Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1917

Rentrées solennelles

Discours d’audience solennelle

de

rentrée

du 16 octobre 1917

-

Discours de monsieur Paul, Etienne Peyssonnié,

avocat général à la Cour de cassation

Monsieur le Premier président,

Messieurs,

Les grands magistrats qui nous ont quittés ne sont pas des disparus ; à la place où ils ont siégé, vous les voyez encore ; vous les contemplez « avec l’oeil de l’esprit ». Selon le mot de Cervantès, « une tombe les couvre, un souvenir les ressuscite ! ». C’est ce souvenir que je viens leur donner, certain que leur image n’est pas éteinte, et que la flamme pieuse veille dans le sanctuaire de votre pensée.

Quel voile de deuil sur tout le Palais de Justice, quand la fatale nouvelle a couru : M. le Premier président est mort ! Personne ne pouvait croire que tout était fini et que M. Baudoin, l’infatigable travailleur, prenant son repos pour la première fois, s’était endormi pour toujours ! Partout où il a passé, j’ai pu suivre la trace de son labeur. Ses succès au lycée de Rennes et à l’école de droit en sont les premiers témoignages ; ses débuts d’avocat au barreau de Rennes, puis de substitut au parquet de Châteaulin, en 1869, étaient déjà pleins de promesses ; mais à peine est-il nommé, en 1871, substitut à Quimper, que ses chefs rendent hommage à son travail assidu, à ses heureuses qualités.

L’année suivante, il est à Rennes ; on le dit laborieux, parlant avec facilité, avec pureté et ne reculant jamais devant les tâches les plus lourdes. On lui prédit le plus brillant avenir. Telle sera partout et toujours la renommée qui le précède, qui l’escorte et qui le suit.

Substitut du procureur général à Rennes, avocat général à Lyon, il a la passion du droit ; il est toujours l’argumentateur plein de ressources dont les conclusions font autorité tant par l’étendue des recherches que par l’éclat de la discussion juridique. Il était, disent ses chefs, à la hauteur de toutes les tâches, et triomphait dans les affaires hérissées de difficultés et encombrées de détails. Aussi, le 25 janvier 1885, est-il Procureur général à Limoges ; il n’avait pas encore quarante ans.

Cinq ans après, il venait siéger à côté de vous comme avocat général de la Cour de cassation. Ce qu’il fut, vous le savez, et ses conclusions reproduites dans les recueils judicaires l’attestent mieux que mes paroles.

Lorsque le poste de président du tribunal de la Seine devint vacant, il fut choisi pour l’occuper. La tâche était formidable, et, plus tard, il vous avouait en avoir été effrayé à tel point qu’il avait cherché à décliner ce périlleux honneur : « Je savais, disait-il[1], qu’à cette œuvre si lourde, il fallait, avec la force physique, le dévouement sans borne, l’abnégation sans réserve, l’effort sans répit. Et je me demandais, avec une anxiété que vous mesurez tous, si mes forces pourraient jamais égaler la tâche, et si je n’allais pas être submergé par l’infinie variété de ces obligations qui, de toutes parts, allaient fondre sur moi, pareilles à ces avalanches qui, détachées des sommets, roulent au flanc des montagnes, et écrasent l’imprudent assez malavisé pour ne pas savoir les éviter ou les fuir… ».

 

Pendant huit ans, il supporta le fardeau sans faiblir. Il revint alors à la Cour de cassation comme Procureur général ; il eut la légitime fierté de monter à ce même siège que son père avait occupé. En 1911, il devint enfin votre Premier président. Il avait toujours gardé sa dévorante activité, sa prodigieuse puissance de travail. Si quelqu’un parlait d’un labeur écrasant, il lui donnait son secret : « Faites comme moi, disait-il, levez-vous à cinq heures du matin ».

 

Quelle haute idée il avait de la Cour suprême ! Je me souviens, non sans émotion, de l’entretien que j’eus avec lui, lorsque je fus appelé, l’année dernière, à siéger comme avocat général à votre chambre criminelle. Après les sages conseils que lui dictait son expérience, il ajoutait des exhortations que je n’ai pas oubliées : « Donnez-vous tout entier à vos nouvelles fonctions, disait-il. Quelle que soit votre ardeur, vous aurez peine à y suffire. C’est une très lourde tâche ! J’eus, à ce moment, l’idée que je prononçais mes vœux définitifs pour devenir, au milieu de vous, une sorte de bénédictin laïque ».

 

Et il continua : « Quand on est un haut magistrat, il faut dire adieu au monde et à la vie frivole ; il faut renoncer à l’art, à la littérature, à tout ce qui peut vous distraire ou vous détourner du devoir ».

 

Il parla longtemps ainsi ; et moi, me reportant aux magistrats du temps jadis, je pensais, en comptant les coups : - A toi Noël du Fail, conseiller au Parlement de Bretagne, auteur très facétieux des Contes et discours d’Eutrapel ! – A toi, La Mothe Le Vayer, substitut du procureur général au Parlement de Paris, auteur de tant d’œuvres satiriques et du Dialogue sur les Rares Qualités des Asnes de ce temps ! – A toi, Montaigne, pour tes Essais immortels, et à ton ami La Boëtie, vous qui fûtes avec Montesquieu, l’honneur du Parlement de Bordeaux ! – A toi, Rotrou, à toi, Corneille !

