Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1910

Rentrées solennelles

COUR DE CASSATION

Audience solennelle de rentrée

du 17 octobre 1910

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Discours de monsieur Joseph Lénard,

avocat général à la Cour de cassation

Monsieur le Premier président,

Messieurs,

La tradition consacre l’audience solennelle, marquant la reprise de vos travaux, à la commémoration des deuils qui ont attristé votre Cour. II ne s’agit pas d’une cérémonie funèbre et de la récitation de prières rituelles, mais de l’évocation de vos collègues disparus, qui viendront, pour ainsi dire, se mêler, une heure encore, à votre vie judiciaire. Ne vous semble-t-il pas qu’ils vont reprendre les places, où ils remplirent leur tâche quotidienne, pour siéger, une dernière fois, dans le Palais où ils pratiquèrent, comme vous, le culte de la loi ?

Parmi ceux dont je dois, au nom de monsieur le procureur général, retracer la carrière, il en est dont les dernières années se sont écoulées loin d’ici. C’est par un pénible contre-coup que vous avez senti, quand ils ont disparu, la rupture d’un lien distendu par une longue absence. Mais les autres étaient, hier encore, vos compagnons de labeur. Vous avez vu l’un d’eux, monsieur Faure-Biguet, reprendre son service entre deux atteintes du mal qui l’a terrassé, le continuer dans l’effort mélancolique d’un courage dont l’approche d’une fin clairement prévue n’a pas altéré la sérénité.

Vous n’êtes pas résignés à ces pertes récentes. Vous en ressentez la tristesse d’autant plus vivement . que ceux qui sont partis les derniers descendaient - côte à côte avec nous - le versant occidental de la vie, et que nous comptions bénéficier de leur affectueux voisinage jusqu’au bout du chemin.

Essayons donc, messieurs, de les faire revivre au milieu de nous, en rappelant ici leur carrière et leurs œuvres.

Je parlerai d’abord de leur doyen d’âge et d’ancienneté, monsieur Gaillard de Kerbertin.

Monsieur Fidèle, Pierre Gaillard de Kerbertin,

On rencontre souvent, dans les récits consacrés par l’hagiographie à l’histoire de ses pieux héros, une formule qui semble applicable à la carrière de M. de Kerbertin. On peut dire qu’elle fut marquée, dès son début, d’une « prédestination » évidente M. de Kerbertin ne pouvait manquer d’être magistrat.

Il était fils d’un homme qui avait été pair de France, Procureur général, Premier président de la Cour d’appel de Rennes, et qui avait occupé ces hautes fonctions avec un éclat incomparable. Il est facile d’imaginer la direction morale donnée par ce magistrat éminent à l’enfant que ses traditions familiales lui désignaient comme la continuation de sa race et de sa carrière. Au moment où il allait recueillir le résultat de ses conseils et le fruit de ses leçons, son rêve paternel fut interrompu par la mort.

Ce deuil n’atteignit pas seulement le jeune de Kerbertin, tout le ressort de Rennes le porta avec lui. J’en ai retrouvé l’écho dans le discours d’installation du successeur, M. le Premier président Plougoulm (4 novembre 1845). Permettez-moi de vous en communiquer un passage significatif :

« Dans cette famille, florissante hier, aujourd’hui si désolée, disait-il, il est un jeune homme, modèle accompli de toutes les qualités de son âge ; son père l’a conduit, par ses exemples, ses soins assidus, jusqu’au seuil de la carrière. Il ne lui a pas été donné de l’y voir entrer, de l’y protéger, de l’y soutenir... Nous, messieurs, faisons ce qu’il n’a pu faire, achevons cette oeuvre si heureusement commencée et à la veille de s’accomplir. Que le fils de notre collègue n’ait pas seulement pour appui une mémoire honorée, un nom respecté, qu’au début, comme dans la suite de sa carrière, l’intérêt, le témoignage, la voix protectrice de toute cette Cour le couvrent et le soutiennent ; qu’il devienne notre enfant d’adoption ! Si des souvenirs d’affection, de reconnaissance vous rendent cette obligation douce, la place que j’occupe, croyez-le bien, ne la rendra pas moins sacrée pour moi ».

 

Il ne faut point voir là, messieurs, une vaine phraséologie. C’était l’expression du sentiment très sincère des magistrats bretons. Avec un élan unanime, l’adoption du jeune de Kerbertin fut réalisée. Ni le Parquet, ni le Siège ne faillirent jamais aux devoirs que leur imposait cette tutelle volontaire. Elle constitue le fait initial, déterminant, de la carrière de votre ancien collègue.

Monsieur de Kerbertin, père, mourut en 1845. Dès 1847, la protection active de la magistrature de Rennes affirme le souci de réaliser le voeu formulé à son lit de mort, par son ancien chef. Interprète du sentiment de tous, le Procureur général du Bodan, qui fut aussi plus tard des vôtres, demande, dans les termes les plus pressants, pour le protégé de la Cour, le poste de substitut près le tribunal de Rennes.

« Le poste de substitut à Rennes, écrit-il, ce n’est pas moi seul, monsieur le garde des Sceaux, c’est la Cour entière qui vous le demande pour le fils de son ancien chef, M. Fidèle de Kerbertin, jeune avocat, très digne par lui-même aussi de la faveur que nous sollicitons de votre bienveillance. Sa conduite exemplaire, les preuves de capacité qu’il a déjà données au barreau le justifient pleinement et tout le monde applaudira à cette marque d’honneur accordée à la mémoire d’un magistrat éminent, d’un excellent citoyen ».

