Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1940

En 1940, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 16 octobre.

Rentrées solennelles

Discours prononcés :

Discours de monsieur Jean, Léon, Henri Picard,

avocat général

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs,

Investi par monsieur le procureur général de la mission, dont je sens tout le prix, d’évoquer devant vous les figures vénérées des trois membres de la Cour disparus pendant la dernière année judiciaire, qu’il me soit permis pour une fois, de déroger pieusement à l’usage, et d’honorer d’abord la mémoire d’un jeune homme de vingt-six ans, Pierre Hacault, attaché à ce Parquet général et mort pour la France, le 14 septembre 1939. Certes, de son vivant, il était encore bien loin, ce petit attaché stagiaire, du rang, des prérogatives et de l’éminente dignité de ces hauts magistrats à qui seuls appartient, en principe, le privilège posthume d’être célébrés publiquement, dans l’éclat solennel de vos audiences de rentrée. Mais sa mort rehausse sa vie, l’égale aux plus grands, et fut telle, qu’il y aurait sacrilège et scandale à lui marchander notre hommage Sans doute, n’eût-il pas accueilli cet honneur sans embarras, affligé qu’il était d’une particularité singulière : il était modeste. Sa réserve et sa modestie soulignaient ses réels mérites, sa conscience et son dévouement.

Mobilisé comme chasseur à pied, il était parti l’an dernier avec abnégation et courage, et, comme nous tous, le coeur débordant de confiance dans les destinées de la Patrie. Avec ses camarades, il avait avancé hors du pays de France, à travers cette forêt de Wardnt, tremplin - nous disait-on - d’offensives fructueuses. C’est là qu’il est tombé glorieusement aux avant-postes, écrasé par un bombardement sous la chute d’un arbre. Que son nom soit béni ! Son souvenir, sacré ! Que sa mère, les siens, tous ceux qui l’ont aimé, soient assurés de notre gratitude, de notre fraternelle sympathie !

Je ne doute pas que ses grands aînés, auxquels j’arrive, ne m’eussent approuvé de m’être incliné avec émotion sur cette tombe ouverte avant l’heure, symbole et témoignage de nos espoirs fauchés. Eux sont morts pleins de jours, au terme de leur carrière, alors qu’après plusieurs années vécues parmi vous, ils avaient dépassé l’âge de la retraite. Ce sont, messieurs les conseillers Bompard et Lepelletier, décédés les 11 septembre et 21 septembre 1939 ; et monsieur le premier président Lescouvé, qui ne leur a survécu que jusqu’au 21 avril 1940.

Raoul Bompard

Raoul Bompard était né à Gênes, le 17 septembre 1860, de parents français, originaires des Hautes-Alpes, et qui étaient fixés momentanément en Italie.

Il fit à la Faculté de droit de Paris, dont il fut lauréat, et où il devait plus tard obtenir le prix Rossi, des études solides de droit public et de droit privé, qu’il avait prolongées jusqu’au doctorat.

Puis il préluda à la vie judiciaire par des fonctions, électives et administratives. Il était déjà membre du Conseil mumcïpal de Paris, qu’il devait présider ensuite, et conseiller général du département de la Seine, lorsqu’il fit éditer chez Rousseau, en 1888, une thèse remarquable sur « le Pape et le droit des gens ». L’auteur n’y cache point ses préférences, qui ne sont point ultramontaines. Il se flatte pourtant de n’avoir emprumé qu’au droit, et non à ses convictions politiques, les arguments par quoi il cherche à démontrer que le pape ne serait pas un souverain, que ses nonces et légats ne seraient point des agents diplomatiques, que les concordats qu’il analyse ne seraient que charte octroyée, concession bénévole, et toujours révocable, des puissances qui s’y soumettent, qu’enfin les démêlés du Saint-Siège avec tel gouvernement étranger n’étaient qu’affaire d’ordre interne où les tiers avaient le devoir strict de ne pas s’immiscer. Je vous laisse apprécier si la partie critique de l’ouvrage, et telle des conclusions qu’il propose au lecteur ne sont pas dépassées par les événements. Il reste qu’il y a là une contribution utile, et qui commande l’estime, à l’étude historique des pouvoirs de la papauté.