Mais à quoi bon poursuivre ? Ils étaient alors tous lettrés, presque tous littérateurs ! J’ai trouvé de ces impénitents même après que fut créé le Tribunal de cassation. Chauveau-Lagarde, Pons de Verdun, Brillat-Savarin ont siégé parmi vos prédécesseurs. J’aurais même pu rappeler que, bien plus récemment, votre Premier président, M. Barbier, avait enfreint la règle, lui qui avait traduit les Satires de Perse, l’Art poétique d’Horace, et l’Iliade d’Homère en vers français ! Monsieur le Premier président Larombière en a fait autant…et même un peu plus !

Mais M. Baudoin m’accueillait avec une si exquise bienveillance que je me gardai bien de risquer la plus timide objection ; et je me bornai à murmurer, quand il eut fini : « S’il est encore en France un magistrat littérateur, le bon moyen de l’empêcher d’écrire, c’est de l’envoyer à la Cour de cassation ».

 

Après cet entretien, j’ai rencontré quelques fois M. Baudoin à l’issue de son audience, et puis, je l’ai revu le 23 janvier dernier. Nous assistions aux funérailles d’un ami commun, M. Favre, ancien proviseur du lycée Montaigne. C’est devant ce cercueil que nous avons échangé quelques paroles, les dernières ! Rien ne m’avait fait pressentir que lui-même allait succomber. En me quittant, il s’était rendu au Palais ; puis il avait cédé une fois de plus à sa fièvre d’activité, de dévouement. Les œuvres d’assistance que la guerre avait multipliées sollicitaient son patriotisme. Il passait de la Commission supérieure des allocations au Comité des orphelins de la guerre. Ce jour là, c’est au Secours national qu’il était allé siéger, car il ne lui suffisait pas d’être le grand magistrat, il était aussi l’homme de bien. Pendant qu’il écoutait la lecture d’un rapport, tout à coup sa tête se pencha sur sa poitrine ! La mort, l’effleurant à peine, venait de l’endormir très doucement…

Mais ne croyez pas qu’il soit entré dans le sommeil éternel sans jamais avoir vu approcher l’inconnue : « Celle qu’on n’attend pas, celle qui, vient toujours, et qui se met en marche au premier de nos jours[2] ».

Il l’attendait ! Il était épuisé ; il avait poussé son labeur au-delà des forces humaines. Il le savait ! Il a confié à des amis très chers qu’il avait le sentiment, la certitude de sa fin prochaine ; le repos absolu lui était conseillé, ordonné ; il n’en voulait pas ; il continuait ! Et il disait : « Je sais que je dois tomber d’un seul coup, en plein travail. Vous verrez qu’on me rapportera un jour à la maison ».

 

Noble fin, puisque son dernier moment fut consacré à la foule obscure de ces déshérités dont sa main généreuse cherchait encore à essuyer les larmes.

Toutes les récompenses dont il était si digne avaient marqué sa carrière : il était grand-officier de la Légion d’honneur ; le Palais de justice fut sa chapelle ardente, et M. le garde des Sceaux Viviani lui adressa le suprême adieu.

Puissent nos regrets adoucir la douleur de ses enfants e de celle qui fut la digne compagne de sa vie.

Nous avons de lui des discours de rentrée et d’installation, notamment, en 1892, le Centenaire de la République, et, en 1902, l’Eloge du Procureur général Laferrière.

 

Monsieur Gaston, Joseph, Henry Loubers,

Monsieur le conseiller Loubers, doyen de votre chambre des requêtes que M. Baudoin présidait momentanément, a fait son éloge avec toute l’éloquence des larmes. Il vient lui-même de prendre sa retraite bien gagnée par de longs et brillants services.

Après avoir été, en 1864, secrétaire, puis lauréat de la Conférence des Avocats, il débuta dans la magistrature, en 1868, comme substitut à Castelnaudary. Il devint ensuite substitut, puis procureur à Rodez, procureur à Montpellier, avocat général à Paris, et, en 1884, avocat général à la Cour de cassation ; enfin conseiller en 1891.

Vous ne garderez pas seulement le souvenir de l’éminent avocat général, du docte conseiller qui a publié de si remarquables études sur Domat, le jurisconsulte philosophe, mais aussi de l’homme excellent que tous ses collègues ont aimé. Il ne va pas nous quitter tout à fait, puisqu’il nous reste attaché par le lien de l’honorariat.

J’ai maintenant à évoquer le souvenir d’autres magistrats que la mort a frappés, car ce discours, véritable chant funéraire, n’est plus guère, comme on vous l’a dit un jour, qu’un Hymne à la Mort. Nos pertes sont nombreuses ; bien des familles sont en deuil ; qu’elles sachent toutes que sur leur peine se penche l’hommage attristé de nos cœurs.

Monsieur Honoré, Marie, Louis, Henri Ditte,

Monsieur le conseiller Ditte nous a quittés. Sa carrière fut belle et rapide : il passa du tribunal de Versailles où il avait débuté comme juge suppléant, au Tribunal de la Seine. Il y devint promptement substitut. Dans ce poste, il montra des qualités exceptionnelles que ses chefs s’empressèrent de signaler en disant qu’il était très intelligent, d’un esprit vif et réfléchi, très érudit, excellent administrateur, plein de tact, de prudence et de fermeté. Ses goûts, ses aptitudes le désignaient plus spécialement pour la magistrature assise. Telles étaient ses notes en 1886. En 1887, il était nommé substitut du Procureur général. Quatre ans plus tard, il était conseiller ; il fut très apprécié à l’audience civile et à la présidence de la Cour d’assises. Tous ses chefs, depuis le président Aubépin et le premier président Larombière jusqu’au procureur général Loew, s’accordaient à louer sa perspicacité, sa promptitude, sa sûreté dans la décision, son caractère calme, froid et mesuré, mais surtout sa grande habitude des Affaires.

