Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1945

Rentrées solennelles

En 1945, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 16 octobre, en présence de monsieur Pierre-Henri Teitgen, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Paul Frette-Damicourt, procureur général près la Cour de cassation

L’année dernière à pareille date, je remerciais monsieur le garde des Sceaux de Menthon d’avoir bien voulu assister à notre audience solennelle et après avoir rendu hommage au chef de la magistrature, au juriste, au résistant, j’exprimais le désir que les garanties essentielles de la magistrature lui fussent restituées.

Monsieur de Menthon, au cours de l’année écoulée, a répondu à nos voeux unanimes et il a rétabli à la fois l’inamovibilité des magistrats du Siège et le tableau d’avancement ; nous lui devons pour ces initiatives heureuses et indispensables qui ont ramené dans tous les rangs de la hiérarchie judiciaire, un bienfaisant apaisement et une juste confiance dans l’avenir, une reconnaissance dont je me plais à me faire ici l’écho. Nos voeux accompagnent monsieur de Menthon dans les hautes fonctions pour lesquelles il a été désigné au cours des vacances.

Aujourd’hui, nous avons l’honneur et la bonne fortune de voir à cette audience monsieur le garde des Sceaux Teitgen, lui aussi résistant de la première heure et professeur éminent, qui, dès son arrivée à la Chancellerie, a su nous conquérir par son bienveillant accueil et la chaude sympathie avec laquelle il a écouté nos doléances.

Après le stade de la Libération, nous voici parvenus à celui de la restauration de notre pays et s’il n’est pas à propos d’évoquer ici tous ces vastes problèmes sur lesquels, en tant que citoyens, nous avons le droit, mieux, le devoir, de nous pencher et de nous attarder, nous pouvons à bon droit, en tant que magistrats, faire une rapide allusion à celui de l’organisation judiciaire.

Disons donc tout simplement et sans préjuger des décisions auxquelles s’arrêtera le gouvernement que l’ensemble des magistrats souhaite très vivement que le pouvoir judiciaire en France soit désormais plus complètement indépendant des pouvoirs législatif et exécutif.

Il n’échappe à personne que notre organisation judiciaire est imparfaite et désuète. Je ne toucherai qu’un seul point : ne faut-il pas en finir au plus tôt, soit que l’on maintienne, soit que l’on supprime les tribunaux d’arrondisse­ment, avec cette institution du juge délégué et voyageur qui a tant nui, en province, au prestige de la magistrature ?

Ce n’est là qu’une question parmi tant d’autres, toutes très sérieuses, très graves, qui mériteraient un examen approfondi et qui dépasseraient le cadre de ces quelques mots.

De plus en plus la situation des magistrats est devenue pénible et précaire ; certes, ce sont de solides vertus de réserve et d’abnégation dont sont tenus de faire preuve ceux qui sont appelés à rendre la justice dans un pays de libre discussion, alors que leurs actes sont observés et passés au crible et qu’ils font l’objet de critiques impitoyables, souvent malveillantes et injustifiées ; mais il ne faut demander, même au meilleur, que ce qu’il peut donner et si nous voulons que le recrutement de la magistrature s’effectue normalement, il faut que les candidats à l’examen d’entrée professionnel soient, en cas de succès, assurés d’une existence digne de leurs fonctions.

Nous ne pouvons donc que suivre avec une sympathie agissante tous les efforts qui seront faits en vue de la réorganisation de la justice et de l’amélioration du sort moral et matériel des magistrats.

Nous n’avons aucune gêne à insister sur ce dernier point car nous sommes persuadés que, sans une magistrature dégagée des soucis matériels quotidiens, respectée et honorée, la garantie d’une justice sereine et rapide ne saurait être assurée aux justiciables ; défendre la cause du magistrat c’est défendre celle de la Justice même, c’est, dans une certaine mesure, servir les intérêts supérieurs du Pays.

Et si je me suis levé aujourd’hui, à cette audience publique, dans l’exercice de mes fonctions, revêtu de ma robe, c’est pour jeter un cri d’alarme.

C’est aussi pour assurer monsieur le garde des Sceaux que notre reconnaissance lui est dès maintenant acquise pour tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il voudra bien faire dans l’intérêt de la Justice et de ceux dont il est le chef.

Je donne la parole à monsieur l’avocat général Gavalda.

 

 

Discours de monsieur Jean-Louis Gavalda, avocat général

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Messieurs,

Le tumulte des événements ne s’est pas encore apaisé et nous n’avons peut-être pas épuisé la coupe d’amertume, mais déjà s’épanouit cette certitude que les chances de la France sont et demeurent éternelles.

Ces chances, nous les tenons de notre plus lointaine histoire, de nos destinées nationales, de notre mission dans l’évolution du monde, plus encore du sang de nos martyrs et de la qualité de leurs souffrances, durant ces trois décades de « juste guerre ».

 

À la vue d’un cimetière de campagne, Renan se disait envahi par le sentiment de l’oubli et du vaste silence où s’engloutit la vue humaine. « Parmi tous ces simples qui sont là, à l’ombre des vieux arbres, pas un seul, écrivait-il, ne vivra dans l’avenir ».

 

À la vérité conçoit-on une erreur plus cruelle, plus fin de siècle ? Imagine-t-on une philosophie plus pessimiste et plus déconcertante ? De telles réflexions, n’est-il pas vrai, glacent le coeur.

Regrettons que l’auteur de « La Réforme Intellectuelle et Morale » ne se soit pas aventuré dans les champs de deuil de nos Marches de l’Est. Penché sur nos tombes lorraines, il aurait pu lire cette magnifique inscription qui, au témoignage de Barrès, leur est familière : « L’espérance a été posée sur nos tombes ».

 

Espérance humaine, pour d’aucuns scellée de divin, en toute hypothèse, sentiment obscur et mystérieux que les sacrifices ne sont jamais vains, du plus humble au plus glorieux.

Des voix plus hautes ont célébré nos grands morts. Dans la suite des temps, leur pieuse commémoration, à la mesure de notre reconnaissance, n’aura point de fin. Plus modeste, mais procédant de la même exigence de l’esprit et d’une égale fidélité du coeur, sera notre contribution à la dette du souvenir touchant des collègues que nous avons connus, estimés et aimés, avant que leur ombre ne nous devint plus chère encore.

S’il est vrai que les pertes de la Cour n’ont été que trop sensibles, elles sont toutefois moins nombreuses que les années précédentes.

Les quatre magistrats, au demeurant, dont nous célébrons la mémoire, avaient reçu l’honorariat dans la dernière décennie.

Monsieur Paul Boulloche,

 

Monsieur le premier président Paul Boullloche nous venait de cette bourgeoisie de haute culture qui, de tradition immémoriale, réserve à la chose publique et au prestige de l’État, les meilleurs de ses fils.

