Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1960

Rentrées solennelles

En 1960, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 3 octobre, en présence de monsieur Edmond Michelet, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur André Rocca, Avocat général

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Madame,

Messieurs et chers collègues,

Le temps suit son inexorable course sur les flots des âges ; toujours, dans son irrésistible sillage, il broie des vies et les entraîne vers les gouffres sans fin où la mort les attend.

Comme tous les ans, plusieurs des nôtres s’en sont allés pour un voyage sans retour, vers cet au-delà infini et insondable ; ils nous ont quittés, non sans avoir, jusqu’à leur souffle ultime, tendu, suivant les préceptes des purs, à donner, non pas, certes, des jours à leur vie mais de la vie à leurs jours.

C’est en vérité une tâche bien rude pour un nouveau venu dans cette Cour austère que hantent les ombres du passé et où le Droit acquiert, à l’abri des passions humaines, ses titres de noblesse, que de faire l’appel sacré des morts de l’année et de célébrer leurs vertus.

Sans doute peut-il puiser dans les dossiers qui demeurent l’unique survivance de leur magistrature, les détails qui les peignent et les enseignements qui s’en dégagent. Il est, hélas !, malaisé d’interroger ces témoins muets d’existences révolues et on ne peut se défendre de craindre, en ouvrant ces froids tombeaux où gisent, à jamais ensevelies, les cendres glacées des carrières anciennes, de profaner des cercueils et de troubler la juste paix des morts.

Plus évocateurs demeurent les souvenirs de ceux qui, les ayant connus, les ont aimés et qui, les ayant aimés, savent rendre à leur mémoire l’hommage qui lui est légitimement dû.

C’est à ces sources vives d’information que, en appoint aux documents où s’inscrivent les diverses étapes d’une vie profession­nelle, le biographe occasionnel, investi de la charge périlleuse de juger ses anciens, se devait de s’abreuver.

Certes, les travaux d’un magistrat ne sont point article de réclame, c’est dans l’isolement et le silence que l’homme de robe se consacre à sa haute mission. A l’écart du bruit, en marge du monde et de sa vaine agitation, silencieusement, sans ostentation ni publicité, sans découragement ni défaillance, il travaille, mieux instruit des hommes qu’ils ne le sont de lui et s’usant en efforts que l’ignorance publique ridiculise ou méconnaît.

Aussi bien, n’est-ce point de la foule, fût-elle celle des plai­deurs, que parviennent au chercheur des informations impartiales et sûres sur le comportement et les mérites des magistrats défunts ; mieux vaut encore aller, dans la paix des cimetières, interroger leurs tombeaux et tenter de capter le reflet des âmes qui s’en exhale.

Ainsi, explorant leurs notes biographiques et professionnelles, quêtant à travers les souvenirs qui leur survivent, est-il possible de rendre, un instant, à ceux qui, en quittant cette terre, ont livré leurs familles au désespoir et laissé dans nos coeurs fidèles l’exemple et le regret de leur sagesse et de leur grandeur, la place qu’ils occupaient parmi nous.

« Tous, comme Oreste, ils ont joué leur acte et leur acte était bon ; ils l’ont porté sur leurs épaules comme le passeur porte les voyageurs ; ils l’ont fait passer sur l’autre rive et ils en ont déjà rendu compte aux dieux et, plus il fut lourd à porter, plus ils se sont réjouis car leur liberté fut d’avoir accompli leur devoir et vécu leur destin ».

 

Une consolation nous reste, à savoir que, comme la verdure ne repousse que mieux où l’incendie a porté ses ravages, les morts qu’on aime ne sont pas morts, selon Victor Marguerite, ils ne disparaissent qu’avec le dernier souvenir, or, ce souvenir vit et vivra dans nos coeurs emplis d’amertume.

Monsieur Charles Jaquillard

Qu’il me soit permis d’évoquer tout de suite la grande figure de monsieur le conseiller Jaquillard, d’abord parce que, de tous nos collègues défunts, il fut le seul que j’ai personnellement connu, ensuite parce qu’il participait encore aux travaux de notre Cour quand la mort l’a, messieurs, enlevé à votre estime et à votre considération, enfin, et surtout, parce qu’il joua, dans l’élaboration de cette charte statutaire que nous attendions vai­nement depuis des lustres et qui, en 1958 seulement, nous fut octroyée, le rôle de premier plan qu’il convient de célébrer.

Tout dans cette réforme n’a pas recueilli sans doute une enthousiaste adhésion et bien des points en sont encore discutés si même ils ne soulèvent pas de sévères critiques ; il me plaît, du moins, d’attribuer au savoir, à la compétence et à l’esprit d’équi­libre et de sollicitude du président du Conseil consultatif de la Réforme judiciaire, ce que celle-ci contient de favorable à la cause et aux intérêts de tous les membres de la famille judi­ciaire.

Monsieur Jaquillard, robuste alsacien au teint coloré et aux yeux d’un bleu profond où se lisait son âme, était né le 14 juillet 1894, à Harskirchen, dans ces marches de l’Est, alors alleman­des, où vibrait toujours pourtant l’amour secret de la Patrie perdue et dont tant d’exilés volontaires s’en sont allés, pour demeurer français, féconder de leur sueur et de leur sang une autre terre à son tour aujourd’hui douloureuse à laquelle il m’est doux d’adresser, au passage, l’hommage de ma filiale affection et de ma nostalgique fidélité.

Notre malheureux collègue fut, certes, incorporé, parce que contraint, dans l’armée ennemie, mais... et voilà qui nous offre une première raison de vénérer sa mémoire, suspect aux yeux de l’occupant, il ne servit jamais contre nous sur le tragique front de l’Ouest, où, rongé de mille tranchées et déchiré par tant de combats, le pays, exsangue et meurtri, semblait devoir mourir d’une lente et effroyable agonie.