Aussi, après une année passée à la Direction des Affaires civiles, le voyons-nous président du Tribunal de la Seine. Il a occupé ce poste si difficile de 1901 à 1911. il fut alors nommé, sur sa demande, conseiller à la Cour de cassation, et il vint siéger à votre chambre civile ; mais il était déjà épuisé par le labeur surhumain de ses dix années de présidence. Une cruelle épreuve, la perte d’un fils adoré, mort pur la France, acheva de l’accabler. Il a succombé le 25 décembre dernier, ayant l’estime, l’affection et les regrets de tous ceux qui l’avaient connu.

Monsieur Jean-Marie, Eloy Duboin,

Monsieur le conseiller Duboin était le fils d’un magistrat de la Cour de Chambéry. Le 1er décembre 1868, il débutait comme substitut à Saint-Julien où il avait été un jeune avocat très ardent, très éloquent. Il semblait marqué pour les succès du barreau. La guerre éclate en 1870 ; il n’écoute que son devoir, il s’engage. Il est nommé capitaine, puis chef de bataillon de la garde mobile de Haute-Savoie. Après la paix douloureuse que l’ennemi séculaire nous imposait, il revint occuper son siège de magistrat.

La République existait, au-moins de nom ; il lui avait donné tout l’enthousiasme de son cœur. Gambetta, au mois d’octobre 1872, fit un voyage en Savoie ; les républicains de Saint-Julien lui offrent un banquet par souscription ; le jeune substitut est un des souscripteurs ; il demande par télégramme à son procureur général l’autorisation d’assister au banquet. Oh ! Qui dira jamais le nombre de ces dépêches restées sans réponses !...Il assista au banquet ; il y prononça même quelques mots pour souhaiter la bienvenue au grand patriote, au merveilleux orateur. Aussitôt, dénonciation, enquête sommaire qui n’a jamais pu réussir à reconstituer les termes précis du toast de monsieur le substitut Duboin. N’importe ! Au bout de deux jours, il est révoqué « pour assistance au banquet donné à Saint-Julien en l’honneur de Gambetta ».

Cette révocation émut violemment l’homme qui était alors le plus calme, le plus sage, le plus modéré de l’Assemblée nationale. J’ai nommé M. Barthélémy-Saint-Hilaire. Il protesta, lui, contre l’injuste brutalité de cette mesure féroce ! Et le plus piquant de l’aventure, c’est que M. Duboin fut remplacé par un attaché au Parquet général qui en plein théâtre de Chambéry, venait de crier : A bas la République !

Voilà donc M. Duboin réfugié dans l’indépendance du barreau : il revient à Saint-Julien ; il y plaide de nombreux procès, et il lutte en même temps pour la grande cause républicaine. Il a bientôt une clientèle, et en 1876, il est bâtonnier de l’Ordre des avocats. Les temps deviennent plus doux et le 28 juillet 1880, il est nommé avocat général à Nîmes. Son talent, ses succès d’audience le désignent bientôt pour la direction du grand Parquet de Reims ; et là, pendant les grèves, sa connaissance des hommes, l’habileté de son esprit de conciliation, la loyauté de son attitude, lui permettent de résoudre de grandes difficultés et de pacifier un redoutable conflit.

En 1886, il est nommé Procureur général à Grenoble. Partout il est noté comme très intelligent, connaissant parfaitement les affaires, et doué d’un réel talent d’audience. En 1898, il est nommé avocat général près la Cour de cassation, et bientôt officier de la Légion d’honneur.

La chambre criminelle n’a pas oublié ses lumineuses conclusions, sa force d’argumentation ; il était son auxiliaire très écouté comme avocat général ; et, quand il fut nommé conseiller, en 1901, sa collaboration ne vous fut pas moins précieuse. Il siégeait à la chambre des requêtes.

L’année dernière la maladie l’a terrassé. Il avait lutté sans une plainte, sans une défaillance ! Peu de jours avant de succomber, il s’excusait en quelques lignes tracées d’une main ferme d’avoir été dans l’impossibilité de me rendre la visite que je venais de lui faire. Ai-je besoin de vous dire combien m’avait ému cette haute courtoisie d’un homme que je savais mourant !

Il avait eu bien des amertumes dans sa vie ! Tous les moyens avaient paru bons à ses adversaires de la Savoie. On l’avait accusé, lui le républicain patriote, d’avoir voulu annexer la Savoie à la Suisse ! Qu’on ne s’étonne pas, après ces indignités, qu’il ait montré parfois, dans son orageuse carrière, certaines susceptibilités qui n’ôtaient jamais rien à la droiture de son caractère.

Nous avons de lui, en 1880, un discours de rentrée à la Cour de Nîmes, La Justice et les Sorciers au XVIème siècle ; en 1897, un discours de rentrée à la Cour de Grenoble, Le Rôle politique du Parlement de Grenoble, et, en 1900, un discours de rentrée à la Cour de cassation, La législation sociale à la fin du XIXème siècle, où abordant la lutte de classes, il étudie les deux doctrines en présence, celle des lois inéluctables qui gouvernaient les sociétés humaines, et celle de l’évolution transformant les sociétés indéfiniment perfectibles.