Cette belle thèse de doctorat, œuvre d’un auteur de vingt-huit ans, qui sans doute, plus tard, en eût amorti la rudesse quasi militante, n’est pas le seul travail que nous devions à la plume aisée de monsieur Bompard. Il écrivit encore de nombreux articles, épars dans plusieurs revues littéraires. Il publia aussi des ouvrages plus sévères, en 1901, dans la Revue philanthropique, des Notes sur l’assistance à Londres ; en 1902, chez Masson, la traduction d’un important traité : « L’assistance », de Munsterberg, alors président de la direction générale de l’Assistance publique de Berlin ; en 1906, chez Rousseau, avec une préface de Casimir Perier, une étude de droit constitutionnel comparé, « le Veto du Président de la République et la sanction royale », ouvrage couronné par la Faculté de droit de Paris. Il préparait encore, au déclin de sa vie, un nouveau traité sur la presse.

En 1898, la confiance éphémère de ses concitoyens l’envoya pour une législature, siéger au Parlement où il représenta le département de la Seine. C’est alors qu’en 1900, il entra comme membre au Conseil de surveillance de l’Assistance publique où il allait rester près de quarante ans, pour finir par le présider avec autorité, distinction, et une expérience consommée.

Remercié par ses électeurs, il trouva un refuge, le 31 mai 1902, au Conseil de Préfecture de la Seine, où l’on apprécia la vivacité de son esprit et sa promptitude dans l’expédition des affaires.

Mais déjà les questions pénales sollicitaient son intelligence avertie. Il devint, le 6 août 1909, conseiller à la Cour d’appel de Paris. Sa souplesse native lui permit de s’adapter à ses nouvelles fonctions avec une rapidité merveilleuse. Il fut un assesseur vigilant et actif à la chambre des appels correctionnels.

Puis la guerre l’obligea, en 1914, à reprendre l’uniforme de lieutenant d’infanterie. Il allait le garder plus de deux années, bien que largement quinquagénaire et père de quatre enfants. En 1916, la Chancellerie obtint son rappel de l’État-Major où il était affecté. Il présida alors la Cour d’assises avec une autorité remarquée.

Aussi fut-il nommé vice-président le 26 septembre 1919 et président de chambre le 22 septembre 1921. Il montra dans ces postes une sagacité, un tact, et une hauteur de vues qui le désignèrent pour la Cour de cassation, où il accéda le 6 juillet 1925.

Pendant plus de dix ans, à la chambre criminelle, il affirma ses qualités de labeur, de savoir, de conscience, élucidant avec bonheur les affaires les plus délicates, et présentant en matière de presse des rapports précis et logiques, suivis de projets d’arrêts d’une élégante sobriété. Le voici maintenant l’un des doyens de sa chambre qui l’aime et le respecte pour sa fine courtoisie, sa valeur, sa parfaite droiture.

L’âge de la retraite l’atteignit en décembre 1935. Mais les Chefs de la Cour ne l’avaient pas laissé partir sans avoir obtenu pour lui, quelques mois plus tôt, la cravate de Commandeur. Il vécut encore près de quatre ans, restant uni à la grande compagnie qu’il avait quittée par les liens de l’honorariat.

Il fut un collègue délicieux, d’une éducation raffinée, d’une haute culture générale ; dont l’aménité et le charme gagnaient les cœurs ; dont la conversation, nourrie de souvenirs piquants sur les divers milieux qu’il avait traversés, était un enchantement pour les auditeurs. Par la variété de ses dons et la diversité de ses connaissances, il rappelait ces grands humanistes d’autrefois qui échappaient à la loi de la spécialité.

Monsieur Georges Lepelletier

Georges Lepelletier était né le 24 octobre 1863 à Vervins, d’un magistrat qui présidait le tribunal de cette ville et qui s’y était marié.

A la Faculté de Paris, il obtint plusieurs prix aux concours de fin d’année, puis son diplôme de docteur dans les conditions les plus flatteuses.

Son père, qui mourut conseiller honoraire à la Cour d’appel de Paris, ne survécut guère à ses débuts dans la magistrature comme substitut à Pontoise, poste qu’il occupa depuis le 21 juin 1890.

Ce substitut aimait le droit et donnait, même aux audiences civiles, des conclusions remarquées.

Il attendit pourtant sept années avant d’être nommé, le 18 août 1897, procureur de la République à Bar-sur-Seine, petite ville qui, à l’en croire, n’offrait alors que peu de ressources intellectuelles et artistiques, et où il eut du mal à s’acclimater malgré la diversion salubre du travail et les encouragements de ses chefs.

Le 28 octobre 1905, il fut appelé au Parquet plus important de Chartres, où il réussit à l’audience et où il se montra, aussi, excellent administrateur.

Il revint à Paris le 29 juillet 1909, comme substitut au Tribunal civil de la Seine. Là, ses chefs apprécièrent son intelligence ouverte, son esprit fin et cultivé, son extrême conscience allant jusqu’aux scrupules, sa franchise et sa loyauté.