Tout le monde applaudit, en effet, quand le ministre agréa cette enquête. Celui qui en était l’objet avait vingt quatre ans, âge auquel la personnalité n’est que bien rarement accusée. Mais le garde des Sceaux se plut à voir, dans le passé d’un père éminent, une suffisante garantie de la valeur du fils. Qui oserait, pour cela, le taxer de favoritisme ? Est-ce donc manquer à l’équité que de garder un souvenir reconnaissant aux morts qui, par leurs services et leur savoir, ont honoré les fonctions publiques ? N’est-il pas juste et naturel d’accorder un crédit bienveillant aux fils des hommes de science ou de talent, dont les actes et les oeuvres sont, encore après qu’ils ont disparu, restés utiles et féconds ?

A partir de son accession au parquet, la carrière de M. de Kerbertin se déroula presque entière au sein de la grande Cour qui lui resta si fidèlement maternelle. Il y gravit, un à un, sans incidents, mais non sans succès, tous les degrés de la hiérarchie judiciaire. Substitut près le tribunal et près la Cour de Rennes, avocat général, procureur général près cette même Cour, enfin, premier président à Rennes, il n’est pas une de ces promotions qui n’aient été accueillies avec faveur. C’est ainsi que, par une exception trop rare, monsieur de Kerbertin parvint aux demières étapes de la carrière, sans lutte, sans sursaut, sans avoir rencontré l’envie.

Votre ancien collègue méritait, d’ailleurs, cette faveur du destin. II ressort des souvenirs qu’il a laissés et des notes de ses chefs, qu’il possédait au plus haut degré, les qualités du magistrat. Il était clairvoyant et pondéré.

Sa vive intelligence saisissait du premier coup les lignes essentielles des affaires, son esprit, éclairé par la science du droit, les réglait sans effort. Ennemi de l’exagération et de la superfluité, il rédigeait ses arrêts avec une concision appréciée.

Les magistrats du ressort appelés à le consulter sur quelques points délicats devaient s’efforcer de supprimer les détails inutiles s’ils voulaient éviter un accueil trop brusque. Plus d’un eut à mesurer l’âpreté de la franchise du chef de la Cour de Rennes. Ce Celte rappelait, par sa nature morale, les antiques vestiges dont la Bretagne est semée. Son caractère était droit comme une pierre levée. Il avait, du granit, la rudesse et la solidité.

Mais ses subordonnés admirèrent, en revanche, sa fière indépendance. Il soutenait énergiquement les magistrats, qui avaient conquis son estime, et il ne mit jamais d’empressement à seconder les faciles victoires du pouvoir. Au 24 mai, au 16 mai, il défendit les magistrats de son ressort, attaqués au point de vue politique. C’est que, loin de la croire inconciliable avec l’exercice scrupuleux des fonctions judiciaires, il voyait dans la liberté de penser la garantie la meilleure de la liberté de juger. Une magistrature accessible aux intrusions de la politique, ouverte à d’autres inspirations qu’à celles de la seule conscience, ne l’eût pas longtemps compté dans ses rangs.

Monsieur de Kerbertin recueillit la récompense de son attitude. Toute la représentation de Bretagne réclama comme un acte de justice nécessaire sa promotion à la première présidence de Rennes, à laquelle monsieur le garde des Sceaux Dufaure l’appela le 6 juillet 1876.

Ce fut pour la Cour bretonne une mémorable journée que celle où son pupille prit possession du siège autrefois occupé par son père. C’était la réalisation du rêve de l’ancien pair de France ; c’était le couronnement des espérances des tuteurs de 1845. C’était, enfin, l’accomplissement secret de M. de Kerbertin lui-même, qui, en prenant possession de son siège, avait exprimé la seule ambition de recueillir le patrimoine intégral de haute probité conservé dans sa famille.

« Puissé-je faire quelque bien ! » s’était-il écrié dans son discours d’installation comme Procureur général. « Je serais largement récompensé de mes efforts si je parviens à mériter qu’au jour où se terminera ma carrière, on dise de moi, comme de mon père regretté : c’était un honnête homme ! ».

 

Ce témoignage a été rendu à monsieur de Kerbertin, non seulement par ses collègues de Rennes, mais par la Bretagne tout entière.

Aussi, quand l’heure vint pour le Premier président de quitter le Palais, devenu sa « maison de famille », et cette terre qu’il avait si passionnément aimée, il sentit, pour la première fois, l’amertume des regrets. Seule, la perspective de siéger parmi vous put lui donner le courage de s’éloigner de ses amis et de ses pauvres, auxquels il consacrait si assidûment ses loisirs et ses secours. Mais il avait le devoir d’utiliser, jusqu’à l’extrême limite de la carrière, une activité qui défiait en lui les attaques du temps.

Il éprouva donc, dans toute sa plénitude, la satisfaction de se voir appelé dans notre compagnie, il en ressentit un légitime orgueil, cependant nuancé de mélancolie. N’est-il pas touchant que ce Breton déraciné ait voulu, ainsi qu’on me l’a affirmé, se fixer ici, rue de Rennes, afin de prononcer souvent, d’entendre plus souvent résonner à ses oreilles le nom de sa ville natale, comme s’il eût retrouvé, dans cette consonnance sonore, un écho de la terre lointaine, où il a voulu dormir son dernier sommeil.

Ses dernières années ont été très douces, ainsi qu’en a témoigné dans son éloge funèbre M. le Premier président Maulion. Elles « ont passé dans la joie des amitiés fidèles qui se pressaient autour de lui. C’était avec une satisfaction, qu’il ne cherchait pas à contenir, qu’il entretenait ses visiteurs de la vieille cité, qu’il revivait les souvenirs de ses hautes magistratures. Et c’est vers ce Palais de (Rennes), où la sympathie, l’estime et la confiance lui avaient été si justement prodiguées, qui le ramenèrent à sa dernière heure les visions suprêmes et les ultimes murmures de sa pensée ». Ainsi s’est écoulée, dans la pratique constante du devoir et dans le service de la justice et de la vérité, la longue vie de « l’honnête homme » et de « l’homme heureux » que fut notre regretté collègue, monsieur de Kerbertin.