Au reste, dès l’Armistice victorieux de 1918, revenu, avec toute l’Alsace, dans le giron de la France, il s’empressa, après un essai à Strasbourg, de poursuivre et de terminer ses études juri­diques à Bordeaux, afin - disaient de lui, le 22 juillet 1930, les chefs de la Cour de Douai, dans le ressort de laquelle il exerçait alors sa magistrature - de s’assimiler, dans le plus bref délai, la législation française, donnant ainsi une preuve supplémen­taire de son attachement à sa véritable Patrie et à ses insti­tutions.

Il y a lieu de croire que l’enseignement du Droit dans les facultés de Strasbourg et de Bordeaux est de qualité, si l’on en juge par la science juridique et les éminentes qualités de juriste dont monsieur le conseiller Jaquillard apporta, tout au long de sa belle carrière, la constante démonstration.

Du 12 mai 1921, date de sa nomination aux fonctions de pro­cureur cantonal et d’attaché au Parquet de Mulhouse, jusqu’à ce jour sombre du 26 janvier dernier qui l’arracha à notre Cour et à l’affection de tous ses collègues, monsieur Jaquillard franchit, en effet, les divers et surabondants échelons d’une profession qu’il aimait et pratiquait avec la même ferveur que l’homme de Dieu exerce son ministère sacré.

Au cours de cette marche ascendante vers les sommets, aussi bien dans sa terre natale d’Alsace - où, tant à ses débuts, comme juge suppléant à Colmar, que vers la fin de ses pérégri­nations judiciaires, au titre de chef de cette importante Cour d’appel, il élabora, puis paracheva sa culture juridique et sa connaissance des hommes - qu’à travers les autres provinces de France où le conduisirent ses successifs avancements, sa manière de servir, son intelligence, son ardeur au travail, sa distinction native et sa haute conscience constituent le leitmotiv de ses notes professionnelles. Il ajoutait à cet ensemble prestigieux de dons naturels de l’esprit et du coeur une étonnante faculté d’ob­servation que ses chefs, en 1932, soulignaient de ces mots élo­quents dans leur sobriété : « Il sait prévoir et ne prend aucune décision à la légère » ; en outre, dans sa fermeté, son indépen­dance et sa courtoisie, le chef et l’homme du monde se mêlaient harmonieusement puisqu’elles lui conféraient à la fois l’autorité et le charme qui font le magistrat complet.

« Je vous le garantis comme une recrue de choix » écrivait déjà de lui en 1926 le procureur général près la Cour de Colmar dans une lettre d’information au directeur du personnel ; « A promouvoir sans aucune hésitation » s’exprimait à son tour le premier président de la Cour d’Orléans, en le réclamant en 1942 comme président de chambre, « pour s’assurer, disait-il encore, la collaboration de cet excellent magistrat ». Ajoutons que, pro­fondément humain et bon, épris de lettres et de musique, il portait en lui les signes infaillibles de cette sérénité qui classe les êtres supérieurs.

Comment, nanti de telles qualités marquées de commentaires aussi particuliers, monsieur le conseiller Jaquillard n’eût-il pas mérité la considération et la sympathie unanimes dont il était entouré ? Comment n’eût-il pas conquis ses grades dans notre Ordre natio­nal de la Légion d’honneur dont la cravate de commandeur lui fut justement décernée le 24 juin 1958 ? Comment, après avoir retenu en 1939 l’attention de monsieur le ministre du Travail qui lui témoigna la confiance du Gouvernement en le désignant comme surarbitre pour régler un difficile conflit social, n’eût-il pas retenu, à son tour, celle de monsieur le garde des Sceaux, qui, pour présider le Conseil consultatif de la Réforme judiciaire, ne pou­vait faire, le 22 décembre 1958, un meilleur choix ? Comment, enfin, ne se fût-il pas imposé au respect et à l’affection de ses pairs, qui, en marge de sa famille, l’aimaient et le pleurent ?

Est-il meilleure preuve de ce que j’avance que la lettre émouvante qui m’a été remise au cours de cet été et aux termes de laquelle l’un de nos plus distingués collègues, en apprenant que m’incombait la difficile et honorable tâche de prononcer à cette audience l’éloge funèbre de nos morts, s’est spontanément offert à m’éclairer sur les titres divers que monsieur Jaquillard s’était, en tant qu’homme et magistrat, acquis à l’estime et à la vénération de ses pairs ? Et, en dehors de toute autre considération intime ou professionnelle, ne suffirait-il pas à la gloire posthume de celui de nos disparus dont j’évoque en premier la noble figure, de citer le passage de cette lettre qui relate la farouche énergie avec laquelle, l’an dernier, sur les bords du Léman, il luttait contre la maladie qui devait l’emporter, forçant ainsi l’admi­ration ?

Après avoir, en effet, fait preuve durant ses dernières heures terrestres d’un admirable courage dont son visage, empreint à la fois de douceur et de fermeté, portait les stigmates révéla­teurs, il s’en est allé dormir à Bordeaux, dans la sépulture fami­liale de madame Jaquillard, donnant ainsi à sa digne et remarquable épouse cet ultime témoignage d’amour et de délicatesse.

La renommée survit à la mort ; monsieur le conseiller Jaquillard, nous ne vous avons point perdu.

Votre souvenir vit parmi nous « Post funera vertus vivit ». Votre oeuvre, bien qu’inachevée, s’est accomplie. Dormez en paix à l’ombre des cyprès que n’at­teignent point les rumeurs du monde. Notre hommage respec­tueux y dépose sa gerbe d’immortelles ; et celles que votre mort accable, votre épouse et votre fille, peuvent, à travers le voile des larmes, parcourir fièrement du regard la route droite que vous avez, jusqu’au tombeau, suivie.