En 1917, le président Servin le choisit pour occuper le siège du ministère public à la première section de la première chambre. C’est assez dire en quelle estime on tenait dès lors ce parfait juriste, d’ailleurs convaincu que l’autorité du Parquet et son prestige doivent se manifester même dans le domaine du droit pur.

Nommé, le 4 octobre 1918, substitut du procureur général près la Cour d’appel de Paris, il s’asseoit un mois plus tard comme conseiller. Alors, les promotions s’accélèrent. On le charge d’abord de présider une commission arbitrale des loyers. Puis fort de l’expérience ainsi acquise, il organise à la première présidence, avec zèle, compétence et tact, la direction et le contrôle de l’ensemble des commissions arbitrales de loyers et des juridictions des dommages de guerre. C’est lui qui semble avoir inauguré une sorte de suppléance qui, depuis, s’est accréditée à la Cour d’appel de Paris, déchargeant le premier président, pour le plus grand bien du service, du détail assujettissant de ses fonctions administratives.

Cependant la Chancellerie et ses chefs savent gré à notre collègue de tant de mérites. Il devient vice-président le 28 décembre 1923, président de chambre le 9 mai 1925, et, la même année, conseiller à la Cour de cassation, le 16 octobre 1925.

Il y est affecté à la chambre civile où lui sont dévolus les pourvois concernant les affaires de prud’hommes. Il acquiert en cette matière une telle maîtrise que ses rapports ne tardent pas à faire autorité, et qu’on peut dire que la jurisprudence édifiée il y a quelques années au sujet, notamment, du louage de services, est son oeuvre dans une très large mesure.

Mais notre collègue n’avait déjà plus qu’une santé précaire. Longtemps, il avait passé outre, allant jusqu’au bout de son effort sans craindre d’excéder ses forces. Un jour vint cependant où il dut s’arrêter. Il obtint sa retraite avant l’heure, par un décret du 3 novembre 1934 qui lui a conféré l’honorariat. Depuis quatre ans déjà, il était Officier de la Légion d’honneur.

Il se retira alors définitivement dans cette région de Coutances où son père était né, et où lui-même n’avait guère cesse de se rendre, dans la vieille demeure familiale qu’il a longtemps gardée. Une lettre de janvier 1939 nous le montre affaibli déjà par une de ces crises cardiaques auxquelles il n’allait plus longtemps résister, mais se réjouissant toujours d’appartenir, par le coeur, l’origine et la résidence, à ce beau département qui depuis 1925, écrit-il, a fourni quatre conseillers à la Cour de cassation.

Cette belle carrière toute unie de pur magistrat, lourde de labeur et de mérite, n’a pas empêché notre collègue de cultiver les arts, surtout la musique, pour qui il éprouvait une passion payée de retour. Il jouait du violoncelle mieux qu’un amateur, avec un talent auquel n’ont pas dédaigné de s’associer parfois des professionnels en renom. Il aimait aussi le bateau, la pêche en mer, et tout ce qui touchait à la vie maritime. Si, pendant les quelques années où il eut le loisir d’en rester membre, il collabora assidûment, et avec tant de réussite, aux travaux du Comité du contentieux de la marine marchande, c’est sans doute qu’il trouvait là, - à s’occuper, même de loin, des choses et des gens de mer, - comme un mirage ensoleillé, une transposition de goûts moins sédentaires, et, faisant palpiter pour lui seul les feuillets des dossiers arides, comme un frisson des vents du large.

Il repose désormais non loin de cette mer houleuse de la Manche qu’il a aimée, lui, en des temps meilleurs, quand elle ne connaissait encore d’autres tumultes que ceux des éléments déchaînés.

Monsieur Théodore Lescouvé

Théodore Lescouvé, né à Aix-en-Provence, le 15 février 1864, bien que fils d’un magistrat qui devait plus tard être des vôtres, ne se destinait pas à la magistrature. Un accident de cheval, d’où lui était restée sa démarche inégale, lui ferma la carrière des armes et le donna au monde judiciaire. De sa vocation militaire contrariée, il avait gardé le verbe haut, le ton péremptoire et le goût du commandement.

Attaché de Chancellerie dès 1887, il fit un stage brillant au barreau parisien. En 1889 et 1890, il fut l’un des meilleurs secrétaires de la Conférence, et il y paraissait à la diction choisie de ce magnifique orateur.

Nommé d’emblée, le 6 septembre 1890, substitut du procureur de la République à Tours, il surprit l’opinion et ses chefs eux-mêmes par l’éclat exceptionnel de ses interventions à la Cour d’assises.