Monsieur Pierre, Achille Vételay,

Monsieur Vételay naquit le 25 février 1831. II suivit les cours de la faculté de Poitiers et y remporta des succès scolaires. Après avoir brillamment soutenu sa thèse de doctorat, il se fit inscrire au barreau de Limoges, où le soin scrupuleux qu’il apportait à l’étude des dossiers fut, aussi bien que sa prédilection pour les études doctrinales, très promptement remarqué. On put, dès lors, pressentir, dans le jeune avocat, le juriste qu’il nous a été donné d’apprécier. Ce laborieux trouvait déjà, dans le travail, des satis­factions si profondes qu’il ne s’arrachait à son labeur que pour y revenir avec une ferveur nouvelle. A vivre ainsi, entre ses livres et ses abstractions coutumières, monsieur Vételay avait contracté des habitudes d’isolement fort rarement alliées à la jeunesse. On assure que cette absorption continue et cette gravité précoce avaient communiqué à son talent une certaine âpreté. Mais la sincérité de sa bienveillance lui avait conquis tous les suffrages.

L’éclat de ses débuts lui permettait d’aspirer à un rôle au barreau. Il l’eût facilement rempli si son état de santé ne l’avait forcé de renoncer aux fatigues de la plaidoirie. La magistrature lui ouvrit ses portes et s’applaudit bientôt de l’avoir accueilli. Nommé substitut à Bourganeuf le 14 décembre 1858 , à Tulle, le 1er décembre 1860, il traversa rapidement, comme procureur, les parquets de Chambon et de Brive. Promu en 1866 substitut du Procureur général à Limoges, il était appelé en 1868 aux fonctions d’avocat général près la même Cour.

Tous les chefs signalaient, à l’envi, son talent de parole et sa ponctualité.

On ne s’aurait être surpris que cet esprit réfléchi ait subi, à cette époque, l’attraction spéciale des questions « qui sont dans l’air ». Il les traitait avec indépendance et affirmait ses convictions de philosophe religieux. Elles transparaissent clairement dans son discours sur « l’importance des mœurs » (4 nov. 1872). Après avoir étudié l’Angleterre, en observateur attentif, il attribuait à l’influence d’une morale supérieure la grande prospérité de ce pays. Ce sont, remarque-t-il, les bonnes moeurs privées qui épurent les moeurs publiques, et l’attachement du peuple anglais à sa religion contribue puissamment à surélever le niveau de la moralité. « II n’y a pas, dit-il, de peuple plus fidèle que le peuple anglais à sa religion, pas un qui pratique son culte avec plus de rigueur. Le catholicisme semble renaître dans la Grande-Bretagne, après une longue proscription. Le protestantisme y revêt des formes diverses, animées d’un zèle, d’une ardeur, dont il est difficile de se faire une idée, les controverses y sont infinies ; mais la foi est vive et on ne rougit pas de la montrer au grand jour. Qui n’a pas lu la description du dimanche en Angleterre ? On a raillé chez nous cette sévérité, ce je ne sais quoi de triste et de sombre qui en résulte ; on ne s’est pas demandé si elle n’a pas amené d’heureuses conséquences pour la nation anglaise. Tout se tient et tout s’enchaîne, en effet, dans un peuple comme dans un individu. Il est difficile de croire sans mettre l’acte d’accord avec la pensée ; et les manifestations de la foi se produiront toujours avec force , elles se ressentiront de l’ardeur des croyances. L’Anglais croit et ne connaît pas ce qu’on appelle en France le respect humain, il pratique donc son culte ouvertement et sérieusement ».

Monsieur Vételay en écrivant ces lignes, touchait au grand problème social de « l’influence des religions ». Votre ancien collègue avait la foi, la solution donc s’imposait pour lui. On a constaté, d’ailleurs, depuis longtemps, que l’idée religieuse épurée engendre la nécessité d’une morale : qu’elle prépare l’homme à la perfection d’un idéal ; qu’elle allège pour lui le poids des préoccupations matérielles en lui découvrant un horizon élargi. Les discutions ne surgissent et les difficultés ne commencent que quand on sort du domaine, uniquement social, pour aborder le domaine de la foi. Aussitôt éclate la lutte, éternelle, de la croyance qui affirme et de l’ignorance qui nie, lutte où le doute intervient pour rappeler à l’humanité le caractère hypothétique de ses affirmations et de ses négations.

Il y a, dans ce même discours sur l’importance des moeurs, un passage dont Montesquieu n’eût renié ni la forme ni le fond. Le voici :

« L’histoire ne cite, dans les premiers siècles de Rome, le nom d’aucun homme d’un génie éclatant ; elle a recueilli, ce qui vaut mieux, les noms d’un assez grand nombre de citoyens d’un beau et noble caractère. Les lois de Rome avaient eu pour but d’établir de fortes mœurs, et, par une juste et logique réciprocité, elles avaient créé des hommes qui, par leur désintéressement, leur dévouement à la patrie, leur grandeur d’âme, enflammaient d’une généreuse ardeur l’âme des citoyens, et élevaient à la fois le niveau moral et la puissance matérielle de la République. Leur vie était un enseignement et, après avoir été pour ainsi dire produits par l’effet des lois, ils donnaient un exemple qui valait mieux que les lois ».

Appelé à rendre à votre collègue disparu l’hommage de nos regrets, il m’a paru que le meilleur moyen d’honorer sa mémoire était de le faire revivre un instant parmi vous. C’est pourquoi j’ai préféré citer ses écrits si caractéristiques de sa très réelle originalité, que glaner les éloges traditionnels dans les discours d’installation qui lui furent adressés, quand il fut successivement nommé Procureur général à Montpellier, à Rennes, et à Toulouse (8 mai 1875, 8 janvier 1877, 11 février 1879). L’éloquence forcément louangeuse de semblables harangues finit par conférer à tous les procureurs généraux du territoire une unité de type que ne maintiendrait pas aussi fidèlement la véritable parenté. Ce n’est pas dans cette littérature officielle que la physionomie très particulière, très méditative, un peu chagrine parfois de monsieur Vételay apparaît avec un suffisant relief.