Monsieur Edouard, Louis, François Berchon,

Monsieur le conseiller Berchon avait débuté, en 1866, dans la magistrature coloniale. Il passa six ans à la Guyane, au Sénégal, et fut nommé au tribunal de Papeete, dans l’île de Tahiti. A-t-il vu, à travers les mirages du soleil, toutes les merveilles que d’autres ont décrites ? A-t-il aperçu, là-bas, les grands oiseaux ?

Illuminant les bois d’un vol de pierreries[3].

 

Il n’en parlait jamais ! C’est qu’il était, lui aussi, de cette forte race des hommes de devoir qui ne sacrifient jamais qu’à deux amours, la famille et le travail. Sa jeunesse fut exclusivement consacrée à l’étude du droit. Il aurait pu dire, comme tant d’autres parmi vous :

Je n’ai pas vu passer la vie ;

Le travail a courbé mon front.

 

Il n’encourut qu’un seul reproche, comme juge d’instruction, au début de sa carrière : il hésitait à arrêter les coupables ; mais n’était-ce pas le vrai moyen d’épargner les innocents ?

Rentré en France, substitut, puis juge chargé des Ordres, juge d’instruction, président de tribunal, il est regretté partout où il passe. Il a vécu comme un sage ; on disait de lui qu’il était le plus intègre des magistrats, le meilleur des époux et le plus tendre des pères. En 1890, il est nommé président du tribunal de Rouen. Ce poste si important lui permettait de donner toute la mesure de sa valeur. Je n’ai qu’à citer textuellement l’appréciation des chefs de la Cour : « Très expérimenté, très laborieux, très apprécié au Palais, M. Berchon paraît destiné aux plus hauts emplois de la magistrature ». La prédiction se réalisa. En 1895, il fut nommé Premier président de la Cour de Rouen, puis officier de la Légion d’honneur.

En 1903, il fut appelé à la Cour de cassation où je l’ai trouvé siégeant à votre chambre criminelle. Pauvre monsieur Berchon ! Quels regrets il nous laisse à tous ! Pour les affaires très délicates, il me demandait parfois, avant l’audience, si j’étais de son avis en tous points ; il me mettait dans un cruel embarras, car ses rapports si substantiels, si complets, étaient rédigés d’une écriture dont il a emporté le secret. De loin, c’étaient les plus fines, le plus élégantes des arabesques ; mais ni de loin, ni de près, je n’ai jamais pu les lire d’un bout à l’autre.

Sa collaboration à la chambre criminelle avait été si précieuse qu’en 1915, lorsqu’il eut l’âge de la retraite, son maintien fut demandé et aussitôt accordé. Il resta donc sur son siège, et jamais il ne manqua d’assister régulièrement aux audiences. Il avait toujours sa belle ardeur, sa forte conviction dans vos débats où ses avis étaient toujours écoutés, rarement combattus.

Un jour pourtant, à l’audience, j’avais remarqué qu’il tenait son front dans ses mains ; il paraissait accablé. Pendant un délibéré en chambre du conseil, il eut encore la même attitude. J’en fis tout bas la remarque à l’un de vous qui me répondit : « il est très ferme dans ses opinions ; peut-être quelque objection l’a-t-elle contrarié ». Mais, messieurs, vos discussions s’agitaient, comme toujours, dans un affectueux respect. Et puis, comment s’étonner des contradictions lorsqu’il faut lorsqu’il faut résoudre les questions les plus difficiles et parfois les plus nouvelles ? Même lorsque vous êtes tous d’accord sur la solution, c’est la rédaction de l’arrêt qui longtemps vous fait hésiter, par la crainte de juger trop ou trop peu, et d’ouvrir la porte aux interprétations dangereuses. Hélas ! Mes craintes ne m’avaient pas trompé. Il s’était traîné au Palais, pouvant à peine marcher mais voulant faire son devoir jusqu’au bout. A la fin de l’audience, il est parti pour ne jamais revenir ! « La mort devient facile à supporter, nous dit Cicéron, quand on peut se consoler, en ses derniers instants, par le souvenir d’une belle vie ». Je crois pourtant qu’elle dut lui être cruelle lorsqu’il fallut quitter les êtres chers parmi lesquels il avait si longtemps vécu, dans ce tendre foyer d’affection où il laisse sa place éternellement vide.

D’autres encore ne sont plus ! Ceux-là, du moins étaient parvenus au temps de la retraite. Ils vous étaient tous attachés par le lien de l’honorariat.

Monsieur Eugène, François, Joseph Durand,

Monsieur Durand qui présida votre chambre civile y a laissé de grands souvenirs.

Ses études de droit avaient été couronnées par des succès si éclatants que ses maîtres le désignaient d’avance pour le professorat. En 1863, à vingt-cinq ans, il était agrégé des facultés de droit. Il avait déjà écrit son Traité des Offices. En 1864, il était chargé du cours de droit romain, à Rennes, puis du cours de Code civil. Pendant treize ans, il professa. Il fut un maître remarquable ; on vantait sa clarté lumineuse d’exposition, l’ampleur et l’élévation de ses doctrines, sa chaleur communicative. Un auditoire chaque jour plus nombreux, plus sympathique et plus fidèle se pressait autour de sa chaire. En même temps, il plaidait, et il était à Rennes un des avocats les plus occupés. Dès que la République fut proclamée, ses idées libérales le désignèrent aux suffrages de ces concitoyens. Conseiller général de Tinténiac, où il était né, conseiller municipal de Rennes, il fut élu député de la deuxième circonscription de Saint-Malo, le 6 mai 1877. L’acte du Seize mai suivit de quelques jours cette élection. La protestation des gauches s’éleva. Monsieur Durand fut un des 363 députés protestataires. Réélu le 29 octobre 1877, il vint siéger à la gauche républicaine. Il prit une part très active aux travaux des commissions. Il fut rapporteur de diverses lois importantes, notamment de la loi du 5 janvier 1883, modifiant l’article 1734 sur les Risques locatifs, et de la loi du 10 juillet 1885 sur l’Hypothèque maritime.