Sa carrière aura été à son échelle.

Étudiant, avocat, magistrat, ses qualités d’esprit, la délicatesse de ses sentiments, la gentillesse de ses procédés lui assurèrent une précellence sans partage et sans failles.

À l’École de Droit, des mentions « très bien », nuancées d’éloges, toute une gamme de distinctions aux concours de fin d’année, à la faculté des Lettres une licence conquise avec éclat, à l’École des Chartes un classement enlevé de haute lutte, soulignent et couronnent des études d’un profil hors pair.

Fidèle à la tradition des siens - son acte de naissance ne nous révèle-t-il pas que son père était avocat à la Cour impériale - il prend la robe de laine.

Ses interventions à la conférence sont des plus remarquées. Aussi bien, sa désignation comme premier secrétaire rallie-t-elle d’emblée l’ensemble des suffrages. Ses débuts à la barre présageaient une carrière des plus brillantes, lorsque soudain, pour la gloire de notre corps, il revêtit la robe traînante. Heureuse et déjà lointaine époque où la magistrature - cet autre sacerdoce mais combien, hélas ! méconnu - appelait, recrutait et ravissait les meilleurs !

Substitut à Versailles où une réputation dangereusement éclatante l’avait précédé, il se révèle à la Cour d’assises et à son coup d’essai, comme un véritable maître de la parole.

Maintenu un demi-lustre à cette juridiction, il assouplira et perfectionnera comme en se jouant, ses compositions oratoires.

Dominées par leur sujet, les notes des présidents d’assises qui pèchent parfois par la redondance et le sempiternel retour d’épithètes par trop classiques, font un sort privilégié au jeune orateur.

Analyser ces notes permettrait de cristalliser les données de l’éloquence judiciaire dont Brunetière niait à la légère l’existence, je veux dire de cette éloquence où le maniement des idées générales se mire et se drape dans l’obéissance spontanée et harmonieuse des mots.

Délaissant cette analyse, je me bornerai à des extraits brefs, mais d’une rare substance. Écoutez plutôt : « monsieur Paul Boulloche, récemment nommé substitut à Versailles, a, dès ses débuts devant le jury criminel, appelé sur lui la particulière attention de ses collègues et du barreau par un art tout personnel, fait de clarté et de logique, d’une élégance sans recherche, d’une émotion qui empruntait visiblement son charme à sa sincérité ». Et encore : « Chaque jour, le talent de ce magistrat, si différent et si complet, s’affirme et se précise davantage. Sa parole est entraînante et au plus haut degré persuasive ».

 

Faisant le point, tel autre président d’assises observait : « Le substitut Boulloche se maintient à un niveau rarement atteint, peut-être jamais dépassé ».

 

Observation plus concrète - et qui accuse dans tout leur relief les qualités d’orateur que possédait notre collègue - il m’a été conté que certain jour, à l’occasion d’un procès criminel d’une gravité et d’un tragique exceptionnels, un brusque revirement des débats le contraignit, d’évidence, à abandonner le cadre qu’il s’était tracé. L’épreuve était redoutable. Avocats et jurés étaient intrigués par la fatalité d’un renversement tactique de dernière heure. Passionnée était leur attente, je dirais presque leur inquiétude, de l’orientation inattendue que devait suivre l’action publique. Alarme vaine. Avec ce don d’improvisation propre à une intelligence ornée, monsieur Boulloche rompit son plan, refondit au crible du fait nouveau l’essence de ses méditations et le flot de ses pensées, et présenta ses réquisitions avec une dialectique merveilleuse d’imprévu, de clarté et d’enchaînement.

Marquons un temps, et demandons-nous si ces dons de l’action et de l’improvisation qui ne sont pas nécessairement innés, nous les retrouverions demain, même sans un tel galbe, dans une magistrature renaissante dont certes les qualités et les vertus sont grandes, mais qui, par timidité ou par un intérêt plus ou moins indistinct, déserterait ou fuirait les feux de la rampe : feux du siège, feux de la barre.

Appelé au Parquet de la Seine à 32 ans mais par son seul mérite, monsieur Boulloche parcourra les divers services avec une autorité constante, tempérée par cette aisance et cette distinction d’allures qui étaient sa marque.

Avant de rallier le Service central, monsieur Boulloche siégea à la neuvième chambre correctionnelle qui, en son temps, était la plus lourde et la plus périlleuse.

Ses règlements de procédure épuisaient les remous du fait avant de les revêtir d’une qualification juridique rebelle aux pointes les plus subtiles.

Sa rédaction était pure, simple, souple, sans perdre pour autant de ce brillant qu’il devait à une curiosité littéraire sans cesse en éveil.

Au diapason correctionnel, son éloquence, ainsi qu’il se devait, devenait moins ardente, moins ample, moins majestueuse. Elle n’en était, par contre, que plus directe et plus rapide, plus prompte et plus dépouillée, et, en bref et en clair, aurait dit Michel de Montaigne, plus percutante.

Il ne serait pas de bon ton de nier que l’accession à une Cour souveraine, à tout le moins du côté du Parquet, ménage une pause aux magistrats les plus actifs. Mais il y a loin de l’otium à la pigritia. Les loisirs que tolère et légitime la première robe rouge incitent à un tour d’horizon rétrospectif sur une carrière déjà longue. Qu’il est reposant, dans la douceur et la sérénité d’une juridiction du second degré, de dresser le bilan d’une vie professionnelle et de donner libre cours à l’appel impérieux et tourmenté d’une culture un tantinet sacrifiée aux premiers pas dans la pratique judiciaire.

Une voix autorisée nous confirme que l’avocat général Boulloche, semblant pressentir ses futures tâches, attendait cette délivrance passagère de soucis par trop techniques, pour se recueillir et se renouveler.

En marge de ses interventions devant le jury parisien où, haussant le ton, élevant les débats, il élargissait encore les limites de son talent, parallèlement aux savantes conclusions civiles qu’il donnait avec autant de précision dans les termes que de netteté d’argumentation, ce magistrat lettré, sa documentation juridique mise à jour, se perdait dans l’intimité des écrivains du grand siècle, ses inséparables amis.

Mais la Chancellerie veillait, qui, soucieuse de confier ses leviers de commande à des magistrats rompus à toutes les manifestations de l’art judiciaire, pressentit monsieur Boulloche.

Après une double et brève halte au Personnel et aux Grâces, le nouveau directeur, repris par la nostalgie du droit, ralliait les Affaires civiles. Une tâche exceptionnellement ardue, complexe et délicate l’y attendait. La guerre mondiale battait son plein. Telles positions juridiques de l’état de paix étaient menacées ou dépassées. Les textes n’étaient plus à l’unisson des événements. Les mesures empiriques n’avaient d’autre légitimité que l’urgence.