Il administrait le parquet général de Toulouse, quand lui fut offerte la direction des Affaires criminelles. Je tiens de l’un de ses subordonnés que, mesurant l’étendue des devoirs inhérents à cette haute fonction, il hésita à l’accepter. Mais il se ressaisit rapidement. On a gardé au ministère de la Justice le souvenir de son zèle jamais ralenti.

Tous ceux qui ont approché M. Vételay virent dans sa nomination à la Cour de cassation (8 octobre 1882), un acte de haute équité. Il arrivait, dans votre compagnie, préparé par son passé judiciaire à siéger à toutes vos chambres, avec un mérite égal. Attaché à la chambre criminelle, aucun de ses collègues n’a certainement oublié ses rapports si complets où les questions étaient minutieusement explorées.

Il est douloureux de penser que ce magistrat si consciencieux n’a pu attendre, paisiblement près de nous, la fin de sa laborieuse journée. Victime de son ardente activité, la fatigue l’accabla avant l’heure du repos et sa retraite anticipée fut déplorée par votre compagnie tout entière.

Monsieur Jean, Denis, Albert Faure-Biguet,

Hier encore, monsieur Jean, Denis, Albert Faure-Biguet prêtait à votre chambre civile une collaboration dont vous ne perdrez jamais le souvenir. Magistrat parfait, alliant au sens le plus affiné du droit une impeccable justesse d’esprit et l’intuition des solutions vraies, on a pu dire de lui que le prestige de son approbation renforçait la vérité d’une thèse juridique.

Tel vous l’avez connu ici, tel il s’était révélé dans les étapes antérieures de sa belle carrière. Successivement substitut à Belley, à Bourg, procureur à Gex, à Avesnes, à Roanne, on l’avait déjà signalé comme un magistrat d’élite. Nommé le 26 février 1876 procureur de la République à Saint-Etienne, ses rares qualités lui créèrent une situation exceptionnelle. Trois ans plus tard, le 11 février 1879, il était Procureur général à Poitiers.

On traversait alors des temps difficiles, mais M. Faure-Biguet apportait avec lui un tel renom de droiture qu’il conquit d’emblée toutes les confiances, et que toutes les mains se tendirent vers lui, d’un même élan.

Dans son discours d’installation, cet homme de devoir traça le programme qu’il se proposait de réaliser. II ne croyait pas que le ministère public dût prendre généralement une attitude combative et bruyante : « Ce n’est pas, disait-il[1], que je rêve pour le ministère public l’attitude belliqueuse et les actes bruyants qui provoquent l’attention ; tout au contraire, car, si nos devoirs sont toujours les mêmes, on peut différer de sentiments sur l’excellence des procédés et sur l’opportunité des moyens d’action. Or, si j’avais à esquisser ici un tableau de l’administration de la justice telle que je le comprends, je dirais, sans hésiter, qu’à mes yeux, ses qualités maîtresses sont la prudence et la modération. Je voudrais une administration calme, laborieuse, exacte, sans éclats et toujours égale à elle-même, qui, dans le cercle de ses attributions, contribuât à l’apaisement des esprits qui rend la tranquillité publique plus profonde et plus durable. Je demanderais donc, à mes auxiliaires de tous les degrés, du travail, beaucoup de travail, une vigilance toujours attentive mais discrète dans ses manifestations ; une bienveillance inépuisable vis-à­vis des justiciables ».

Il exprimait, en terminant, le voeu que ses auxiliaires ne se contentassent point de se faire respecter la loi, mais qu’ils sussent aussi se faire aimer.

On doit retrouver, sans doute dans ces quelques phrases M. Faure-Biguet tout entier. Son caractère s’accommodait mieux de la persuasion que de la manière forte, sans cependant exclure, à l’occasion, cette dernière. S’il est inélégant, en effet, d’exhiber une musculature athlétique pour diriger des agneaux, il serait dangereux de prétendre séduire les loups par la douceur et l’onction des manières. Monsieur Faure-Biguet estimait qu’il vaut mieux être conciliant par nature ; mais que la bonne règle consiste à choisir le mot et le geste appropriés aux événements.

La modération était une des qualités maîtresses de notre regretté collègue. Je n’affirmerais pas qu’elle ait réussi à lui éviter toutes les épreuves. Ce serait un privilège par trop exceptionnel. Celles qu’il rencontra durent l’affecter vivement, car sa sensibilité était grande ; mais il ne s’en plaignait jamais, car ses habitudes de réserve excluaient l’expansion superflue. Elles ne l’empêchèrent pas de continuer sa route « simplement et sans bruit », suivant les termes mêmes employés par son avocat général, M. Chéron, dans le discours d’installation de son successeur.

Monsieur Faure-Biguet, échangea, en 1881, les fonctions de Procureur général à Poitiers contre celles de conseiller à la Cour d’appel de Paris. Son esprit attentif, son expérience des affaires furent si vite remarqués que, le 15 septembre 1883, il était nommé président de chambre.

Il remplit ces lourdes fonctions avec une autorité incomparable, et le barreau de Paris ne lui ménagea pas les témoignages de son admiration et de son estime. Un tel magistrat devait nécessairement siéger au milieu de vous. Le 8 juillet 1888, vous lui ouvriez vos rangs.

Pendant vingt-deux années, vous l’avez vu à l’œuvre. Le travail l’attirait comme une source de joies. Il s’y livrait avec un empressement réfléchi et une ferveur tranquille. Vous avez pu constater avec quelle sûreté il savait dégager, des richesses déployées de son érudition, l’idée nette, claire, simple, séduisante parce que vraie.

Nommé vice-président du Tribunal des conflits, M. Faure-Biguet a rempli ces fonctions avec une compétence qui fait honneur à la Cour de cassation.