Il prononça des discours intéressants contre le rétablissement du divorce, pour les hautes études, et pour le recrutement de l’armée. Réélu le 21 août 1881, il fut rapporteur du budget de l’instruction publique.

Le 27 février 1883, Jules Ferry l’appela comme sous-secrétaire d’Etat à l’Instruction publique, dans le ministère où il était lui-même ministre de l’Instruction publique et président du Conseil.

Monsieur Durand fut réélu député en 1885 ; mais en 1889, dans la période agitée du Boulangisme, il fut battu avec ses amis Waldeck-Rousseau et Martin-Feuillée. Le suffrage universel a ses caprices, et l’austère gravité d’un professeur de droit n’exerce pas sur les foules une irrésistible séduction !

Quelle perte ce fut pour le Parlement ! Mais quel gain pour la magistrature, quand vous avez ouvert vos rangs à cet éminent jurisconsulte ! Il siégeait à votre chambre civile dont il devint le doyen, puis le président. Il fut nommé commandeur de la Légion d’honneur. Vous avez pu apprécier sa force de travail inlassable, son esprit d’investigation jamais rebuté, son jugement droit et sûr, sa mémoire toujours prête, et la sobre rédaction de ses arrêts. Membre du Tribunal des conflits, il en était devenu le vice-président, le 16 octobre 1908. Il était membre du Comité de législation commerciale.

Il nous laisse, outre son Traité des Offices, une thèse de droit sur les Sociétés, un ouvrage sur le Service personnel dans l’Armée et sur les Devoirs de l’Etat envers les Blessés, un Traité des Donations déguisées, et, de plus, ses divers rapports et ses discours à la Chambre des députés.

Monsieur Antoine, Ernest Faye,

Monsieur le conseiller Faye eut une carrière rapide, que ses qualités justifiaient. Avocat à Bordeaux, il y fut nommé procureur de la République le 10 septembre 1870, puis juge en 1871, conseiller en 1878, président de chambre en 1881. Il devint Procureur général à Limoges en 1883, premier président à Besançon en 1885, enfin conseiller à la Cour de cassation dans cette même année. Il siégeait à la chambre civile. Il était officier de la Légion d’honneur. Il s’était donné tout entier à vous, et ne se bornait pas à remplir ses fonctions avec un talent auquel il faut rendre hommage ; il tenait à enrichir vos collections des travaux très arides auxquels il s’était voué. Nous lui devons le Manuel de Droit électoral d’après votre jurisprudence, et un ouvrage précieux intitulé La Cour de cassation, Traité des ses attributions, de sa compétence, et de la procédure observée en matière civile.

Monsieur Jean-Marie Puech,

Monsieur le conseiller Puech a siégé à la chambre des requêtes. Magistrat de carrière, il débuté en 1865 comme substitut à Saint-Jean-de-Maurienne, et franchit un à un tous les grades. Substitut à Thonon, à Bonneville, procureur à Prades, à Sarlat, à Mirande, à Cahors, avocat général à Agen, président de chambre à Alger, il devint, en 1890, avocat général près la Cour de Paris. Six ans après, en 1896, il fut nommé avocat général près la Cour de cassation, puis conseiller en 1899. Dans toutes ces fonctions, il a laissé le souvenir d’un magistrat distingué. Sa collaboration vous fut toujours utile. Nous avons de lui deux discours de rentrée, l’un sur les Assurances sur la vie, prononcé en 1877 à la Cour d’Agen, l’autre sur le Président Larombière, prononcé à la Cour d’appel de Paris en 1893. Il était officier de la Légion d’honneur.

Monsieur Pierre, Dominique, Clément Moras,

Monsieur le conseiller Moras, pendant ses études de droit n’avait pas songé à devenir magistrat.

Lauréat de la faculté de Toulouse, il affrontait déjà les épreuves du concours d’agrégation ; il touchait au but que ses maîtres lui avaient spontanément proposé, lorsque, le 15 novembre 1870, le gouvernement de la République, en quête d’hommes de haut mérite, le mit à la tête du parquet de Saint-Girons qu’il dirigea pendant deux ans. On avait déjà remarqué son savoir juridique et la solidité de ses conclusions. Qui aurait pu prévoir une disgrâce ? Le jeune procureur attendait plutôt des éloges, lorsqu’en 1872, au mois de mai, il fut menacé de révocation et dut démissionner. Qu’avait-il dit ? Rien ! Qu’avait-il fait ? Son devoir ! Il apprenait, à ses dépens, que les temps sont durs parfois, sous la République, pour les magistrats républicains. Comme il fallait un prétexte à sa disgrâce, on avait découvert que M. Moras, étant étudiant avait interrompu de mauvais chanteurs, et qu’il avait répondu assez vertement aux observations d’un représentant de l’autorité. On jugea impossible de conserver dans la magistrature un homme qui, aux jours de la vie d’étudiant, avait mal supporté les fausses notes. Monsieur Moras fut donc avisé, en 1872, que l’incident de 1867 était un crime abominable. Alors, il fit cette simple réponse : « Je n’avais pas demandé à entrer dans la magistrature ; c’est vous qui êtes venus me chercher. Vous ne voulez plus de moi, je m’en vais ! ». Et comme il possédait assez de fortune pour vivre à sa guise, dégoûté des fonctions publiques, il donna sa démission et alla cultiver son jardin. Heureux ceux à qui dans les épreuves tragiques de l’existence, il reste encore un jardin à cultiver !