Le juriste secondant l’administrateur, monsieur Boulloche affronta ces conflits, les éprouva et les réduisit avec décision et pertinence. D’une plume alerte, nerveuse et sûre, il prépara - et nul n’ignore le caractère particulièrement irritant de la matière - la législation des moratoires et des séquestres, ainsi que le nouveau régime des baux à ferme et à loyer.

Pour éviter certains écueils, il dut même, non sans quelque témérité, aménager des lois civiles et commerciales et refondre des règles de procédure qui, dans le désarroi des choses, s’avéraient soudain anachroniques.

Suprême étape, couronnement d’une prestigieuse carrière, ce directeur de grande classe - dont l’oubli n’a pas repris le nom - était appelé à la Cour de cassation, son stage de cinq ans dûment rempli.

La chambre des requêtes tiendra à honneur de le compter, près d’un quart de siècle, parmi ses membres, soit comme conseiller, soit en qualité de président.

La masse de ses connaissances, ses recherches judicieusement opiniâtres, ses rapports dont la correction et la netteté n’étaient pas les moindres qualités, dispensaient à l’envi à ses collègues des parallèles de départ de la plus riche veine.

Observation curieuse dont j’ai eu les échos : au délibéré, il était volontiers discret. Mais, si d’aventure, la discussion s’égarait ou se prolongeait, incertaine, flottante, confuse, il sortait de sa réserve et, dans une intervention brusquée, prélevait l’essence du conflit, se saisissait du projet d’arrêt, le désarticulait et, en un trait de temps, construisait une décision qui forçait une approbation unanime.

Ainsi, les fruits avaient tenu, passé même la promesse des fleurs.

La carrière du président Boulloche a été ce qu’elle devait être. Telle elle fut, en effet, parce qu’elle procédait de la solidité des premières assises, d’une curiosité toujours inapaisée de savoir, de la rigueur d’une méthode qui n’excluait pas les délicieuses évasions et, dominant de haut cette gamme de bases, d’une fidélité intransigeante aux humanités classiques.

Quant à l’homme, il valait le magistrat. Sa vie privée fut celle d’un sage, Noblesse obligeait. Ne se devait-il pas de porter d’une manière éclatante le nom de Boulloche ? N’était-il pas le dernier survivant d’une famille de cinq frères :

Henri Boulloche, qui poursuivit dans le notariat la plus honorable carrière ;

Léon Boulloche, gouverneur général des Colonies « éblouissant d’esprit et d’idées générales » ;

Le docteur Pierre Boulloche, « grand savant, esprit d’élite, qui soigna et, par son dévouement, sauva tant de nos enfants » ;

 

Monsieur le président André Boulloche, enfin, qui comptera parmi les personnalités les plus puissantes qu’ait connues notre Compagnie.

Pourquoi faut-il que quinze ans après sa mort, un destin des plus cruels et des plus injustes soit venu frapper dans sa descendance celui dont monsieur le premier président Paul Matter disait dans son éloge qu’il était « une grande intelligence au service d’un grand cœur ».

 

André Boulloche, il vous en souvient, avait, en effet, laissé deux fils, grands blessés de la guerre mondiale et qui, au décès de leur père, étaient déjà arrivés, jeunes, à de hautes situations.

Sans famille directe, fidèle au souvenir d’un frère qu’il chérissait, Paul Boulloche considérait ses neveux comme ses fils. Aussi quelle douleur fut la sienne, quelle angoisse poignit sa sensibilité, lorsqu’il apprit, le 8 août 1944, à la clinique où il s’était retiré après l’exode, l’arrestation et la déportation outre-Rhin de l’un d’eux, de sa femme et de leur tout jeune fils.

Plus humaine que leurs bourreaux, la mort vint le prendre avant que l’affreuse nouvelle de leur sacrifice suprême ne fut connue.

J’ai la certitude de traduire fidèlement vos sentiments en constatant l’unanimité et la persistance de notre tristesse et de nos regrets, mais aussi en relevant notre fierté d’avoir reçu parmi nous, deux magistrats, issus d’une famille qui, avec autant de passion que de constance, voua au service de la patrie, sous toutes les formes, toutes ses forces.

Monsieur Joseph Depeiges

Par une sorte d’harmonie préétablie qui eut peut-être ravi l’auteur d’Eupalinos, deux passions paraissent s’être partagé la vie active de monsieur le conseiller Depeiges : la musique et le droit.

A ce double divertissement il se consacra sans relâche, avec le même enthousiasme, le même frémissement et la même fougue, pendant plus d’un demi-siècle.

De sa carrière, j’observerai qu’elle aurait dû être des plus heureuses puisqu’elle se déroula pendant près de quarante ans dans sa province d’origine. La douleur, hélas ! la devait marquer de son empreinte.

Détail touchant : c’est dans sa ville natale, à Gannat, le 7 février 1880, à l’aube de sa vie judiciaire, que l’exercice de l’action publique lui fut confié. Au départ, cette épreuve fut une parfaite réussite.

S’il advient que les premières notes données à un magistrat par ses chefs directs témoignent d’une perspicacité relative, il en est rarement ainsi au regard des recrues de choix.

Ne préfigurent-elles pas, en effet, un devenir privilégié, ces appréciations que j’emprunte à des feuilles jaunies : « Malgré sa jeunesse, monsieur Depeiges a déjà des titres réellement exceptionnels à un avancement rapide. La solidité de ses connaissances juridiques, sa rectitude de jugement, la correction et la fermeté de sa parole, sa volonté de travail, sa haute tenue nous inclinent à le tenir pour un magistrat d’élite ».

Sujet d’élite, monsieur Depeiges devait s’affirmer tel à tous les degrés de la hiérarchie.

D’avancement rapide, par contre, il n’en connut point, parce qu’il n’en voulut point connaître. Pourquoi faut-il que soient révolus ces temps où le déroulement des échelons se consommait sans inquiétude, sans impatience, sans fièvre. La raison d’un revirement qu’il serait inopportun de taire, l’unique raison ne la dégageons-nous pas d’une ambiance matérielle intolérable qui pourrait devenir rapidement tragique sans la vigilance de nos Consuls.