Les dons, que vous avez reconnus chez votre éminent collègue, sa curiosité d’esprit, sa pondération qui le tenait en garde contre les écarts de l’imagination, se trahissaient déjà, dans une oeuvre de jeunesse, dont j’ai le devoir de vous dire quelques mots.

Sous le titre de Recherches sur les procès de sorcellerie au XVIème siècle, votre éminent collègue écrivait ceci : « La croyance au surnaturel dispense des fatigues du raisonnement et permet à l’imagination de vagabonder dans l’inconnu ; elle flatte ainsi deux infirmités de l’esprit humain : la paresse et la crédulité ».

Assurément, ces deux « infirmités » ne furent connues, - ni l’une, ni l’autre, - du signataire de ce livre. Aussi flétrit-il l’aveuglement des juristes qui couvrirent l’Europe de bûchers et firent couler à flots le sang des coupables imaginaires. Cette étude n’est nullement, d’ailleurs, un prétexte à déclama­tions, elle est l’occasion d’indications curieuses pour l’histoire du droit criminel.

L’auteur étudie le délit lui-même de sorcellerie (qui est la pactisation avec le diable) et l’organisation des tribunaux - d’abord ecclésiastiques, puis laïques, - jugeant les gens accusés de magie. Il indique quelles personnes peuvent mettre en mouvement l’action publique et le peu d’exigence des juges en ce qui touche la preuve (comment d’ailleurs se montrer exigeant pour la forme du pacte criminel dont l’une des parties concluantes est Satan, partenaire énigmatique et contumace éternel !).

Toutes les questions sont présentées avec méthode, et leur exposition est appuyée d’une documentation puisée dans les meilleures démonographies de l’époque.

Voici la conclusion de cet intéressant travail :

« Sur le fait de sorcellerie, notre âge est assurément plus solide que ses devanciers. La raison s’est affermie, et les admirateurs du passé ne sauraient nier que les idées modernes ont du bon. Mais si le souvenir des misères d’autrefois fait estimer le présent, il est de nature à inspirer de la modestie pour soi-même et de l’indulgence pour autrui ; car, qui oserait se dire à l’abri de l’erreur ? Qui pourrait espérer qu’elle deviendra jamais une vérité, cette devise d’un bibliophile du dix-huitième siècle : « Tout par raison, raison partout ».

 

Qui oserait se dire à l’abri de l’erreur ?

Ce scepticisme dérivait chez M. Faure­-Biguet d’une modestie très sincère. II lui était aussi peut-être inspiré par la lecture de Montaigne, son auteur favori. Or, Montaigne a dit : « L’agitation et la chasse sont proprement de notre gibier : nous ne sommes pas excusables de la conduire mal ; de faillir à la peine, c’est autre chose, car nous sommes nés à quêter la vérité, de la posséder, il appartient à une plus grande puissance ».

Épris de prudence et de mesure, ennemi des jugements trop rapides et trop décisifs, M. Faure­-Biguet - dont la raison était très maîtresse d’elle­même - ne croyait pas à l’infaillibilité de la raison humaine et se fut reproché de formuler ses opinions sous une forme trop péremptoire. Il avait le respect de la contradiction.

Votre collègue n’a pas attendu près de vous l’âge de la retraite. Dès qu’il sentit ses forces décliner, le scrupule de ne pouvoir remplir toute sa tâche lui fit avancer son départ. Il s’écarta volontairement, enveloppant sa résignation de silence. Un jour, on vous a dit qu’il avait quitté la vie avec la même discrétion et la même simplicité, soumis d’avance à l’inéluctable loi qui condamne les hommes à passer et à mourir.

Monsieur Faure-Biguet était commandeur de la Légion d’honneur et président de chambre honoraire.

Monsieur François, Frédéric, Ernest Zeys,

Je me demande si la collaboration de M. Zeys à vos travaux a suffi pour vous révéler complètement la diversité de ses aptitudes et de ses mérites. Il est vrai que votre très distingué collègue, M. le conseiller Maillet, a pu, sciemment, vous parler, de l’écrivain fécond, du linguiste érudit qui fut son compagnon en Algérie. « Vous êtes, disait-il à M. Zeys - le jour où ce dernier prenait possession de la première présidence algérienne – « vous êtes de cette école qui professe que le magistrat le plus grave et le plus dévoué à ses fonctions ne trahit pas son devoir en partageant sa vie entre la loi et les lettres ».

 

Les lettres et la loi ! Tels furent les deux pôles entre lesquels oscillèrent constamment les préférences intellectuelles de votre collègue. Latiniste passionné il relisait, sans cesse, Horace et Virgile. Et, comme il n’y a rien de tel que la familiarité des classiques pour développer le goût d’écrire, M. Zeys écrivit beaucoup. Romans, nouvelles, contes, drames, comédies, tous les genres furent, sous divers pseudonymes, par lui cultivés. La seule énumération de ses écrits, s’il m’était possible de les signaler tous, prendrait. tout le temps qu’il m’est permis de consacrer à l’éloge de leur auteur.

Si vous avez lu, dans la Revue hebdomadaire de septembre 1909, le roman intitulé La Servante, vous avez été frappés de l’élévation de pensées et de sentiments qui transparaît dans cet ouvrage. Une courte et charmante nouvelle, Lune de Fiel, révèle un talent descriptif fort remarquable. Quant aux Contes arabes, ils évoquent, avec une puissance de couleur et une bien séduisante saveur d’exotisme, la vision de « marabouts » égrenant leur chapelet interminable sous l’ombrage des térébinthes ; ou la silhouette du muezzin, appelant à la prière, du haut de son minaret ; ou encore, le calme rafraîchissant des cours intérieures à l’heure où « tout se tait... où la cigale se repose et où le petit jet d’eau continue à pleurer dans sa vasque moussue, avec une plainte si légère qu’elle accentue le silence, au lieu de le troubler ».