Il attendit des jours meilleurs ; il ne les vit luire qu’au bout de sept ans. Alors, le 8 mai 1879, il fut nommé procureur à Muret, puis à Moissac. Il put rattraper le temps perdu, car, l’année suivante, il fut nommé substitut du Procureur général à Toulouse. Il s’était déjà signalé à l’audience civile, aux Assises il triompha. Les rapports des présidents rendent hommage à son grand talent. Il avait, disait-on, un accent pénétrant de sincérité et de mesure, un langage net, sobre, clair, saisissant. En 1882, il était élevé sur place aux fonctions d’avocat général, et, en 1885, il était nommé procureur général à Bastia. Quand il quitta la Corse pour aller diriger le Parquet de la Cour d’Angers, les regrets furent unanimes. C’est que, disait-on, là où d’autres avaient échoué, il avait été supérieur aux événements ; il avait donné une impulsion plus vive et plus efficace à la répression du banditisme. Toute la Corse salua sa droiture et sa loyauté.

Aux Assises de la Mayenne, une triple accusation d’empoisonnement et d’assassinat fit admirer son éloquence, sa grande force d’argumentation et son magnifique langage. Il dirigea successivement les Parquets de la cour de Montpellier et de la Cour de Lyon. Il fut nommé officier de la Légion d’honneur. Enfin, en 1901, appelé à la Cour de cassation, il vint siéger à votre chambre des requêtes. Dans ces nouvelles fonctions, il fut à la hauteur de sa réputation, et, quand il devança l’heure de la retraite, les regrets de tous ses collègues l’accompagnèrent vers son pays natal d’Auterive, sur le bord de l’Ariège, où il alla retrouver son jardin. C’est là qu’il vient de mourir.

Je devrais avoir fini car j’ai déjà jeté les fleurs à pleins mains sur huit tombes récentes ; mais la mort n’est pas satisfaite. Ce n’est pas assez de votre premier président, d’un ancien président de chambre et de six conseillers. Elle a frappé encore dans leur retraite M. le Premier président Loew et M. le Premier président Ballot-Beaupré ! Il faut que ma voix s’élève pour les louer dignement. Ces deux mémoires planent de si haut sur mon humble parole, et je me sens si petit, debout, devant ces deux hommes couchés.

Monsieur Louis Loew,

Monsieur le Premier président Loew était né à Strasbourg le 30 avril 1828. Substitut à Altkirch en 1852, à Colmar en 1853, à Strasbourg en 1858, procureur à Mulhouse en 1859, puis président en 1864, il n’avait d’autre ambition que de vivre et de mourir dans son cher pays d’Alsace. La guerre savamment préparée par le chancelier Bismarck et par l’état-major prussien éclata au moment choisi par les éternels envahisseurs. Le Germain qui organise triompha du Français qui improvise. D’un côté, tous les préparatifs minutieux et formidables, de l’autre toutes les lenteurs routinières, toutes les imprévoyances, tous les aveuglements. La trahison, complétant le désastre, livra à l’ennemi la citadelle de Metz et nos meilleures troupes. Nous avions perdu la frontière du Rhin, l’alsace et la Lorraine. L’empire allemand était fait ! Les chevauchées héroïques n’avaient sauvé que l’honneur.

Ce fut pour le président de Mulhouse la première épreuve ! Voir son pays livré au joug insolent de nos sauvages ennemis ! Quelle torture ! Il dut quitter l’Alsace, le cœur brisé !

La magistrature française lui donna un poste digne de son mérite, car son activité, son zèle, son ardeur au travail ne s’étaient jamais démentis. Il était d’un caractère indépendant et ferme, d’un esprit vigoureusement trempé avec une infinie douceur et une grande bienveillance. Il fut nommé président au Havre en 1872, puis juge à la Seine en 1875. Il semblait que le temps allait adoucir ses regrets ; sa carrière s’annonçait brillante et tranquille. Bientôt, vice-président à la Seine, conseiller à Paris, il avait pu savourer toutes les satisfactions du devoir accompli. Mais d’autres épreuves le guettaient. Il fut choisi pour diriger le Parquet de la Seine, honneur souvent inquiétant ! Un poste plus haut encore l’attendait, celui de Procureur général près la Cour d’appel de Paris, honneur toujours redoutable !

Cet homme incapable de défaillance se trouva sans cesse aux prises avec les pires difficultés. Il eut à lutter contre ces puissances qui combattent furieusement, tantôt pour défendre le crime, tantôt pour accabler l’innocence. Et M. Loew n’était ni l’homme souple, ni l’astucieux diplomate. Il suivait le droit chemin, en regardant le ciel, car il était croyant. Mais quelque mauvaise fée avait dû jeter dans le berceau de ce paisible le don fatal d’attirer les tempêtes ! Aucun outrage ne lui fut épargné. Par malheur, il n’avait pas la triple cuirasse, et il ne savait pas trouver, au-dessus du bourdonnement des injures, le refuge de l’inaccessible dédain. Il a cruellement souffert ! Je puis bien le dire aujourd’hui ; tout cela est déjà si loin !