Parquet d’assises, Moulins offrira à monsieur Depeiges de nouveaux horizons que son passé d’avocat le rendait impatient d’aborder. Est-il concevable, au fait, que des magistrats du ministère public puissent revêtir la robe rouge avant d’avoir fait leur preuve au grand criminel sous la robe noire ? Quelle misère que cette mort lente de l’éloquence judiciaire ! Quelle tristesse qu’une besogne administrative mineure qui pourrait être confiée à d’autres mains, déforme, retienne, absorbe, gaspille des trésors de talent et de science ! Il n’est pas vrai que l’art de la parole s’acquière à. tout âge, surtout aux échelons supérieurs. J’ose dire que si la magistrature de demain se laissait surprendre par un aussi absurde préjugé, elle se réserverait à elle-même et elle réserverait à nos audiences, même civiles, d’inquiétantes déconvenues. Je n’en suis que plus à l’aise pour rendre hommage à un jeune magistrat d’avoir sollicité de ses chefs, comme une faveur, l’abord de la seule barre vraiment redoutable et où les moindres faux-pas accusent des blessures d’amour-propre qui se cicatrisent mal.

Convient-il d’observer que de telles meurtrissures furent épargnées à monsieur Depeiges.

Son comportement devant le jury confirma cette pittoresque remarque de l’orateur sacré : « L’éloquence, dans sa note dominante, réfléchit la saveur de la terre qui nous a vu naître et grandir ».

 

D’instinct, en effet, monsieur Depeiges réalisait que l’art véritable du ministère public est de forcer la religion du jury par des images et par des fresques, certes, mais encore par la raison et le clair bon sens. Dépouillés de toute somptuosité verbale, ses réquisitoires sobres, concis, classiques, enveloppaient et cernaient l’accusation avec une logique minutieuse et serrée.

« Pour tout dire, ponctuait un de ses présidents d’assises, le substitut Depeiges développe ses réquisitoires d’une manière insinuante, il désarme quelquefois la défense ; il la met toujours en difficulté ».

 

Fatalité de l’avancement et fidélité de l’homme à sa petite patrie, le substitut Depeiges, pour devenir chef de service, accepte de se replier sur Gannat. Il dirigera près d’une décade un de ces parquets de province dont j’écrivais naguère - à l’intention de nos jeunes collègues – « que par leurs antennes sur les ondes troublées de la vie, ils captent pour tout esprit curieux et averti, vigilant et libre, d’incomparables richesses de tout ordre ».

 

Nouvel acte de fidélité terrienne : le procureur Depeiges limitera ses pérégrinations professionnelles aux lisières de son ressort. Substitut général à Riom, il s’y maintiendra comme avocat général. Que dis-je ? Après une fugue de quatre ans à la présidence du tribunal de Saint-Étienne, la hantise de ses premières années le ramènera avec une force irrésistible à son port d’attache.

Comblant des voeux unanimes, sa robe rouge se parera d’hermine. Dans cette Cour dont les plus avantageuses propositions n’avaient pu le distraire, il sera placé à la tête du Parquet général. De cet attachement, ses collègues porteront témoignage en l’accueillant par des souhaits de bienvenue les plus respectueusement choisis :

« Laisser parler mon coeur, s’écriait, recevant son chef, l’avocat général Gibert, dépeindre comme elles le méritent vos inappréciables qualités d’homme et de magistrat, risquerait dans ma bouche de paraître exagéré si mon sentiment n’était pas celui que tous partagent ici. L’amour de la vérité, ajoutait-il, m’impose, en outre, l’agréable devoir d’évoquer la mémoire du brillant substitut général, de rappeler ses réquisitions où l’élévation de la pensée était rehaussée par l’élégance de la forme, ses conclusions dont le relief et l’enchaînement faisaient apparaître la vérité juridique avec une lumineuse limpidité ».

 

Août 1914 - La guerre. La vie judiciaire, inquiète et fiévreuse à Paris, s’apaisera, se ralentira, tendra même au point mort dans les provinces épargnées par les hostilités. Les compressions ou mutations de personnel réalisées, la mobilisation juridique terminée, les magistrats de garde à l’intérieur auraient pu se laisser tenter et tromper par les loisirs forcés. Prêchant d’exemple pour prévenir des abandons, le procureur général Depeiges inspecta sans trêve ses parquets, alerta ses collaborateurs et les convia à profiter des circonstances pour réformer leurs méthodes de travail, alléger et simplifier leurs services. Il prescrivit notamment un recensement des ouvrages de droit disponibles dans les bibliothèques de son ressort et, en commun accord avec son premier président, il créa ou compléta leur documentation.

Des félicitations officielles, bientôt suivies de son accession à votre Cour, sanctionnèrent ces salutaires initiatives.

Notre collègue, auquel la flexibilité de son esprit et la diversité de ses aptitudes donnaient libre choix, opta pour la chambre criminelle.

Parmi vous, il devait ajouter encore à la réputation qui l’avait précédé.

Avocat général ou conseiller, c’est-à-dire dans des fonctions qui, avec de frappantes analogies, ont de réelles différences, ses qualités premières que nous avons vues éclore et mûrir - élégance de la parole, clarté d’expression, abondance de doctrine, sûreté de jugement - se profileront dans leur plénitude.

La retraite même s’avérera impuissante à rompre l’activité d’un esprit aussi robuste.

La courbe des travaux judiciaires qui avaient jalonné sa vie professionnelle s’accentuera même dans les troublantes inquiétudes de l’honorariat.

À l’École de Droit, sa thèse sur les effets des condamnations pénales avait été couronnée par un premier prix. Réimprimée sur le tard, grâce aux conseils combinés de son président du jury et de ses chefs, elle a sa place dans toutes nos bibliothèques.

A Riom, il avait pris en main la direction d’un recueil régional des décisions judiciaires et publié, outre un commentaire de la loi sur les récidivistes, un manuel de procédure en matière de séparation de corps et de divorce.

Dans sa retraite, il deviendra collaborateur au Répertoire général de droit français et rédigera la délicate rubrique sur les pouvoirs du juge d’instruction.

Le 12 novembre 1900, sa Majesté la reine d’Espagne lui avait décerné la décoration de chevalier de l’Ordre royal d’Isabelle la Catholique, pour une traduction du Code de procédure criminelle ibérique.

Sur le tard, une double contribution à la science du droit le sollicitera : la rédaction du Journal du ministère public, recueil périodique et raisonné de doctrine, de législation et de jurisprudence, la mise à jour du seul ouvrage empirique dont nous disposons encore à ce jour.

Sous son contrôle, en effet, le Journal reprendra son essor. Grâce à des concours qu’il avait su distinguer, les décisions de principe, de plein droit en matière pénale, dans la mesure où l’ordre public était en jeu en matière civile, seront recueillies et annotées. Qui de nous, penché sur cette revue, n’en a admiré l’ordre, la méthode, le caractère analytique ou synthétique suivant la nature de la matière étudiée. Qu’elle ait cessé de paraître, cela semble étrange. Du moins convient-il de souhaiter qu’elle renaisse de ses cendres.