Monsieur Camille Maire,

Par l’effet d’une troublante et tragique coïncidence, en ces mêmes heures noires du 26 janvier 1960, tandis que s’éteignait monsieur le conseiller Jaquillard, monsieur le conseiller honoraire Maire fermait également et à jamais ses yeux à la lumière. Ce jour-là, et par deux fois successives, la mort est venue, en ce Palais, tendre ses voiles de deuil comme pour imposer à notre insou­ciance coutumière des raisons de s’émouvoir de son cruel mys­tère.

Monsieur le conseiller Maire avait cessé depuis dix années de mettre au service de la justice son érudition et son expérience, puisque, né le 4 octobre 1880 à Troyes, et atteint par la limite d’âge le 4 octobre 1950, il s’était, depuis lors, enfermé dans une sage retraite dont ses longs et brillants services, tant civils que mili­taires, l’avaient rendu pleinement digne. Il y coulait une exis­tence quiète et sereine dont on se plaisait à penser qu’elle le conduirait à une vieillesse prolongée et qu’elle ne le destinait pas aussi tôt à un brutal trépas.

A l’orée d’une carrière de près d’un demi-siècle, un sort iro­nique avait assigné à son prétendu athéisme la résidence de Lourdes et, de suite, il s’y était fait remarquer par son intelli­gence lucide, son inlassable activité et un tact raffiné. En peu de temps, son goût du travail et de la recherche - ce qu’il est convenu d’appeler l’amour du métier - affermissait ses ten­dances innées, à telle enseigne que, dès 1912, alors que dans l’Est, à Montbéliard et à Epernay, il s’adonnait avec passion à la charge toujours lourde d’un cabinet d’instruction, il recevait de ses chefs le plus bel éloge que puisse rêver un magistrat, l’hommage rendu, sans restriction ni réserve, à sa loyauté et à l’indépendance de son caractère.

Il était pourtant écrit qu’il lui faudrait, en 1914, laisser là son cabinet et ses dossiers pour courir aux frontières défendre la Patrie. Il était, comme tous les Français alors en âge de porter les armes, convié au sacrifice du sang. Dans l’arme obscurément glorieuse du génie, à travers les vicissitudes de la guerre souterraine que les hasards d’une stratégie nouvelle, peu compatible avec la fougue française, nous avaient imposée, il fit tranquillement son devoir et la Croix de guerre étoila, comme il se devait, sa poitrine de soldat.

Cette médaille du courage et de la valeur militaires ne devait point, hélas ! lui valoir garantie contre les retournements de l’Histoire et les revers ultérieurs de nos armes.

Rendu à sa vie civile et professionnelle dès l’armistice victo­rieux de 1918, il reprenait avec une ardeur nouvelle ses travaux interrompus et, successivement, grâce - je cite – « à la valeur exceptionnelle de ce magistrat de premier ordre », il s’élevait, d’échelon en échelon, jusqu’à la première présidence de Rouen, où, d’emblée, il affirmait son incontestable maîtrise.

C’est à cet instant même où, en lui, la magistrature provin­ciale venait de se donner un chef à tous égards digne de diriger une Cour aussi prestigieuse, qu’un sort inique et funeste l’enleva brutalement, au mépris des droits acquis et de l’intérêt supérieur de la justice, à ses audiences et à ses arrêts. En dépit de la déférente sollicitude que lui témoignaient ses collègues et de l’attachement respectueux que lui vouaient ses justiciables, malgré son irréprochable passé, son patriotisme éclairé et l’ex­trême dignité de sa vie, son ancienne appartenance à la franc-maçonnerie, dont il avait pourtant démissionné, lui fut imputée à crime ; aussi, par deux arrêtés de 1941 - dont nos âmes de justes ne cesseront de s’attrister et dont notre goût de la liberté nous conduira à déplorer toujours que la haine et la violence aient pu les arracher à la justice de notre pays - fut-il, tour à tour, déclaré démissionnaire d’office, puis admis à la retraite. Tel le sage antique, monsieur le conseiller Maire se retira dignement : « Parce que je suis un homme, cela signifie que je dois être un lutteur » disait Goethe, monsieur Maire fut un homme !

Nous ne pouvons toutefois douter des tortures morales que cet être pétri d’honnêteté et de droiture subit et supporta pendant son isolement. On ne viole cependant pas impunément l’esprit et on ne brime pas à loisir les valeurs humaines. Dès la Libération, l’ex-premier président de Rouen reprenait, au sein de la famille judiciaire, la place dont il avait été frustré et, en réparation du préjudice que le fait du Prince lui avait causé, c’est à la Cour de cassation que sa réintégration le conduisit. C’est là que, le 4 octobre 1950, la retraite, que seul l’âge commande, l’atteignit normalement. Il était, depuis 1947, officier de la Légion d’hon­neur. Il était, surtout, l’ami, le collègue, le magistrat qu’on vénère et qu’on aime.

Sa mort, en nous l’enlevant, ne nous a point enlevé son souvenir. Parodiant Daniel Rops, je pourrais dire : « O Mort, ta victoire est vaine, puisque, par-delà le linceul où repose à jamais celui qui fut un grand magistrat, tu t’avères impuissante à effacer de nos coeurs la pensée fidèle que nous gardons de lui et les regrets dont nous faisons hommage à sa mémoire ».

Monsieur Robert Falco

Les vies de certains hommes, messieurs, présentent souvent de curieuses ressemblances et la mort nous semble parfois choisir ses proies avec un étrange éclectisme. Nous ne pouvons pas, en effet, ne pas être surpris de ce que, au cours de l’année judiciaire écoulée, un autre de nos anciens et non des moins connus, monsieur le conseiller honoraire Falco, dont le nom résonnera longtemps encore dans nos couloirs silencieux, a terminé son existence ter­restre après avoir souffert, au soir d’une remarquable carrière, les mêmes iniques déboires et le même ostracisme odieux que le regretté monsieur Maire dont je viens d’évoquer le souvenir. Comme monsieur Maire, en effet, monsieur le conseiller Falco, parce qu’il était de confession israélite, fut ignominieusement écarté, au tout dernier parcours, du chemin qu’il suivait, d’un pas ferme et sans heurt, vers l’horizon de paix qu’il entendait atteindre. Il a supporté sans faiblir son indigne disgrâce et je crois rendre à ce grand magistrat l’hommage mérité que me dicte ma déférente admi­ration, en exprimant l’amertume que ne cesseront d’éprouver nos consciences, des mesures abominables dont il fut, lui aussi, l’in­nocente victime.