Le 11 mai 1886, il fut nommé à la Cour de cassation en qualité de président de chambre. Enfin, il croyait échapper aux orages, dans cette cour suprême, temple de la justice impassible et sereine ! Non ! Sa destinée le vouait à de nouvelles épreuves, et avec lui toute la chambre criminelle, et bientôt toutes les chambres réunis ! Il ne s’en est jamais consolé !

Quand il a pris sa retraite en 1903, nommé Premier président honoraire, grand officier de la Légion d’honneur, les adieux qu’il adressait à sa bonne chambre criminelle nous montrent qu’il restait abreuvé d’amertume : « L’histoire dira, soupira-t-il, le calvaire que nous avons dû gravir, et le martyre que l’inconscience populaire surexcitée, affolée, réservait à votre président. Pendant des mois, j’ai été voué à la haine publique et désigné à ses fureurs ! ».

 

Dans cette même journée des adieux, à quelle noble éloquence il s’élevait lorsqu’il disait de votre chambre criminelle, avec une si profonde émotion : « Elle n’a pas voulu de cette facile mais dégradante popularité qui, étouffant le cri de la conscience, s’attache aux décisions rendues pour plaire à la foule ; et, bravant les outrages et les menaces…elle est demeurée, jusqu’au sacrifice d’elle-même, fidèle à sa mission de rechercher la vérité, cette vérité que, suivant les paroles d’un homme de bien, il ne faut jamais fausser, même en vue d’un intérêt qui semblerait plus haut qu’elle, car il ne saurait y en avoir de plus haut ! ».

 

Comme ces quelques mots le peignent bien tout entier ! Enfin, il échappait à la tourmente !

En 1905, il publia un volume, La Vérité sur l’Union générale, page d’histoire financière par un magistrat, et, en 1910, La Loi de dessaisissement par un dessaisi.

Il alla plus tard chercher le repos en Suisse, à Bâle, tout près de la chère Alsace. Il y reçut l’accueil de la vénération.

Au seuil de sa quatre-vingt-dixième année, il vit venir la mort et il régla lui-même ses obsèques, ordonnant qu’elles eussent lieu de la manière la plus simple, sans aucun apparat, sans honneurs militaires, et sans que la Cour de cassation y fut convoquée officiellement et en corps. Il exprima le désir que les paroles dites sur son cercueil fussent inspirées par ces deux textes de l’Evangile :

« Bienheureux ceux qui ont souffert pour la justice ! »

 

et :

« Il est plus d’une demeure dans la Maison de mon Père »

 

Le premier était pour lui la suprême consolation de ses épreuves ; le second lui semblait être l’affirmation dans l’Evangile, de ses plus chères idées de tolérance et de bonté universelles.

Lorsqu’il crut que le moment était venu de comparaître devant Dieu, il jura encore que toujours il avait été un fidèle serviteur de la justice.

Sa dernière volonté fut d’être enterré dans son caveau de famille, au cimetière protestant de Mulhouse. Il rédigea lui-même l’inscription toute simple à graver sur le marbre noir ; et il ajouta cette recommandation : « L’on me donnera pour oreiller le vieux drapeau français du tribunal de Mulhouse ».

 

Je voudrais pouvoir vous lire l’adieu religieusement ému que lui adressa M. le pasteur Tissot de l’église française de Bâle. Je n’en retiens que cet hommage si mérité : « Nous avons eu en lui un de ceux dont le prophète a dit : Ceux qui auront enseigné la justice à la multitude brilleront comme des étoiles[4] ».

 

Monsieur Alexis Ballot-Beaupré,

Tout ce que je pourrai dire de monsieur le premier président Ballot-Beaupré restera au-dessous de ce que vous pensez. L’incarnation du droit, c’était lui ! Certes, il a eu des successeurs :

... primo avulso, non deficit alter aureus.

Après lui, vous avez continué à rendre des arrêts impeccables ; les siens demeureront d’inoubliables modèles.

Il était né en 1836, dans l’île de la Réunion. Ses études de droit furent particulièrement brillantes. En 1857, à vingt et un ans, il obtenait le premier prix de droit français à la faculté de Paris. En 1860, il était nommé en même temps que maître Barboux, secrétaire de la Conférence des avocats, sous le bâtonnat de Jules Favre.

En 1862, il débutait dans la magistrature comme substitut à Montbrison ; en 1867, il était substitut à Marseille ; en 1872, Procureur général à Bastia ; deux ans après à Nancy, et l’année suivante Premier président. En 1882, il était nommé conseiller à la Cour de cassation.

Il suffit de lire les notes que lui donnaient ses chefs pour constater que, dans tous les postes qu’il a occupés, sa haute valeur s’est affirmée. Esprit très fin et très droit, brillant talent d’audience avec une inlassable activité, de la prudence, du tact, on le considérait partout comme un magistrat incomparable. Un de ses présidents d’Assises disait de lui, en 1864, alors qu’il avait vingt-huit ans : « Il expose et discute les affaires avec cette haute raison philosophique qui est le caractère distinctif d’un homme supérieur…Il peut devenir un des organes les plus éloquents du ministère public… ».

 

Ses trois années de première présidence à Nancy le révélèrent encore plus remarquable comme magistrat du Siège qu’il n’avait été comme magistrat du Parquet. Lorsqu’il fut nommé, en 1882, à la Cour de cassation, il siégea à la chambre des requêtes dont, en 1899, il devint le président. Le 2 octobre 1900, il était élevé à la première présidence. Jamais nomination ne fut mieux accueillie.

Vous avez fait son éloge, monsieur le Premier président, et vous avez trouvé dans la Bible les paroles qui s’appliquent à lui :

« Considère l’homme juste et celui qui est droit, car la fin d’un tel homme est la paix : il se repose de ses travaux, et ses œuvres le suivent ».