Aussi longtemps que durera la science criminelle, le nom de Faustin Hélie ne périra pas. Il serait vain de rappeler que ce criminaliste érudit du 19ème siècle, doublé d’un fin moraliste, avait voué sa retraite à la rédaction d’un ouvrage dont la célébrité, de son vivant, était grande dans nos prétoires : « La pratique judiciaire des Cours et Tribunaux ».

 

Le malheur est que le droit pénal, à la différence du droit civil aux lignes éternelles, porte en lui je ne sais quoi de mouvant, d’inachevé, d’accidentel, voire, en un certain sens, de superficiel. Des retouches suivies, minutieuses, ingrates, sont inévitables.

Ces perspectives avaient frappé monsieur Depeiges. Soucieux de préserver d’une fatale désuétude un traité aussi substantiel et d’une telle facture, il n’hésite pas à le vivifier et à le rajeunir. Fidèle à une méthode d’interprétation stricte pour le droit pénal, libérale pour la procédure, il mènera à bien cette audacieuse et méritoire entreprise.

Son labeur a porté ses fruits. Le souhait qu’exprimait notre collègue dans la préface d’une édition refondue a été exaucé. Le vieil ouvrage de Faustin Hélie, dont les arêtes [sic] ont été maintenues, est un des livres de chevet de nos criminalistes. Les idoines les plus avertis lui doivent de retrouver en un tournemain les traces d’un principe perdu de vue. D’aucuns même y cueillent sans trop d’effort une solution heureusement déduite de la synthèse des arrêts.

A notre tour, reprenons le voeu que dans les années à venir, nonobstant l’allure trépidante de notre droit pénal et de sa soeur jumelle la procédure criminelle, le précis conservé et enrichi par monsieur Depeiges, soit recueilli, mis au courant et diffusé par des mains sûres.

Dernier refuge, délassement suprême de monsieur le conseiller Depeiges : la musique. Chacun aime à sa manière cet art de penser avec les sons. L’essentiel, a-t-on écrit, est de l’aimer et de ne pas placer trop mal ses affections.

Mélomane averti, d’une réelle culture musicale, épris d’un idéal esthétique très élevé, monsieur Depeiges, soit à Paris, soit dans l’Allier où la guerre le vint surprendre et retenir, organisa pour ses intimes, avec le goût le plus sûr, des auditions particulièrement appréciées.

Ainsi se réalisaient les prévisions esquissées par son président de chambre dans une allocution d’adieu : « Jouissez pleinement d’un repos que vous avez bien gagné ! Que la musique dont vous avez été l’amant fidèle, remplisse à votre foyer le vide qu’y laissera votre vaste et féconde activité professionnelle ».

 

La vie, hélas ! s’en allait.

Déclinant de jour en jour, mais conservant sa pleine lucidité, le conseiller Depeiges s’éteignit doucement, sans aucune souffrance, le matin du 26 mars dernier, dans sa 90ème année.

Monsieur Georges Gazeau,

Le personnel de votre compagnie s’est renouvelé avec une telle abondance qu’il a été donné à peu d’entre vous de connaître et surtout de bien connaître, monsieur le conseiller Georges Gazeau.

Sa physionomie vaut qu’on s’y arrête. Peut-être un peu plus que ce qui eût été son gré, car, blasé par l’inanité des vains éloges oratoires, il se plaisait à dire que les louanges des vivants n’ont jamais ajouté, même dans une audience d’apparat, aux mérites des morts.

Charentais d’origine et de toute ascendance, de vieille souche terrienne, votre collègue a démontré qu’il n’était pas nécessaire pour honorer sa profession de lui appartenir en quelque sorte dès sa naissance.

D’un extérieur fort revenant, de manières distinguées, monsieur Gazeau s’efforçait de plaire et y réussissait. D’une exquise sociabilité, l’esprit vif et primesautier, il mettait sa dilection, à l’heure des propos alternés, à relever d’une pointe d’ironie sous le feu roulant des paradoxes, des appréciations souvent malicieuses, jamais méchantes.

S’il importe, selon l’enseignement de Taine, de rechercher le trait dominant de la personne, c’était assurément chez monsieur Gazeau l’intelligence. De ce don du ciel qui doit nous être reconnu de bonne heure sous peine de ne l’être jamais, il témoignait dès le lycée de Niort, où, nonchalant, il faisait ses humanités.

Étudiant à Poitiers et à Bordeaux, reçu premier au concours de l’Enregistrement, il quittait presque aussitôt cette administration pour entrer, sans autre préparation, dans nos cadres.

Il remplissait par raccroc et même avec bonheur les fonctions de juge d’instruction à Loudun, de procureur de la République à Jonzac et à Saintes. Dans ces divers postes, avec la Cour d’assises dans le dernier, le service du Parquet et la technique administrative requéraient tous ses soins. Loin de succomber sous le poids de disciplines pénales et civiles, il s’acquittait de sa tâche de telle manière qu’elle lui valait les épithètes les plus flatteuses.

De plus hauts emplois vont venir. Conseiller à Besançon, puis à Bordeaux, monsieur Gazeau dirige dans ces deux cours les débats au Grand criminel. Il y domine l’audience plus encore qu’il ne la préside. Il avait 38 ans et le temps avait marché presque aussi vite que ses désirs. D’où le grief d’une ambition excessive, mais ce reproche, en l’occurrence, n’était-il pas plutôt un hommage ?

Les solides qualités de monsieur Gazeau, nommé président de chambre à Bastia, aussi substantielles dans le fond que vives dans leur expression, ne pouvaient prendre que plus de relief et d’ampleur sur son nouveau siège. Il trouvait dans cette cour une figure pittoresque. Monsieur le président Lévy-Ramollins, de la famille des Bonaparte, inféodée aussi, susurrait-on, à leurs idées et que la République toujours bonne fille avait mis à la tête de ce ressort le plus petit de France, mais l’un des plus difficiles à diriger. Pour des raisons que la raison comprend et d’autres encore...

Il y rencontrait aussi monsieur le procureur général Denis Jacomet, son futur beau-père, et qui deviendra plus tard l’un des vôtres, après avoir, au début de la Grande Guerre, administré le ressort martyr de Douai dans des circonstances dont il est juste de raviver le souvenir puisqu’elles lui valurent, pour sa résistance à l’ennemi, l’honneur d’une sentence capitale commuée en une déportation dé plusieurs années en Prusse orientale.

Délégué à l’inspection du tribunal d’Ajaccio, notre collègue céda à la tentation de s’arrêter longuement dans ce site enchanteur, écrivait-il, qu’est la forêt de Vizzavone, aux effluves odorantes, au pied des monts couronnés de neige, au milieu des pins, des chênes et des mélèzes.