Monsieur Robert Falco était né à Paris, le 26 février 1882. La reli­gion de ses pères n’avait point empêché ceux-ci de donner à la France d’éclatants témoignages d’un patriotisme dont on s’étonne et s’indigne qu’un gouvernement français, bien qu’enchaîné et asservi, n’ait pas, à l’une des plus sombres heures de notre Histoire, osé tenir compte. Son bisaïeul avait été, en effet, décoré en 1831, par le roi Louis-Philippe, de la médaille de la « recon­naissance nationale ». Son grand-père maternel, architecte de la Ville de Paris, du roi Léopold II de Belgique et de la reine Isabelle d’Espagne, avait servi comme capitaine de la Garde nationale et l’empereur Napoléon III l’avait fait, à 34 ans, offi­cier de la Légion d’honneur ; son père, combattant volontaire de la guerre malheureuse de 1870-1871 et également titulaire de la rosette de la Légion d’honneur, avait marqué de son savoir et de sa droiture les audiences de section du Tribunal de commerce de la Seine ; plus près de nous, son frère Fernand, capitaine mitrailleur au 355ème régiment d’infanterie, était tombé au champ d’Honneur, face à l’ennemi, en Champagne, léguant aux siens sa Légion d’honneur et sa Croix de guerre ; sa soeur enfin s’as­sociant aux fastes militaires de son mari, le général de Corps d’armée Legrand-Girard, incarnant en elle la somme de toutes les vertus ancestrales et fidèle à un passé de dévouement à la Patrie, s’était, sa vie durant, consacrée aux oeuvres sociales et à la protection de l’enfance, puis, pendant les hostilités de 1914-1918, à la Croix-Rouge ; elle-même avait été décorée de la Légion d’honneur. Point n’est besoin, je le pense, de nous aven­turer plus avant dans cette éblouissante rétrospective.

Avec de tels titres de gloire familiale, eut-il été concevable que monsieur Robert Falco se soit, si faiblement que ce fût, écarté de la voie droite que les siens lui avaient, depuis plus d’un siècle, tracée ? Il n’est que de parcourir son dossier et de lire les notes élogieuses qui s’y succèdent - non pas dans un style uniforme et partant décevant, mais suivant des formules variées d’une progressive intensité - pour se convaincre de la grandeur de la tâche qu’au sein de la magistrature il sut accomplir.

Dès son stage d’attaché au Parquet de la Seine et à la Chan­cellerie en 1903, puis comme avocat et secrétaire de la Confé­rence du stage en 1906, il était déjà signalé comme un orateur ardent et brillant, doué de qualités exceptionnelles et d’une rare distinction. « Il a quelque chose de l’élégance parlementaire » disait même de lui le directeur du stage. J’ignore personnellement si nos Honorables bénéficient d’un don particulier en matière d’élégance, mais je retiens le propos auquel j’accorde, bien volontiers, la valeur d’une vérité fondamentale.

Un dicton prétend qu’on revient toujours à ses premières amours. Monsieur le conseiller Falco, quant à lui, a confirmé cet axiome, car, successivement, après un premier et bref passage dans la magistrature en qualité de substitut à Vesoul, il repassait la barricade - si tant est qu’on puisse parler d’un obstacle de ce genre, qui sent l’insurrection, à propos d’un simple changement d’état au sein d’une même famille, par ailleurs solidaire et unie - et reprenait sa robe d’avocat de 1908 à 1919, puis, par suite d’un appel inverse de ses tendances premières, il réin­tégrait définitivement le corps judiciaire où, d’une marche assu­rée, il s’engageait sur la rude côte de l’avenir, dont il eût dû, n’eussent été les événements douloureux qui déjà guettaient notre Pays, atteindre sans effort le sommet, tant sa robuste vaillance y favorisait son ascension.

Privé, par le seul effet de ses origines, du poste d’avocat géné­ral près la Cour d’appel de Paris, qu’il occupait alors avec un magnifique talent, et nommé vice-président de chambre hono­raire, il était - sans aucun égard à son passé et à celui des siens, à ses services et à ses titres de guerre, à ses galons et à sa croix - admis à la retraite et rayé des cadres. Pourtant, comme pour monsieur Maire, la revanche concomittante à celle de nos armes, était proche : en 1944, effaçant son injuste disgrâce, la Cour de cassation l’accueillait et, en 1947, réhabilitation suprême, il partait à Nuremberg représenter sa patrie repentante devant les assises internationales. Il eut pu, si une âme noble et pure ne l’avait animé, s’abandonner à la griserie, lâche parce qu’hu­maine, de la vengeance. Il y montra, au contraire, un esprit de mesure et de modération, joint à un sens aigu des nécessités impersonnelles de la répression, et il y recueillit, avec l’estime et le respect de ses collègues français et alliés, la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, ultime réparation du tort qu’il avait subi et solennelle consécration des titres de noblesse que, avec les siens propres, s’étaient acquis les générations qui depuis plus d’un siècle l’ont précédé dans l’Histoire.