Une promotion méritée l’appela, le 10 avril 1894, au poste de substitut à Lyon. Deux ans plus tard, monsieur le garde des Sceaux Darlan le choisit comme chef-adjoint de son cabinet au ministère de la Justice.

L’année suivante, à l’âge de trente-trois ans, il fut nommé substitut au Tribunal de 1ère instance de la Seine. Il exerça ces lourdes fonctions pendant près de dix ans, du 17 avril 1897 au 19 janvier 1907 ; requérant notamment avec vaillance durant plusieurs années et à une époque agitée, à partir de 1902, à la première section de la 2ème chambre, alors la plus en vue des chambres correctionnelles, celle qui connaissait des affaires de presse - et de toutes les causes revêtant un caractère politique : « Poste de combat », écrit son chef d’alors, qui atteste qu’il s’en tira avec honneur, subissant de rudes assauts, triomphant de tous les obstacles, et parvenant à conquérir l’estime et l’admiration générales.

Il était depuis deux ans substitut du procureur général près la Cour d’appel de Paris, quand l’amitié fidèle qui les unissait déjà depuis de longues années fit de lui le collaborateur, place Vendôme, de l’alerte homme d’État dont la vitalité étonnante se dépensa plus de quarante ans dans tous les domaines de la politique, de l’histoire, des lettres, de la bibliophilie, depuis l’époque lointaine où il fut l’un des jeunes ministres de la Troisième République, jusqu’à l’heure à jamais déplorable et funeste où un attentat étranger vint l’atteindre par contrecoup et l’obliger enfin à l’immobilité éternelle .

Ainsi distingué, soutenu, et d’ailleurs puissamment servi par sa lucidité, son énergie, et les prestiges de sa parole, monsieur Lescouvé franchit rapidement les derniers degrés de la grande carrière. Directeur du Cabinet et du Personnel, le 25 juillet 1909, puis des Affaires criminelles, le 24 mai 1910, il quitta les services de la rue Cambon dès le début de l’année suivante pour assumer les fonctions difficiles de procureur de la République près ce Tribunal de la Seine où il avait déjà tant travaillé.

Du 28 janvier 1911 au 12 décembre 1917, puis de cette dernière date au 18 octobre 1923, il va diriger successivement les Parquets de la Seine et de la Cour de Paris. C’est là qu’il fut vraiment lui-même, qu’il put donner toute la mesure de ses qualités singulières d’organisateur et de chef. Pour pouvoir suffire, avec la liberté d’esprit nécessaire, à ces services démesurés, les titulaires de ces postes périlleux où tant de tâches les sollicitent, ont besoin de pouvoir s’en remettre parfois à des collaborateurs éprouvés. Monsieur Lescouvé choisissaient les siens, et quand il leur avait donné sa confiance, il ne les abandonnait jamais. Il les soutenait avec crânerie et persévérance, envers et contre tous, contre vents et marées. Il a pu souffrir de l’ingratitude ; il ne l’a jamais pratiquée. On lui a reproché son esprit de clan et de coterie. Et pourtant, il aimait le talent et le caractère d’où qu’ils vinssent, et même, il ne lui déplaisait pas qu’on lui tienne tête à l’occasion, et qu’on sût défendre ses idées. C’est la marque des chefs vraiment forts. Il en fut un dans toute l’acception du terme, et le rayonnement d’un astre dominateur ne va pas toujours sans provoquer quelques éclipses.

Étant procureur général près le Cour d’appel de Paris, monsieur Lescouvé eut l’honneur redoutable de porter la parole avec sa maîtrise habituelle, devant, la Haute Cour de Justice.

À la rentrée d’octobre 1923, il fut nommé et installé procureur général près la Cour de cassation. En entrant de plain-pied dans l’austère demeure, et par la grande porte qui ne s’entr’ouvre parfois qu’avec circonspection, il ne semble pas qu’il ait eu à vaincre les préventions d’un milieu hostile. Il fut tout de suite de la maison, qu’avait autrefois connue son père. Sa grande voix retentit encore, de temps à autre, sous ces voûtes, dans des conclusions étudiées. Et il dirigea son Parquet dans une atmosphère apaisée, avec l’autorité qu’il avait affirmée ailleurs. Il fut, en 1927, Grand Officier de la Légion d’honneur, puis membre du Conseil de l’Ordre.

