplissement des formalités exigées par la loi.

Mardi 2 octobre 1962

Cour de cassation

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