Je crois qu’on ne saurait hausser notre collègue disparu sur un piédestal mieux adapté à sa haute valeur morale qu’en citant les passages suivants de la lettre que, ulcéré mais respectueux, raidi dans sa grandeur et non à genoux, il adressait, le 15 no­vembre 1940 au gouvernement de Vichy pour protester contre une exclusion sous le choc de laquelle il plia mais ne rompit jamais :

« ... En dépit de la conscience que j’ai des dures obligations de la défaite, je ne puis cependant m’empêcher de vous dire : croyez-vous que des proscriptions aussi générales que celles édic­tées par le « statut » ne soient pas lourdes d’iniquités particu­lières ? Ne pensez-vous pas qu’elles risquent par leur excès d’aller à l’encontre du but qu’elles poursuivent ? Ne sentez-vous pas, en effet, que cet excès heurte profondément ce sens de la mesure, de la nuance, de la discrimination et du juste équilibre qui, à travers les régimes changeants, demeure la trame de cette communauté française dont je vais avoir l’immense douleur d’être demain écarté ? Je ne veux pas douter, monsieur le garde des Sceaux, de la réponse que vous inspirerait votre sentiment profond de chrétien et de Français, et, m’inclinant avec tris­tesse devant les nécessités de votre lourde charge, je vous prie de recevoir l’assurance de tout mon respect ».

Quel tragique destin, en vérité, que celui de ces hommes de bien que furent messieurs Maire et Falco, tous deux pareillement et injustement frappés de la même rigueur comme coupables d’avoir commis les crimes, jugés inexpiables, l’un de s’être conformé, passivement, à ses conceptions philosophiques, l’autre, d’être seulement né juif, comme si l’idéologie ou la naissance constituaient des tares qui rendent indignes du doux nom de Français ceux qu’on en juge atteints. Ah ! que ne reviennent jamais ces temps de haine misérable, qui, par l’effet d’une honteuse intolérance, rejetaient du sein de la famille française des êtres supérieurs qui, pourtant, l’honoraient.

Monsieur le conseiller honoraire Falco, comme votre collègue monsieur Maire, il est à penser que votre belle âme, délivrée des servi­tudes terrestres, a atteint désormais ces régions sublimes où la justice divine, de quelque nom que les religions appellent l’Etre suprême qui la dispense, juge les morts non pas d’après la croyance ou la race, mais suivant leurs vertus. La revue anglaise « Graya », dans un de ses plus récents numéros, a consacré quelques pages à cet homme d’élite : « Il a gardé, pour mourir, écrit-elle, la discrétion et le tact qu’il avait mis à vivre. Il avait atteint les sommets de sa profession, il avait obtenu les plus hautes décorations ; il avait parcouru jusqu’à sa cime la route des succès et des honneurs ; tout cela lui était indifférent, mais il avait servi la justice, il aimait les siens et en était aimé. Il était heureux. Il était grand et ne le savait pas ».

 

C’est pourtant à vous, et à vous-même, mon cher ancien, que, en conclusion de mes faibles propos, je cède, pour achever votre éloge, la parole. Dans le discours que vous prononciez, le 3 octo­bre 1938, à l’occasion de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de Paris, vous vous incliniez devant la mémoire des morts, et, exhalant la pitié dont les souffrances qu’ils avaient endurées embrumait votre coeur profondément humain, vous ajoutiez, comme si, par prescience, vous aviez entrevu le sort que l’His­toire forgeait pour vous : « Puisse l’épreuve supportée avec une si calme résolution fortifier notre foi dans l’immortel destin de notre pays et soyons persuadés que la reprise normale, confiante et sereine de nos travaux dans les plus sombres comme dans les plus heureuses conjonctures est un des éléments de sa pérennité ».

 

En écho à ces nobles paroles et en offrande à votre mémoire, permettez-moi de formuler une identique espérance.

Monsieur Albert Vergelot

Toutes les carrières ne sont pas, heureusement, vouées aux mêmes vicissitudes ; en règle générale, elles échappent aux écueils sur lesquels certaines viennent malencontreusement échouer. A celle de monsieur le conseiller honoraire Vergelot, qui nous a, lui aussi, quittés cette année, furent épargnées les déceptions et les amertumes, encore qu’il se soit astreint, pour servir le pays, à s’expatrier de longues années dans ces terres lointaines et volages d’Orient, où, sous les plis de son drapeau, la France, généreuse et tutélaire, s’était chargée d’apporter aux populations qui lui étaient confiées, la civilisation, la justice et l’amour. On sait ce qu’il en advint. N’en éprouvons cependant ni découragement stérile ni peine inutile. Il est certes vain de bâtir sur le sable de l’indifférence et de l’ingratitude ; seule compte la fierté de l’oeuvre accomplie, dût-elle se heurter au sectarisme de la critique partisane et aux versatilités de la conscience orientale. La France peut à bon droit, s’enorgueillir des exemples qu’elle a donnés au monde et des bienfaits dont elle a su combler tous ceux au bénéfice de qui sa maternelle sollicitude s’est constamment exercée. C’est à des hommes de la trempe de monsieur Vergelot que notre patrie, inébranlablement atta­chée au progrès social et à la solidarité humaine, doit cette auréole de liberté et de fraternité que tentent en vain de ternir de grotesques propagandes et de sordides convoitises.

Monsieur le conseiller honoraire Vergelot était né le 29 mai 1874 à Villeneuve-sur-Yonne, où l’éternel repos l’a, à jamais, ramené. Docteur en Droit et lauréat de la Faculté de Paris, avocat stagiaire et attaché au Parquet de la Seine, il s’était, dès ses premiers contacts avec le monde judiciaire, imposé à l’attention de tous par ses dons remarquables d’intelligence et de travail, sa grande maturité d’esprit et son goût de l’investigation et de la recherche qui en firent d’emblée, suivant l’expression de ses chefs « un jurisconsulte averti et un juge expérimenté ». Au cours de la guerre, il avait été, comme auxiliaire, affecté au Service de la propagande du ministère des Affaires étrangères. Ainsi, les hasards de la guerre et ses nécessités devaient, en l’initiant, exceptionnellement, aux problèmes extérieurs, orienter sa voie et le conduire à accepter les missions spéciales dont sa formation justifiait l’octroi. C’est ainsi que, d’octobre 1920 à mars 1927, soit pendant près de sept années, il fut détaché en Syrie et au Liban pour y remplir tour à tour les fonctions nouvelles et délicates de membre de la Commission de codifica­tion et d’organisation judiciaire de ces pays sous mandat, puis de président de la Cour de cassation des causes étrangères, enfin de premier président de la Cour de cassation de Beyrouth et Damas.