Enfin le jeu normal des vacances et des promotions le porta de lui-même, le 4 février 1928, à 1a première présidence. Il en fut, m’a-t-on dit, quelque peu alarmé. Après un bref séjour à la chambre civile, il eut la sagesse de comprendre que les complications et les subtilités de la législation civile répondaient peut-être moins au tour direct de son esprit que le droit pénal et criminel, qui, certes, a, lui aussi, ses périls, et ses embûches, mais où, cependant, en chaque matière bien circonscrite, le risque d’erreur est plus limité. Il opta donc pour la chambre criminelle. Ce choix ne laissa pas de surprendre. Et pourtant, arrivé au faîte des grandeurs, notre collègue ne doit-il pas être loué de ne s’être pas excepté de son universelle clairvoyance, d’avoir su jusqu’au bout se juger, se connaître et délibérément s’employer là où il se sentait devoir être le plus utile ?

Il semblait que désormais le premier président Lescouvé, Grand-Croix depuis le 14 avril 1932, n’eût plus qu’à couler des jours studieux et sans histoire dans le décor fané de la chambre criminelle et que rien ne dût plus l’atteindre des agitations du dehors. Mais, à la suite de scandales dont aucun peuple ni régime n’est exempt, et que grossissaient encore l’incertitude de l’heure et les trompettes de la renommée, notre pays était secoué de furieux remous d’opinion qui dressaient les Français les uns contre les autres. II vint s’y ajouter, dans les premières semaines de 1934, cette affaire douloureuse et qui garde son mystère, dont les répercussions, comme les responsabilités qu’on y crut alors engagée, vinrent arracher monsieur Lescouvé, bien malgré lui, à la sérénité de ses tâches coutumières. Obligé à se prononcer en arbitre suprême, dans des circonstances difficiles, il ne le fit pas sans erreur, peut-être, ni sans que les peintres appellent des repentirs, mais, à coups sûr, non sans susciter des rancoeurs et des amertumes. Il semble que dès lors son étoile pâlisse. Lorsque, deux ans plus tard, l’abaissement de la limite d’âge vint avancer l’heure de sa retraite, son départ ne fut pas suivi de tous les honneurs traditionnels que l’éclat de ses longs services lui eût, à lui seul, assurés.

Ces vicissitudes retentissantes ne modifièrent point les sentiments de ses pairs, dont beaucoup lui gardèrent plus que leur sympathie : une intime prédilection. La dignité de sa retraite, assombrie par la perte de la compagne qui a tenu tant de place dans sa vie, lui confirma et lui rallia bien des suffrages. Après notre premier exode, le chef aimé de cette Cour, avec l’autorité que ses fonctions lui confèrent, lui a rendu ici même un hommage déférent, délicat et sensible.

Si le premier président Lescouvé eût vécu plus avant, qui sait si le temps, qui pacifie, ne lui eût pas réservé quelque réparation ? Mais ne regrettons rien. Il est mort à son heure, le 21 avril dernier, assez tôt pour ne pas connaître l’abominable épreuve nationale qui eût supplicié son coeur de patriote. Que cette épreuve, au moins, nous soit une leçon et conservons en nous, les gardiens de la flamme, cette ferveur de justice et ce culte du droit, sans quoi la vie ne vaudrait pas d’être vécue.

Messieurs les avocats,

Vous avez montré récemment que ce culte, cette ferveur ne vous font pas défaut. Au cours de cette année cruelle, décimés momentanément par la mobilisation qui, hélas ! n’a pas rendu tous ceux qu’elle vous avait pris ; séparés trop souvent des vôtres et de vos facilités habituelles de travail ; écartelés, si j’ose dire, par la dispersion des grands corps où vous appelle votre ministère, vous avez pourtant réussi, par un prodige d’ubiquité, à faire face à l’essentiel de vos tâches professionnelles, et à ne pas priver la justice de votre collaboration indispensable. L’importance de cette contribution à l’oeuvre commune de la justice, seuls pourraient la sous-estimer ceux qui ne vous auraient pas vus à l’œuvre, ou n’auraient pas su profiter de vos mémoires substantiels, de vos lumineuses plaidoiries. Pour moi, il m’apparaît que nos déplacements et nos revers ont fortifié encore cette affectueuse solidarité qui unit magistrats et représentants du barreau.

Les membres de cette Cour vous confirment aujourd’hui, par ma bouche le témoignage de leur amitié, de leur confiance et de leur estime.

Je vous exprime aussi toute la part qu’ils prennent à vos angoisses confraternelles touchant surtout le sort de maître Cremery, mobilisé comme officier et glorieusement disparu en mer lors du naufrage du Sirocco.

 

Pour monsieur le procureur général, j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre et me donner acte de l’exécution des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

Mercredi 16 octobre 1940

Cour de cassation

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