Mais il importe de ne pas se faire longtemps oublier dans l’Ile de Beauté et monsieur le président Gazeau obtint, après trois ans de ce qu’il appelait son exil, de rejoindre Montpellier à grade égal pour prendre rang cinq ans plus tard comme conseiller à la Cour d’appel de Paris.

Quelques mois à peine après sa venue dans cette Cour, il était détaché à la Commission supérieure de cassation, chargée de statuer sur les pourvois en matière de loyers, législation minutieusement compartimentée, si mouvante et si changeante qu’on a pu la qualifier, non sans quelque irrévérence, de législation à la petite semaine. Son président de chambre, monsieur le doyen Fabreguettes, tenant pour excellents en tous points les projets d’arrêt et les rapports du nouvel arrivé, le mettait au premier rang de ses collaborateurs.

Or advint, qu’au sein de cette commission, si j’en crois du moins certaine confidence, le besoin d’activité de monsieur Gazeau se révéla trop à l’étroit. Et monsieur le président Poincaré, se départant pour une fois de sa distante réserve, voulut bien provoquer son élévation à la Première présidence de la Cour d’appel d’Orléans.

Mais voici que le Parlement de Normandie, de plus large rayonnement le tente. Il met à y solliciter son envoi des manières si gentiment courtoises que, parmi de nombreux concurrents, il obtient satisfaction. Après un discours en noble langage, nous est-il rapporté, le premier président de Rouen s’installe dans son somptueux palais, merveille des merveilles, et s’emploie de son mieux à la restauration de son admirable architecture, compromise depuis, hélas ! par de si glorieuses blessures.

Diplomate averti, administrateur éminent, travailleur acharné, il exerce sur sa Cour un véritable ascendant où l’aménité le dispute à la fermeté. Civiliste délié, rompu à la pratique des affaires, habile à déjouer les artifices des plaideurs, pensant que le juge ne doit pas, si l’intérêt social l’exige, servir le texte au point de s’y asservir, il rédige principalement sur des questions de droit maritime des arrêts qui feront date.

Convoqué place Vendôme pendant les vacances de 1926, pour y préparer des décrets-lois, malheureusement abrogés, sur la réforme judiciaire, plusieurs de ses suggestions, appelées peut-être à renaître demain, sont retenues.

Mais tous ces dons ne serviraient de rien s’ils n’étaient rehaussés par la force de caractère, cette qualité ou plutôt cette vertu sans quoi il n’est pas de grandeur.

Le mot de Chamfort reste toujours exact : « On ne peut rien avec son esprit, peu avec son intelligence, tout avec le caractère ».

 

Du caractère, votre collègue en avait et il me fâche d’avoir à constater, sans faire aucun tort à sa mémoire, que les manifestations en furent parfois assez poussées. Pourquoi taire ce refus, en 1920, tiré de l’importance de son rang, d’accepter, faute d’y occuper la première, une place dans le cabinet de son compatriote, le garde des Sceaux Théodore Girard ; cette protestation véhémente contre le rejet d’une demande de congé ; cette impossibilité morale, exprimée sous une forme ironique, d’adresser des présentations à la Chancellerie pour la Légion d’honneur, tant que le chef de Cour, soucieux de l’autorité de sa charge, n’appartiendra pas lui-même à l’Ordre national ; cette lettre du 18 décembre 1925 enfin, où il se plaint avec offre de retraite immédiate et dédain de toute compensation, d’un échec à un siège de votre Cour, siège désiré, écrit-il, avec quelque hauteur, « moins parce qu’il y eût vu un avancement, qu’une simple satisfaction de convenance ».

 

Le temps, galant homme, arrangea tout. Dès son installation à la chambre des requêtes, monsieur Gazeau obtint naturellement et sans effort, les suffrages de ses pairs et la considération de ses chefs. Les dossiers de responsabilité lui étaient dévolus. La multiplicité constante des litiges en ce domaine est l’un des traits les plus marquants de notre époque judiciaire.

Le droit prétorien, dans des décisions très nuancées, trop peut-être, s’y donne libre carrière. Que de hardies constructions fondées jour après jour sur un petit bout de phrase divinatoire du Code civil ! Combien sur ces problèmes est parfois délicate, à la croisée des chemins, une prise de position ! Y a-t-il lieu d’abandonner l’arrêt attaqué ou au contraire de le sauver ? Monsieur Gazeau excellait à arbitrer de telles données. Ne cite-t-on pas comme modèle du genre son arrêt du 13 avril 1934, précédé d’un lumineux rapport et publié avec toutes notes approbatives dans les recueils et gazettes ? N’ajoute-t-on pas que ses arrêts au style soutenu, ramassé et nerveux, étaient rédigés d’un seul jet et même, le plus souvent, dictés ?

« Fugaces labuntur anni »... Prématurément admis à la retraite par la loi du 13 août 1936, monsieur Gazeau vous quittait le 1er juin 1937, avec l’honorariat, il abandonnait son siège sans que rien soit venu à la fin de son ultime audience troubler un instant la sérénité de son dernier arrêt.

Retiré sans regret dans son château de La Forêt, aux environs de Rochefort-sur-Mer, il lui arrivait parfois, accueillant ses hôtes, d’évoquer devant eux les étapes de sa longue carrière.

Tout en dispensant à ses terres, au milieu de ses gens, tous ses soins, il consacrait aux Belles Lettres le meilleur de ses loisirs.

Sceptique et souriant, à peine courbé par les ans, il est descendu vers les ombres, non point doucement, mais à pas lents après bien des prémonitions, dans la fin d’une maladie qui, dominée par son énergie et sa volonté, n’avait pu s’en prendre qu’à son corps.

Au nom de la Cour, j’adresse à celle qui fut la compagne si vigilante de la vieillesse de notre collègue, à son beau-frère, monsieur le président Jacomet que le Palais tient en la plus haute estime, l’expression de mes regrets attristés.

Je suis assuré qu’il voudront bien les recevoir avec d’autant plus de faveur qu’ils appartiennent à une très ancienne famille où la robe est de rigueur et où, depuis plus d’un siècle, les hommes ne se consolent d’avoir perdu leurs aînés qu’en essayant de les continuer.

Monsieur Jean-Marie Chartrou

« Burdigala est natale solum... »

 

Sa patrie est Bordeaux, où le ciel est clément et la terre fertile, le printemps long et l’hiver court...

C’est par ces mots qu’un de ses plus intimes amis préludait à l’ébauche d’un magistrat que la Cour entourait d’une particulière et affectueuse sympathie : monsieur l’avocat général Chartrou.

Ne nous lassons pas de le répéter, mystérieuses, en effet, mais fatales et décisives s’affirment l’empreinte et l’emprise de la terre sur la formation du caractère et de la sensibilité et, à un moindre degré peut-être, sur la teneur de la pensée elle-même.