Ouvrons, si vous le voulez bien, son dossier et exhumons-en les témoignages qui, comme autant de bornes d’une voie triom­phale, jalonnent les diverses étapes de cette période de sa vie. Quel lumineux palmarès de gloire : à chaque page un nom prestigieux s’inscrit au bas des éloges qui exaltent l’oeuvre patriotique et désintéressée, à laquelle, comme soldat du droit en guerre contre l’ignorance et le chaos, se consacrait, avec une totale abnégation, un inlassable dévouement et une exemplaire modestie, notre collègue, volontairement exilé. Les généraux Gouraud, Weigand, Sarrail, le Président de la République Ray­mond Poincaré, le gouverneur général Cayla, le premier prési­dent Dreyfus, tous à l’unisson clament leur gratitude envers l’éminent chef de la justice dans le Proche-Orient, alors encore fidèle, et leur admiration pour les étonnants résultats auxquels ses efforts avaient, en peu de temps, abouti. En lui conférant l’honorariat de ses hautes fonctions, l’un d’eux écrit à monsieur le garde des Sceaux : « A l’heure où monsieur Vergelot va quitter les pays sous mandat français, je tiens à rendre hommage à cet éminent magistrat, dont le zèle, la science du Droit et la cons­cience professionnelle ont permis de mener à bien une difficile réforme judiciaire ».

 

Est-il possible de concevoir plus grand honneur ! Il était pourtant dû à notre collègue, car il aurait pu servir de modèle à cet être d’élite que le comte de Nouy dépeignait ainsi dans « La dignité humaine » : « un être parfaitement bon et, dès lors, supérieur à un être exclusivement intelligent, parce qu’il est profondément humain et qu’il possède une compréhension plus réelle des faiblesses et des ressources humaines ». Comme en Electre, il y avait en lui ce désir d’absolu et de justice qui s’impose à l’être d’élite et le conduit, malgré les obstacles, au but que son devoir lui assigne. Malgré nous, son souvenir nous ramène a l’énigme du Sphynx et la réponse d’Œdipe nous parvient à travers Gide : « à tous les problèmes qui se posent à notre conscience, il n’est qu’une réponse valable : l’homme ». Dans « tout dilemme, c’est pour l’humain qu’il faut opter ». C’est cet idéal qu’ont su servir nos collègues défunts et monsieur Ver­gelot tout spécialement. Comme Gide, que je viens de plagier et par lui, car il faut le citer encore, « ils ont derrière eux laissé la Cité. Ils l’ont chérie, ils en ont fait leur Ville. Après eux, saura l’habiter leur pensée. Pour le bien de l’humanité future, ils ont fait leur oeuvre, ils ont vécu ». Le mythe de l’homme - si fortement que se perpétuent l’angoisse et le désenchantement où nous plongent le refus de la raison et le triomphe de la vio­lence - ne meurt et ne mourra pas, tant que de tels hommes existeront, car, par eux, il continue à vivre d’une vie mysté­rieuse et cachée, mais ininterrompue depuis le fond des siècles (« Les mythes antiques dans la littérature contemporaine », études de madame de Romilly et de monsieur Madaule).

L’état de magistrat, connaît, comme celui des militaires, les grandeurs et les servitudes. Monsieur Vergelot fut grand dans le sacri­fice qu’il fit au pays, en s’arrachant par devoir et par disci­pline à la douceur d’y vivre, afin de mieux le servir au loin. Aussi bien devait-il, en retrouvant le sol aimé de la patrie, gravir allègrement toutes les étapes finales d’une belle et noble carrière jusqu’à l’instant fatidique de la limite d’âge, qui, le 17 juillet 1944, l’amena à se dépouiller de sa robe et à jouir, durant seize paisibles années, d’une retraite qu’il avait su gagner. Sa mort a laissé dans le coeur de ceux, déjà, bien rares, qui l’ont connu au cours de son activité professionnelle, comme dans le coeur de tout son entourage familial, de sincères et ardents regrets qui garantissent la fidélité du souvenir que, dans cette maison, on conserve de lui.

Monsieur Louis Schnedecker

Nous pouvions espérer qu’après une telle hécatombe, l’année judiciaire s’achèverait sans que l’amertume d’une nouvelle dis­parition ne nous soit infligée ; nous pensions même que le large tribut payé à la « faucheuse inassouvie » nous prémunissait contre de complémentaires exigences et que le cycle annuel de nos travaux ne s’assombrirait pas du départ pour le champ des morts d’un autre encore de nos anciens, dont nous suivons, avec respect, le lent cheminement sur les reposantes avenues qu’une paisible retraite ouvre à leurs pas attardés.

Dans ces régions éthérées où, en cohorte serrée, les spectres errants adressent à ceux qui leur survivent la muette et sublime prière du « reminiscere, fratres », monsieur le conseiller honoraire Schnedecker a, à son tour, rejoint les âmes innombrables qui, à travers les âges, ont, l’espace d’un éclair, marqué, sur l’écran du passé, la trace fugitive de leur course terrestre.

J’évoquais, en commençant cet hallucinant appel de nos morts de l’année, la grande figure d’un Alsacien, monsieur Jaquillard. C’est par un autre fils d’Alsace que la sombre liste s’achève.