 

Monsieur Zeys, né à Wissembourg et trans­planté fort jeune en Algérie, s’était très vivement épris de cette patrie nouvelle. Il n’est donc pas étonnant qu’il se plût à en célébrer ainsi les attraits. Mais la souplesse de son talent se prêtait à de tout autre sujet. Dans le recueil Pièces et Piécetes [sic], il fit preuve d’une entente singulière du dialogue. Sa verve humoristique faisait souvent de véritables trouvailles. Une façon de vaudeville, ayant pour titre Le Sérum, constitue le canevas d’une drôlerie scientifique amusante.

« Dans toutes les professions, dit La Rochefoucauld, chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu’il veut qu’on le croie. Aussi peut-on dire que le monde n’est composé que de mines ». Personne n’a moins prêté que M. Zeys à cette remarque satirique, car jamais il n’affecta une mine quelconque. Quand il me fût donné, en 1888, de le rencontrer en Algérie, je me fus charmé par sa simplicité et sa bonhomie. Cet homme excellent était un persévérant optimiste.

Il souriait à tous et à tout, à tout sans exception aucune, pénétré, sans doute, qu’il était, de cette pensée d’Euridipe ; « qu’il ne faut pas s’irriter contre les choses, vu que cela ne leur fait rien ».

 

Il faut d’ailleurs convenir que « les choses » s’étaient pour lui montrées clémentes. Voici sa carrière : Il avait à peine vingt-cinq ans, quand il débarqua à Bône, en qualité de juge de paix. En 1866, il devenait juge au tribunal de première instance de la même ville : en 1870, il était nommé sur place « président du tribunal ». Transféré en 1872, au tribunal de Tlemcen, il était promu, en 1877, conseiller à la Cour d’Alger. Président de chambre en 1883, il était appelé en 1888 à la première présidence du grand ressort africain. C’est en 1896 que notre regretté collègue, qui aimait à se donner plaisamment le titre de « colon judiciaire », se voyait rapatrié par sa nomination dans votre Compagnie.

Quand il vint siéger parmi vous, M. Zeys n’était pas seulement précédé de son renom littéraire. Ce conteur ingénieux était connu aussi comme un juriste intéressant. Non content de posséder l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien, il s’était adonné à l’étude de l’arabe. Son œuvre juridique la plus impor­tante est son traité de droit musulman.

Conseiller à la Cour, il avait été nommé professeur de droit musulman à la faculté de droit d’Alger. Son cours était suivi et apprécié par les jeunes gens désireux d’obtenir le certificat de législation et de coutumes indigènes. Monsieur Zeys publia pour eux un résumé de ses leçons orales.

Et les étudiants reconnaissants auraient pu, très justement, rapporter à leur savant maître l’éloge décerné au grand imam Molek, par le prophète lui-même : « Tu m’as aplani la loi ».

 

La tâche entreprise par le magistrat algérien était assurément fort ardue. Le droit musulman procède de la révélation : de là cette conséquence qui n’est pas susceptible d’évolution. Votre collègue l’avait étudié avec une admirable patience ; il en a précisé les formules en érudit, et l’a commenté en jurisconsulte.

Non moins important est l’ouvrage intitulé Les Juges de paix algériens, devenu le vade­mecum des magistrats de ce grade.

Parmi les nombreuses et si curieuses publications de notre ancien collègue, je cite : Le Nil, du mariage et de sa dissolution en législation mozabite (1887) ; Le Nil, chapitre des successions (1895) ; Le Recueil d’actes judiciaires arabes (traduction, notes et commentaires).

Mais vous savez, messieurs, que M. Zeys ne s’était point confiné dans l’étude des seules questions musulmanes. Vous connaissez ses travaux sur l’ordre, sur la surenchère. Peut-être ignorez-vous que, trois mois avant sa mort, il avait entrepris un ouvrage qui devait avoir pour titre Questions nouvelles en matière d’accident du travail.

 

On peut donc dire de ce producteur infatigable que la mort l’a surpris la plume à la main !

Je ne saurais terminer ce rapide exposé des dons variés que possédait M. Zeys sans parler d’un trait touchant de son caractère.

Alsacien de naissance et d’âme, M. Zeys avait le culte de la patrie perdue - culte soigneusement entretenu dans le milieu où votre collègue a fourni la plus grande partie de sa carrière.Il y avait alors à Alger un certain nombre de magistrats, originaires du même pays, qui s’efforçaient de retrouver, dans l’intimité créée par la communauté de leurs regrets, l’émanation de la province toujours pleurée. Là M. Zeys parlait, à coeur ouvert, du territoire mutilé, des espoirs que rien ne doit abattre, et ses propos entretenaient, dans tous ces coeurs fidèles, la flamme d’une permanente émotion. Ne pouvant plus aimer l’Alsace que de loin, l’âme ardente de votre collègue reporta toute la chaleur de son expansion sur cette admirable Algérie, qu’on ne peut connaître sans l’aimer, et qu’on ne peut quitter sans regret. Et il fît pour notre colonie tout ce que son zèle pût imaginer de bienfaisant et de bon. Bône lui doit la création d’une bibliothèque publique, Tlemcen le vit présider la Société de Géographie ! chose plus méritoire peut-­être, il trouva des loisirs pour préparer au baccalauréat une directrice d’école communale, et il considéra le triomphe de son élève comme le plus flatteur de ses succès.

Tel était M. Zeys, tels furent son cœur, son esprit et sa vie. Attaché à votre chambre des requêtes, il avait séduit tous ses collègues par sa bonne grâce. On peut aisément mesurer l’étendue de la perte qu’ils ont faite et la vivacité de leurs regrets.

Monsieur Abraham, Charles, Fernand Alphandéry,

La destinée n’a pas épargné M. le conseiller Alphandéry, qui puisait depuis six mois, dans l’exagération même de ses souffrances, une nouvelle raison de vivre.