La Cour n’a pas oublié, en effet, que, dans ses sentiments habituels, notre collègue participait de cette nonchalance aimable, douce et familière, des compatriotes d’Ausone. Est-ce à croire que sa bonhomie charmante, l’urbanité de ses manières, en un mot, ce je ne sais quel don de se faire aimer que tout méridional porte en lui, étaient exclusives de chaleur ou de verve ?

Nullement. N’ai-je pas entendu dire que tels échanges d’idées auxquels monsieur Chartrou prenait part volontiers voilaient mal, sous la plus exquise courtoisie, un esprit critique, inquiet, vif, pénétrant, une hardiesse et une âpreté de tempérament peu communes.

Incidence heureuse, ces traits distinctifs, ces qualités de l’homme privé apparaissent chez le magistrat, colorent et prolongent sa personnalité, imprègnent sa « ligne de justice ».

Issu d’une famille judiciaire, monsieur Chartrou n’en était pas moins juriste et par son goût propre et par ses aptitudes personnelles.

Bâtonnier de l’Ordre des Avocats près la Cour de Bordeaux, son père le destinait à la barre. « Düs aliter placuit... ». Mais encore que non suivie d’exécution, cette tentative d’orientation, par le champ d’activité qu’elle ouvrit au jeune étudiant, informa sa carrière. Deux années de pratique chez un avoué, une année chez un agréé, une année chez un notaire, tout esprit droit conviendra que les bienfaits d’un tel stage n’ont pas de pair. Au sortir de l’École de Droit, surtout quand les études ont été brillantes, seule une opiniâtre fréquentation des offices ministériels permet au futur magistrat de circonscrire et de saisir l’objet.

Hors de là, tout est vain, hors de ces stages qui font d’une tête trop pleine une tête bien faite, il n’est point de salut judiciaire.

Comme elle est donc judicieuse et instructive cette remarque du chef du Parquet qui, dans ses propositions d’avancement, signalait que « le juge suppléant Chartrou, par son expérience concrète des affaires, avait abordé la magistrature dans des conditions qui ne sont pas d’ordinaire, hélas ! celles des débutants ».

La logique voulait qu’une autre remarque du même chef complétât et confortât la première : « Une activité curieuse, lisons-nous, portait ce magistrat à s’instruire en toute occasion et lui faisait étudier même sans un besoin immédiat les questions qui se présentaient soit à l’audience, soit dans le service intérieur ».

 

Aussi bien dans les postes de début : Aurillac, Le Mans, Florac, Villeneuve-sur-Lot, Agen, Saint-Omer, monsieur Chartrou, soit comme substitut, soit comme procureur, fit-il preuve tout à la fois d’une dialectique inflexible et d’une constante aisance.

1896-1927. Le temps n’est plus heureusement où, pour accéder au premier Parquet de France, une épreuve de trente ans était imposée, même à un magistrat de classe.

Il reste que, justement fort d’une carrière bien remplie, le substitut Chartrou eut le privilège, qui n’est pas si commun, de faire un tour complet des services du Parquet et de se disperser dans les différentes chambres civiles et correctionnelles, sans heurts, sans tâtonnements, avec la plus élégante facilité.

Dans le règlement des procédures - suprême épreuve de réputation hâtive et factice - les notes officielles nous confirment qu’il excella.

La mesure de sa réussite n’est-elle pas attestée par son passage au Service du Contrôle et au Service central ?

Spécial à la Seine et créé par la nature même des choses, ce double service exige des qualités propres.

Du contrôle dépend le sort des procédures écrites. Fond, forme, qualification d’icelles peuvent être sujettes à critique. Relever les failles, les souligner, les censurer n’est pas toujours chose aisée. Seules l’autorité et l’expérience confèrent un tel pouvoir de fait, sans possibilité de friction. Ne tombe-t-il pas sous le sens, dès lors, que par son passé et par ses mérites, monsieur Chartrou était l’homme qu’il fallait à la place qu’il convenait ?

Plus subtil, plus ouaté, plus insaisissable, en un mot, tout en demi-teinte est le Service central. Se complaire à scruter « intus et in cute » l’essence de ce service, sa lointaine raison d’être ne manquerait ni d’intérêt ni d’attrait. Différons cette étude. Retenons, au témoignage de ses chefs, que, par sa dextérité pratique, par son tact, par son sens des nécessités, par sa promptitude d’action ou d’inaction, par son habilité à mesurer les conséquences, la portée ou l’opportunité, - je veux dire la vanité ou le danger des décisions à prendre - monsieur Chartrou se ménagea dans ces fonctions de nouveaux succès.

Mais l’éloignement de l’audience, c’est-à-dire l’abandon de la seule vie judiciaire qui confère au magistrat du Parquet autorité, prestige et lustre, la monotonie desséchante des arcanes administratives comblaient peu ou mal les muettes et légitimes aspirations de l’orateur et du juriste.

Monsieur Chartrou ne redeviendra lui-même que sous la robe rouge et au siège du ministère public. Avocat général au sens propre et effectif de ce mot, il le demeurera jusqu’à l’âge de la retraite, soit à la Cour d’appel, soit à notre Cour.

A la Cour de Paris, sa ronde à travers les diverses chambres terminée, ses chefs l’affecteront définitivement à la première.

Quelle joie pour l’esprit qu’un tel honneur ! Quelle possibilité d’enrichissement procure une telle fonction à qui veut voir, à qui sait voir les choses dans leur substance, certes, mais aussi de haut, d’ensemble, avec une liberté de pensée souveraine ! Quelle action elle appelle, implique et exige sur la marche des procédures et sur leur résolution, le tout sans préjudice de son influence cruciale sur l’orientation générale du droit, soit dans les questions de principe, soit à l’occasion de conflits nouveaux ou de revirements inéluctables de jurisprudence.

Or, un des magistrats qui siègent parmi nous m’assurait qu’à ce poste du plus grand choix, l’avocat général Chartrou, pour avoir compté sur sa volonté de culture, sur l’assiduité et la continuité de ses efforts plutôt que sur les « grâces spontanées du destin », avait répondu aux plus flatteuses prévisions.

« Hic terminus hoeret » : chez nous.

J’éprouve une certaine hésitation à évoquer une dernière fois une silhouette dont le reflet défie l’ingratitude du souvenir.

Mais la Cour ne comprendrait pas que je restasse taisant sur cette suprême étape d’une carrière que notre collègue devait illustrer encore, en mettant en oeuvre toute sa science, sa longue expérience, toute son âme, le meilleur de son coeur.

Déjà dans les cours souveraines, à tout le moins à la Cour d’appel de Paris et plus spécialement du côté du Siège, la pratique du droit s’est spécialisée, morcelée, cloisonnée. Elle a perdu le sens du général. L’incidence fâcheuse de ce morcellement n’est pas niable. L’horizon juridique de certains magistrats s’estompe et se rétrécit.