Théognis de Mégare avait exprimé un peu la même pensée en des termes différents, lorsqu’il disait : « Toutes les vertus sont comprises dans la justice : si tu es juste, tu es homme de bien ! ».

 

Vous disiez encore : « Tous les dons lui étaient échus en partage ; il avait une intelligence habile à pénétrer dans la plupart des domaines de l’esprit humain, secondée par une mémoire qui tenait du prodige. Sa conception du droit était large, dégagée des subtilités humaines, toujours en concordance, en parfaite harmonie avec les conceptions nouvelles qui s’adaptent aux légitimes évolutions sociales ».

 

Et vous ajoutiez : « Sur la jurisprudence de la cour suprême, il laisse une empreinte ineffaçable. Ses arrêts, plus nombreux qu’on ne le suppose en général, rédigés en style lapidaire, clairs et précis, allégés de toute considération inutile, restent de parfaits modèles ».

 

Oh, oui, ce sont des modèles, et aussi des enseignements. Quelles leçons pour ceux que tenterait la justice à tapage, la quêteuse de popularité qui déclame plus qu’elle ne décide, remplaçant le motif sérieux par quelque divagation contre les préjugés bourgeois ou les imperfections sociales ! C’est que la forme où se condense une vraie décision de justice ne laisse place ni aux essais de la polémique, ni, aux excès de la vanité. La République ne demande au juge que de juger. Je ne crois pas qu’il soit possible de juger mieux, de rédiger plus sobrement que ne l’a fait M. Ballot-Beaupré. Il a porté le style judiciaire au sommet de la perfection.

Pendant toute sa carrière, il a été la simplicité même. Il ne recherchait pas les distinctions, elles venaient à lui, et la plus rare, celle de grand-croix de la Légion d’honneur, lui fut attribuée. C’était un acte de justice.

Ses goûts modestes vous étaient bien connus. J’en retrouve une preuve dernière dans son testament : « Je veux que mes funérailles soient très simples, sans députation officielle, ni honneurs militaires, sans fleurs ni couronnes…Un avis inséré dans les journaux tiendra lieu d’invitation. Je devrai être enterré au cimetière du Père-Lachaise, dans le caveau de famille où reposent mon père et ma mère bien aimés ».

 

C’est de cet homme, monsieur le Premier président, que vous avez dit encore ceci : « Telles étaient son autorité morale, la dignité de son caractère, sa réputation de jurisconsulte, que, rapporteur d’une demande en révision d’une grave erreur judiciaire, il fut, au milieu des passions déchaînées, accepté en quelque sorte comme l’arbitre des partis ; et sa signature au bas de l’arrêt solennel de révision apparut comme le sceau de la vérité ».

Je ne dirai rien de plus de cette cause célèbre à laquelle furent mêlés, parmi ceux dont je viens d’évoquer le souvenir, messieurs, Loew, Ballot-Beaupré, Moras et Baudoin. La Cour de cassation s’est uniquement inspirée, comme toujours, de la loi et de la vérité. Vous êtes la justice !

Tels furent les nobles sentiments des magistrats que nous avons perdus. Ils ont tous été sans reproche devant la vie, sans peur devant la mort. Ne faut-il pas toujours être prêt à partir, surtout au temps où nous sommes ! Que si, parmi tous les hommes de notre âge, il s’en trouvait un qui, à son heure dernière, pût se lamenter, ce serait bien le cas de lui dire, avec le bon La Fontaine :

« Tu murmures, vieillard ! Vois ces jeunes mourir,

Vois-les marcher, vois les courir

A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,

Mais sûres, cependant, et quelquefois cruelles ».

 

Ah ! c’est à tous ces jeunes, à tous ces braves que sans cesse nous pensons au milieu même de nos travaux ! Notre douleur et notre admiration reconnaissante ne montent pas seulement vers ceux qui étaient la chair de notre chair, mais aussi vers tous les autres, tous les héros connus et inconnus. Puisse leur sacrifice préparer l’avenir meilleur ! Puisse leur vaillance terrasser à jamais les monstres stigmatisés d’avance par Victor Hugo, les peuples de proie, les créatures d’orgueil et d’envie :

« Adorant, nains hideux, leurs fautes colossales ! »

Et qu’il nous soit donné à nous, plus heureux que nos illustres devanciers, de vivre encore assez de jours pour voir nos soldats triomphants ramener la victoire du droit dans les plis glorieux de leurs étendards !

 

Messieurs les avocats,

Je viens de parler des deuils de la Cour. Pourquoi faut-il que la guerre ait fait parmi vous une nouvelle victime ?

Maître Taillandier est mort à Bapaume, en remplissant, avec son collègue, M. Briquet, ses devoirs de député.

La Cour, toujours émue de vos tristesses, tient à vous dire, dans de telles circonstances, qu’elle a uni ses regrets aux vôtres et qu’elle salue la mémoire de votre noble confrère.

Nous requérons qu’il plaise à la Cour nous donner acte du dépôt de la statistique pour l’année judiciaire 1916-1917 et admettre messieurs les membres du conseil de l’Ordre des avocats présents à la barre à renouveler leur serment.

[1] Discours d’installation comme procureur général près la Cour de cassation, prononcé le 7 août 1901.

[2] Théophile Gautier.

[3] José-Maria de Hérédia.

[4] Daniel, XII, 3.

Mardi 16 octobre 1917

Cour de cassation

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