Dès les premières atteintes du mal, il avait eu conscience de la violence de l’attaque et il avait engagé une lutte dont il prévoyait mais n’acceptait pas l’issue fatale. Il se soumit à une opération dangereuse malgré les angoisses d’un coeur dont les mouvements avaient perdu leur rythme normal. Il eût été juste que tant de courage triomphât de tant d’infortune. Mais le mal reprit bientôt son empire, et, suivant une belle image de M. Lionel Dauriac dans son article sur un livre de Maurice Maeterlinck : « Sa vie s’égrenait assez lentement pour laisser tomber une souffrance sur chaque « grain qui s’en détachait ».

 

C’est le 29 septembre que nous avons appris le décès de votre collègue. Cette triste nouvelle provoqua chez les magistrats présents au Palais une explosion unanime de regrets. Tous déploraient la perte de cet homme distingué, rappelaient sa haute valeur professionnelle, les séductions de son esprit, sa rayonnante bonté !

Monsieur Fernand Alphandery était né le 28 décembre 1837 à Salon (Bouches-du-Rhône). Il avait fait de brillantes études de droit et était entré tout jeune dans la magistrature.

Le 6 mai 1863, il avait été nommé juge suppléant à Toulon, le 14 décembre 1864, substitut à Castellane : le 20 décembre 1865, à Forcalquier. Après avoir traversé comme procureur plusieurs parquets, il était nommé, le 8 octobre 1878, avocat général à Aix.

Un philosophe prétend que, pour bien connaître un homme, il faut le saisir dans ses racines, c’est-à-dire dans ses premiers écrits. Les discours de rentrée qui ont été supprimés constituaient souvent la première oeuvre du magistrat. On y découvrait les indices de ses préférences littéraires, de ses aspirations philosophiques. Il y régnait une sorte d’abandon propre à faciliter l’étude de son caractère et la révélation de son individualité.

J’ai lu un travail de M. Alphandéry remontant à plus de trente ans sur le Parlement de Provence au seizième siècle. Je n’en ferai point ici - l’analyse complète, n’ayant pas à vous entretenir spécialement des vicissitudes de cette grande compagnie.

Je n’en veux retenir que certaine ingéniosité d’esprit, certains tours de phrase qui eussent fait reconnaître autrefois M. Alphandéry pour un Provençal de bonne marque.

Mais depuis que, dans un beau livre sur l’Energie française (écrit, dit M. Faguet, à la manière de Taine), M. Hanotaux a fait de la froideur l’un des traits distinctifs du Provençal, qui donc oserait user en psychologie d’ « aperçus géographiques » ? pour étayer ses conclusions ?

Dans l’étude très intéressante par lui consacrée au Parlement d’Aix, notre collègue apportait une curiosité subtile, prompte à faire ressortir les rapprochements piquants les contrastes savoureux. Mais cet historien amusé était doublé d’un philosophe fortement épris de toutes les grandes idées qui forment le patrimoine de la raison humaine.

Serez-vous bien aise de savoir que les premiers magistrats de ce Parlement, créé en juillet 1501, furent tous gens « périts ». Leurs moeurs étaient austères. Ils vivaient, au dire de Decomis, en si grande simplicité « que, au feu de la cuisine quand le mouton tournait à la broche, le mari se préparait pour le rapport d’un procès et la femme avait sa quenouille ! ».

Ces habitudes antiques n’excluaient pas chez ces ancêtres un sentiment très vif de leur personnalité, car ils estimaient que « la chevalerie des lois doit passer avant celle de l’épée, que c’est être vraiment noble que de faire justice » - « que c’est être serf que d’être en état privé de judicature, qui est marque de supériorité et de souveraineté ».

 

Monsieur Alphandéry prodigue son admiration de tels aïeux et les félicite d’avoir eu l’orgueil de leurs fonctions, à une époque où les gentilshommes se vantaient encore de ne savoir signer.

Mais il était enclin à sourire des choses, quand il n’y a pas de larmes dans les choses. Alors, il desserrait le frein de l’ironie, et d’une ironie si fine que l’esprit devait se tenir en éveil pour saisir au passage le trait aux ailes rapides. C’est ainsi qu’il nous montre (malicieusement, je crois), la magistrature provençale, oubliant l’exemple des sénateurs de Rome, fuyant devant Charles-Quint, en 1536, et se retirant... à... Tarascon. Tarascon venait de conquérir le droit de citer dans le royaume des lettres.

Mais le scepticisme de l’homme d’esprit fait place à l’indignation de l’historien quand il critique le Parlement d’Aix ordonnant le massacre des Vaudois. Le ton change, il semble, la voix s’élève, grave, éloquente, évoquant le sang des martyrs, criant au ciel contre le fanatisme.

Je détache de ce très beau discours une phrase qui pourrait figurer dans un recueil de maximes  : « Les persécutions n’ont jamais profité à la cause qu’elles prétendaient servir ; quand les doctrines sont tolérées, elles s’épurent ; si vous les persécutez, vous en faites des religions ».

 

D’autres passages mériteraient d’être reproduits tout entiers, avec le beau mouvement de leur forme oratoire qui poursuit, provoque l’adhésion immédiate et l’emporte dans le large enveloppement des périodes.

Mais le style reprend la forme preste et ivre, familière à M. Alphandéry, quand il célèbre le patriotisme rédempteur du Parlement de Provence, son amour pour le progrès, le culte qu’il avait voué aux belles-lettres.

Un avocat général ne pouvait passer sous silence le rôle du ministère public. Votre collègue signale sa marche ascensionnelle. Instrument fiscal jusqu’à la création des parlements, il prit ensuite une situation considérable et obtint le privilège de parler ganté et couvert, de requérir un genoux appuyé sur le banc, etc., etc. ..