Malgré sa mobilité et en dépit de cet impératif catégorique qui lui enjoint d’ouvrir et de maintenir ses fenêtres sur toutes les manifestation du droit, le ministère public lui-même ne peut éviter de tels écueils que si, tout au long de sa carrière, ses dons naturels les plus beaux soient-ils, se sont développés sous l’action d’un travail assidu et acharné.

Or, n’est-ce pas dans ces quelques lignes que tient le secret de l’incomparable possession d’état que s’était acquise l’avocat général Chartrou, aux Requêtes comme à la chambre civile.

Ne devait-il pas à une technique professionnelle éprouvée d’avoir perçu au premier contact que dans vos débats la synthèse la plus vigoureuse et la plus expressive est indispensable et que seuls ont cours les raccourcis sommaires et tranchants ?

Est-ce que, par hasard, cet art d’éliminer les inutilités, de résumer et de ramasser en quelques traits les caractères dominants d’une situation ne présupposent pas, à côté d’une rectitude de jugement innée ou quasi telle, une érudition vaste et de très longue haleine ?

Esprit universel, dirai-je en terminant, l’avocat général Chartrou publiait dans divers recueils de savantes dissertations juridiques. Ses commentaires étaient des plus suivis. Sa langue était réduite à l’essentiel. Elle allait droit au but. D’emblée, il isolait de la gangue les paillettes d’or ; d’un trait de plume, il dégageait une formule et lui donnait un plein relief.

Remarquable de prescience était sa prédilection enthousiaste pour le droit social, droit âpre mais jeune, vivant, dynamique, d’une courbe toujours ascendante, destiné peut-être à se porter demain à l’extrême pointe des sciences humaines.

« Humaniores litterae ». Esprit méditatif et éclairé, notre collègue était non moins sensible aux séductions raffinées des lettres, dans le vrai sens, dans le grand sens du mot. Aux arts aussi et dans toute leur gamme, il faisait leur part. L’histoire, toutefois, absorbait plus particulièrement les loisirs de sa retraite et les mains pieuses de celle qui fut l’inspiratrice fidèle de toute une vie ont bien voulu me montrer des liasses de notes qu’il avait recueillies sur la Révolution française.

Élevés dans un tel climat intellectuel, il n’est pas étonnant que sa fille et son fils aient déjà publié des ouvrages d’histoire et de science d’une étoffe dense et brillante. Mais s’il est dans l’ordre que la famille garde avec ferveur, fierté et reconnaissance une mémoire aussi chère, du moins nous sera-t-il permis de revendiquer l’admirable exemple d’une vie qui fut toute de travail et d’honneur.

De plus belles âmes nous appartiennent encore par les liens de la charité judiciaire, mais - celles-là - le simple appel de leur nom suffit à l’immortalité de leur gloire :

Capitaine Charles Lyon-Caen, aspirant Georges Lyon-Caen, fils de monsieur le président Lyon-Caen ;

Capitaine Raymond Laroque, fils de monsieur le doyen Laroque ;

Commandant Vuchot, fils de monsieur le conseiller Vuchot ;

Claude Monnier, fils de monsieur le conseiller Monnier ;

« Morts pour la France ».

 

Messieurs,

Quelle ne serait pas notre misère si les richesses de l’esprit et les noblesses de coeur qui furent le trésor commun de nos chers disparus s’évanouissaient avec leurs ombres vaines !

Même pour les incroyants, la mort ne peut pas ne pas être l’occasion d’une sévère méditation, d’un implacable retour sur nous-même, du dédain aussi de cette superbe qui nous mine et nous ronge souvent même à notre insu.

Mais, dans cette magnifique gerbe de souvenirs, sans délaisser les éminentes dignités judiciaires qui couronnent une carrière, donnons la primauté au prix des efforts et à la qualité du chemin qui conduisent à de tels honneurs et résistons à tel mirage grandissant, qui voudrait qu’une technique dite neuve et hardie remplaçât le précieux affinement de longues et patientes années de culture.

Messieurs les avocats,

Nous lisons dans l’ « Éloge de la Folie » : « Commençons par les jurisconsultes. Ils se croient les premiers de tous les savants et nul mortel ne s’admire autant qu’eux lorsque, tels que Sisyphe, ils roulent continuellement sur le haut d’une montagne un énorme rocher qui retombe dès qu’il est arrivé au sommet, c’est-à-dire lorsqu’ils entrelacent cinq ou six cents lois les unes avec les autres, sans s’embarrasser si elles ont rapport ou non avec les affaires qu’ils traitent, lorsqu’ils entassent gloses sur gloses, citations sur citation, et qu’ils font accroire au vulgaire que leur science est une chose très difficile ».

 

Erasme de Rotterdam, qui exerça, certes, une incontestable souveraineté sur son siècle, était-il vraiment qualifié pour distiller une telle malice à l’adresse des hommes de loi de son temps et ne nous abusons pas - l’homme écrivait « sub specie aeterni » - du nôtre aussi ?

N’appartenait-il pas à cette famille d’esprits qui ne s’engagent à peu près jamais, qui n’avancent qu’en se ménageant manoeuvres, issues ou retraites, qui sont, en un mot, inimitables dans l’art des faux-fuyants ?

Trêve aux arguments d’une polémique par trop directe !

Vos mémoires, par ce qu’ils ont à la fois d’abondant et de ramassé, ne tendent-ils pas précisément à prévenir ces entrelacs qui tant poignaient l’ami du plus courageux Thomas More ?

Votre préoccupation essentielle n’est-elle pas de poser l’équation juridique fondamentale sans tenir compte de ses côtés inopportuns ou ténébreux ?

Quant à vos interventions à la barre, n’ont-elles pas avant tout un caractère pratique, brutal, d’un synthétique extrême ?

Cette méthode, ces qualités qui impliquent au plus haut degré la droiture de l’intelligence et celle de la sensibilité, un des vôtres qu’ensemble nous pleurons la pratiquait dans toute sa rigueur, les réunissait avec une éclatante harmonie.

Le souvenir de cet homme de bien, de savoir et de goût que fut maître Cartault resserre plus que toute autre considération formelle les liens de cette communauté de pensée et d’action qui rendent notre ordre et votre corps complémentaires et solidaires dans l’accomplissement de la plus haute tâche que Dieu - ou la volonté des Choses - ait délégué à notre misérable humanité.

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Monsieur Hersant, président de l’Ordre des avocats à la Cour de cassation, et les membres du Conseil de l’Ordre présents à la séance renouvelèrent ensuite leur serment et l’audience est levée à 15 heures.

Mardi 16 octobre 1945

Cour de cassation

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