Monsieur Louis Schnedecker, né le 11 septembre 1888, à Héricourt, en Haute-Saône, était, en effet, le descendant direct d’une vieille souche alsacienne, dont les tenants du nom, avaient, en 1871, sacrifié leur foyer à l’honneur et, résolument français, avaient préféré l’émigration sur le sol demeuré inviolé du pays au bonheur relatif d’une vie stable et sans gloire. La flamme sacrée du patriotisme brûlait, incandescente et lumineuse, dans son cœur fidèle.

Aussi bien est-ce sur la terre de ses Pères que, par un véri­table retour aux sources, il s’en alla servir dès que la victoire de nos armes eut libéré sa petite patrie en la restituant à la grande.

Juge de bailliage à Lauterbourg en 1919, puis juge à Mulhouse en 1921, admis à ce titre et sur sa demande expresse dans les cadres français en 1923, substitut à Metz en 1929, il connut cette période cruciale où, déchirée par les factions autonomistes, l’Alsace se débattait dans les affres de la crainte et du doute. Monsieur Schnedecker eut la douloureuse mission de dresser contre cette vague génocide la digue de la loi et, accomplissant, ce faisant, son simple devoir de magistrat et de Français, il s’exposa, sans hésitation ni recul, aux rancunes injustes et aux haines odieuses que ne manquent jamais de susciter les plus nobles actions humaines.

Il n’en fut pas moins nommé à la Seine en 1934, date à compter de laquelle il ne quitta plus, nominalement du moins, le ressort de Paris, où sa carrière allait, après la seconde guerre, prendre un nouvel essor.

Docteur en droit, il avait, en 1914, modestement servi dans l’auxiliaire, où, réformé n° 2, mais engagé volontaire, il lui avait fallu, nécessairement, borner ses ambitions patriotiques. De nouveau mobilisé en 1940 à la justice militaire, il avait souf­fert, comme tant d’autres, l’épouvantable exode et s’était retrouvé, sans emploi ni ressources, dans un hameau des Hautes-Pyrénées, jusqu’à ce qu’un difficile rapatriement lui ait été enfin accordé. C’est alors que, après bien des vicissitudes - dont les remous de l’Occupation et la division des Français, transformés en nouveaux Abel et modernes Caïn, lui avaient réservé sa part - sa foi et sa ferveur patriotiques reconnues, il s’éleva rapidement sur les échelons qui le séparaient encore du sommet. Nommé membre suppléant de la Commission d’instruction de la Haute Cour de justice, il y déploya de tels efforts que ses chefs, monsieur le président Bouchardon et monsieur le procureur général Mornet, lui décernèrent des éloges à ce point dithyrambiques et si éloquents dans leur expression que, d’un bond pro­digieux, notre collègue devait franchir toutes les étapes termi­nales de sa marche ascensionnelle. « Magistrat d’un exceptionnel mérite, absolument irremplaçable » écrivait monsieur Bouchardon. « Exceptionnelle valeur » écrivait monsieur Mornet. Toujours ce quali­ficatif « exceptionnel » accompagne l’énumération de ses talents. Comment, dans ces conditions, sa carrière n’eût-elle pas été éga­lement « exceptionnelle » ?

Conseiller à Paris en octobre 1943, puis directeur du cabinet du garde des Sceaux en 1946, il était successivement promu avocat général à la Cour d’appel le 15 jan­vier 1947 et, six mois plus tard, le 17 juillet 1947, avocat général à la Cour de cassation. En même temps, le 8 janvier 1947, lui était décernée la croix de la Légion d’honneur qu’il devait trans­former en rosette en 1954.

Conseiller à cette même Cour de cassation, sur sa demande, en 1949, il poursuivit, comme tel, ses fonctions et ce jusqu’à ce que, le 20 août 1958, la limite d’âge lui ait ouvert les portes de la retraite assortie de l’honorariat.

Moins de deux ans plus tard, il cessait d’en jouir, une mort prématurée en ayant abrégé le cours et la paix qu’il y goûtait.

Ainsi, il a, à son tour, quitté cette terre, à la fois mère et marâtre, ses douceurs et ses tourments, pour rejoindre dans un mystérieux au-delà ses vénérables ancêtres et tous ses anciens qui, l’ayant précédé dans la carrière, lui ont ouvert les voies de l’infini. Il repose depuis le 25 juin dans son sol natal, à Héricourt, où nos pensées émues lui font une garde d’honneur.

J’avais pensé, messieurs, que, bien qu’il ne m’appartienne pas de prononcer l’éloge funèbre des collègues décédés au cours de l’été, les mois de vacations s’écouleraient sans ajouter un nom nouveau à la liste déjà trop longue de nos disparus. Pourtant, le 1er août dernier, monsieur le premier président honoraire Laroque, ex-président de chambre à la Cour de cassation, dont les der­nières et formelles volontés, toutes de modestie m’interdisent de parler plus amplement, rendait son âme à Dieu, et à son tour, le 22 août, monsieur le conseiller honoraire Jules Fougère s’en allait, nous laissant en héritage les regrets, l’amertume et la tristesse que nous cause son définitif départ. Il appartiendra à un autre membre du Parquet général de notre Cour de pro­noncer l’an prochain, conformément à la tradition, l’éloge mérité de ce dernier magistrat. J’ai du moins le devoir de saluer dès aujourd’hui sa mémoire, de vous appeler tous, madame, et vous messieurs, à vous recueillir dans le souvenir des disparus et de prier tous ceux qu’ils ont abandonnés dans l’ornière du désespoir, d’agréer l’hommage déférent de notre solidaire affliction.

Que sachent les veuves et les familles de tous nos chers morts que l’attachement que nous vouons à ceux qu’elles pleurent, habi­tera toujours nos esprits et nos cœurs ; qu’elles veuillent bien accepter l’assurance affirmée de notre respectueuse sympathie et nous permettre de nous unir à elles dans le culte des disparus.