« Ce sont là », s’écrie l’auteur du discours, avec une gravité pleine d’humour, « des titres de noblesse. Nos devanciers les avaient conquis par l’éclat de leur talent et de leurs services ! et, en les rappelant ici, permettez-moi, d’ajouter, messieurs, disait-il encore, que la faveur dont jouit auprès de vous notre institution, ne nous laisse rien regretter aujourd’hui des prérogatives du passé ».

 

En 1882, nommé Procureur général à Bourges, M. Alphandéry fut salué par M. Forichon, avocat général, qui rendit hommage à l’atticisme de son esprit, et par M. Boivin-Champeaux, qui y signala l’éclat de sa parole. Le nouveau chef du parquet général venait remplacer un magistrat siégeant maintenant parmi vous, lequel laissait à Bourges les plus flatteurs souvenirs. Un pareil héritage était périlleux à recueillir, car le prédécesseur, homme d’audience lui aussi, incarnait toutes les qualités du Nord. Monsieur Alphandéry, qui résumait toutes celles du Midi, réussit à continuer si bien son devancier, qu’il y aurait peut-être quelque témérité à disputer à la définition du Provençal, par M. Hanotaux, le mérite de l’exactitude.

Le 5 décembre 1883, le Procureur général de Bourges était nommé à Bordeaux. Il s’adapta facilement à ce milieu aimable, où sa verve de primesaut, son goût pour les arts, son culte de la forme littéraire, une cordialité souriante, lui valurent de nombreuses amitiés.

Monsieur le Premier président Delcuroux, dans un discours où il traçait, avec une remarquable finesse de crayon, le portrait de son collègue, proclamait qu’il n’avait connu que le succès. Succès, soit dans son administration, dont la fermeté restait bienveillante, soit à l’audience, où l’on appréciait sa parole chaude et colorée aux Assises, discrète, élégante, très scientifique au civil.

C’est le 3 mars 1894 que M. Alphandéry fut appelé au milieu de vous. Il ne connut pas l’hésitation des premiers pas, la lente accoutumance de l’esprit à des conceptions nouvelles. Désigné pour siéger à votre chambre des requêtes, il fit preuve, dès le début, d’une remarquable sagacité et du sens le plus délié des affaires. Ses collègues gardent le souvenir de ses rapports écrits dans un style clair, précis, revêtu d’une forme littéraire qui, loin de nuire à l’expression juridique, lui donnait un plus puissant relief.

Il y a deux ans environ que M. Alphandéry, causant avec moi de son séjour à B..., me disait, avec un sourire : « Comme le temps passe ! Dire que c’était hier et je suis déjà à demain ! ».

En apprenant la lutte courageuse qui a précédé ses derniers moments, je me suis demandé ce que demain voulait dire et s’il ne trahissait pas un pressentiment douloureux. Peut-être notre collègue croyait-il entrevoir déjà la lueur du jour inconnu dont la foi, qui fut la sienne, n’exclut pas l’hypothèse. Lueur lointaine, tremblante, vers laquelle s’élanceront toujours obstinément le suprême désir et l’ultime espérance de l’homme.

Me voilà parvenu, messieurs, au terme de la tâche que m’a confiée M. le Procureur général. En m’efforçant de vous remémorer le caractère et les travaux de vos collègues disparus, j’ai constaté la diversité de caractères et l’origine qui distingue les magistrats de votre Compagnie.

Partis des points les plus distants du territoire, revenus parfois d’Outre-mer, chaque membre de cette Cour apporte avec l’originalité de son terroir et l’expérience de son passé personnel, des aptitudes dissemblables et des tendances souvent opposées. Mais, dès que vos rangs leurs sont ouverts, un point commun les rapproche et les uni : ils ont, à un égal degré, l’habitude de la méditation, la passion des recherches. Tous concourent, avec le même zèle désintéressé, à l’érection du monument, appelé à leur survivre.

C’est pourquoi, quand ils disparaissent, il semble qu’en dépit des particularités qui les différenciaient, leurs individualités se soient fondues dans l’unité essentielle de votre haute mission juridique. Les hommes passent, leurs silhouettes s’estompent dans le recul ininterrompu du Temps, mais qu’importe ? Ils acceptent, d’un coeur paisible, l’effacement et l’oubli, parce que l’oeuvre collective, impersonnelle continue et qu’ils ont conscience d’avoir contribué par leur labeur et leur dévouement à son immuabilité.

Messieurs les avocats,

J’ai lu autrefois une bizarre définition de l’esprit magistrat. Ce serait un chauvinisme particulier, un nationalisme ombrageux, ennemi de toute infiltration profitable ou nécessaire.

Je suis absolument convaincu qu’il n’y a pas d’esprit magistrat.

Je constate, en revanche, l’existence très réelle et l’influence très féconde de l’esprit du Palais. C’est le vôtre et c’est le nôtre, puisque nous sommes venus de vous, et nous nous vantons de cette origine.

De là, naissent les affinités qui se révèlent sans cesse dans notre labeur commun. Nos préférences sont acquises, comme les vôtres, à cette élégance juridique faite de précision et de sobriété. Il n’en saurait être autrement puisque nos plus vieux parchemins établissent notre étroite parenté. Il faut bien que l’esprit du Palais soit pour nous l’esprit de famille.

Il est donc bien naturel, messieurs les avocats, que vous soyez associés aux deuils qui nous frappent. Je ne doute point que vous ne partagiez nos regrets et que vous ne gardiez comme nous, à ceux que nous ne reverrons plus, un souvenir respectueux et fidèle.

Puis M. l’avocat général a requis, suivant l’usage, qu’il plût à la Cour lui donner acte du dépôt de la statistique des travaux de ses chambres pendant l’année judiciaire 1909-1910 et admettre messieurs les membres du conseil de l’Ordre des avocats présents à la barre à renouveler leur serment.

[1] Discours du 1er mars 1879, p. 19.

Lundi 17 octobre 1910

Cour de cassation

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