Quant à vous, chers et regrettés collègues, vos âmes pures - si même elles ne sont point encore détachées des tristesses du monde étroit des vivants - ne souffrent plus. Le souffle de la mort vous a séparés de nous, mais nos pensées vous demeurent fidèles. Comme Saint-Exupéry, vous avez côtoyé la vérité, vous avez cru toucher le fond du désespoir ; pourtant, le renoncement accepté, vous connaissez la paix que vous donne enfin ce sentiment de plénitude dont se satisfont les sages. L’Archange, lui, ne pouvait oublier qu’enfoui dans le sable jusqu’à la nuque et len­tement égorgé par la soif, il avait eu chaud au coeur, sous une pèlerine d’étoiles (Terre des hommes).

Réjouissez-vous vous-mêmes des calmes splendeurs que vous avez découvertes par delà les frontières de notre vie tumultueuse d’ici-bas et de la chaude caresse que vous apporte dans votre univers insondable la ferveur de nos pensées.

Je ne saurais cependant vous quitter sans vous demander, à tous, pardon de l’indigence des paroles que je vous ai consacrées. Par un scrupule qui les honore, vos familles ont tenu à garder pour elles seules les riches souvenirs de vos vies privées, de sorte que, faute de vous avoir personnellement connus, je n’ai pu qu’évoquer, de façon d’ailleurs fort modeste, vos mérites de magistrats, sans leur donner cette teinte plus chaude que leur aurait assurément conférée le rappel de vos qualités d’hommes. Du moins, le tourment qu’à cet égard j’éprouve serait-il moins lancinant si j’osais croire que vos vies professionnelles ont été suffisamment éclairées et que mon propos leur a rendu le relief dont elles étaient, en réalité, parées.

Messieurs les avocats,

C’est devenu un lieu commun que de célébrer, à chaque audience de rentrée, les combats acharnés et les luttes courtoises auxquels vous vous adonnez avec passion au service de la loi et de la justice. C’est courant propos dans la bouche du magistrat, chargé de saluer vos Barreaux ou vos Compagnies, que de glorifier l’esprit de confiante solidarité et de réciproque estime qui nous unit. L’habitude est prise de dire que vos joies et vos peines sont les nôtres, que les distinctions dont vous faites, à juste titre, l’objet, nous réjouissent et nous honorent, et que nous partageons vos soucis et vos deuils avec une égale conster­nation. Pourtant, ces assurances, apparemment banales, n’en conservent pas moins leur force originaire et la tradition, loin d’en affaiblir la portée, leur confère, au contraire, comme une sorte de fraîcheur nouvelle.

S’il en est et s’il en doit être toujours ainsi, c’est à l’évidence parce que, de l’un ou de l’autre côté de nos prétoires, nous concourons d’un même coeur à cette oeuvre sublime de la Jus­tice qui nous attache, les uns et les autres, à un identique idéal et nous impose d’égales disciplines. Assurer le respect de la loi et de l’ordre public, protéger ceux qui souffrent ou que frappent l’ostracisme, l’iniquité ou l’intolérance, défendre au milieu des dangers qui les entourent les droits imprescriptibles de l’homme, fût-ce en nous élevant contre les abus de l’autorité, les erreurs du pouvoir ou les prétentions des puissants, et quand bien même, à nous montrer trop indépendants, nos propres intérêts seraient mis en péril, est-il plus noble tâche, conçoit-on de plus séduisante entreprise ?

Nos routes, sans doute, divergent, souvent elles s’écartent, des obstacles se dressent qui nous éloignent. Pourtant nous nous ren­controns aux carrefours où elles se croisent et nous savons qu’à l’horizon lumineux - où brille la vérité que nous nous efforçons d’atteindre et où resplendit l’amour du prochain qui nous attire - elles se rejoignent et se confondent.

Nous errons ensemble sur les chemins difficiles du droit, parmi ronces et fondrières, nous nous y soutenons, nous nous y éclai­rons, nous y échangeons nos lumières, avec un égal enthou­siasme, dans un effort commun et un pareil dessein, vers un but identique.

En tête de l’éloge que votre éminent confrère italien, Piero Calamendreï, a bien voulu consacrer aux juges et dont il ne peut qu’être agréable à un magistrat de le remercier, monsieur le minis­tre d’Etat belge, Paul Tschoffen, bâtonnier de l’Ordre des avocats du barreau de Liège, a justement rappelé qu’en regard de la loi qui proclame le Droit et du magistrat qui l’applique, l’avocat pose le fait, ou plus exactement situe l’homme qui l’a com­mis - car on ne fait pas comparaître à la barre des abstrac­tions mais on juge des hommes - et il n’est pas une affaire qui ne mérite d’être passée au crible de l’esprit de finesse et confron­tée avec les exigences du coeur. Ainsi nos rôles se complètent, nous ne pouvons oeuvrer isolément, nous formons un binôme de deux termes inséparables, à telle enseigne, signale le préfacier, que Daumier n’a jamais fait une caricature d’avocat qu’il n’y ait mêlé un juge et il ajoute : « La terre est encore jeune, tant qu’y souffrent des esclaves et qu’y coulent des larmes ».

C’est à vous qu’est échu le rôle particulièrement noble de desserrer les chaînes qui entravent la liberté et de tarir les pleurs que la souffrance physique ou morale arrache aux yeux de l’homme.

Il conviendrait qu’à son tour, un juge écrivît l’éloge des avo­cats, mais plus que celui des uns ou des autres, c’est à faire l’éloge de la Justice qu’aboutit le soin que nous prenons de glo­rifier nos morts et, à travers eux, tous les hommes de bonne volonté qui, sous la toge, consacrent leur vie à la servir.

Pour monsieur le procureur général, j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre, et donner acte de l’exécution des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordon­nance du 15 janvier 1826.

Lundi 3 octobre 1960

Cour de cassation

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