Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1992

En 1992, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 6 janvier, en présence de M. Alain Poher, Président du Sénat, de M. Laurent Fabius, président de l’Assemblée nationale, de M. Henri Nallet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, et de M. Michel

Rentrées solennelles

Discours prononcés :

Audience solennelle de début d’année judiciaire

6 janvier 1992

Discours de Monsieur Pierre Drai

Premier président de la Cour de cassation

" Le Droit n’est pas une pure théorie,

mais une force vive"

R.von Ihering

La lutte pour le Droit, 1891

Madame le représentant de Monsieur le Président de la République,

Monsieur le Président du Sénat,

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

Monsieur le Garde des Sceaux, ministre de la Justice,

Monsieur le ministre délégué à la Justice,

Messieurs les ministres,

Mesdames, Messieurs,

La Cour de cassation, en vous conviant à assister à son audience solennelle, a bien conscience qu’en ce début d’année - période de vœux et de résolutions - ceux qui lui font l’honneur d’être présents peuvent imaginer sacrifier au "rite judiciaire" : celui-ci, abandonné aux seuls professionnels de la justice, leur permettrait, une fois l’an, de se montrer, d’expliquer et de justifier.

La pratique de "la rentrée" a toujours constitué un temps fort de la vie judiciaire.

Elle n’est pourtant pas propre aux juges et à leurs partenaires.

La rentrée du Parlement, la rentrée des universités, la rentrée des tribunaux, au travers même du symbole qu’elles expriment, s’interprètent comme une volonté de renouveau - mais dans la continuité - une volonté de retrouver cycliquement une grâce et une puissance intactes (A. Garapon, Essai sur le rituel judiciaire).

Le rituel judiciaire, tout comme un autre rituel, certains l’observent scrupuleusement, car ils le tiennent pour seul capable d’assurer l’objectivité et la sérénité dans l’action.

Mais d’autres le moquent et y voient une occasion d’impressionner le bon peuple des justiciables...ou celui des spectateurs, et, par là, de renforcer l’autorité des juges en marquant de la distance ou de la hauteur.

L’audience de rentrée doit être le signe de la vie, l’occasion de rendre des comptes ou d’annoncer un demain.

Car la Justice est l’affaire de tous et chacun est en droit de demander raison.

C’est pourquoi chaque année doit être "une année de la justice".

Pour ceux qui, dans ce pays ont la lourde charge et l’écrasante responsabilité de gérer la chose publique et d’en animer les mécanismes, pour ceux qui souffrent et qui attendent, souvent dans l’angoisse, cet acte unique qu’est une décision de juge, il n’est de rituel acceptable que celui chargé des promesses de progrès et des volontés de le traduire dans le concret palpable et le mouvant quotidien.

Et nos habitudes ? Et nos traditions ?, s’inquiéteront certains.

Elles n’échappent pas à la critique : il nous faut les repenser, encore et toujours, car - je cite le professeur Paul Ricoeur - "une tradition n’est vivante que si elle donne l’occasion d’innover, si elle constitue une ressource à réinterpréter et non une éternité figée".

Vous voulez bien lui consacrer temps et attention : la Cour de cassation vous exprime sa vive gratitude et sa profonde reconnaissance.

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

A chacune de nos audiences solennelles vous voulez bien venir vers nous.

Vous montrez ainsi votre attachement à l’institution judiciaire et, au-delà même de la Cour de cassation, tout l’intérêt que vous portez aux juges de notre pays, ces juges qui, de crise en crise, avancent ou tentent d’avancer sur le chemin difficile de la vérité, avec les moyens sommaires qui souvent sont les leurs et dans l’éblouissement des projecteurs d’une actualité souvent cruelle et toujours fugace.

Quelles que soient les formes et modalités que revêtiront les projets visant le Conseil supérieur de la magistrature, vous devez apparaître à tous les juges de notre pays comme l’institution permanente qui assure l’indépendance de ceux qui ont le grand honneur et le privilège unique de trancher les litiges et de juger leurs semblables.

Qu’un juge se sente entravé dans le libre exercice de son pouvoir juridictionnel ou qu’il se sente menacé dans l’exercice de ce pouvoir, c’est encore et ce sera toujours vers le Conseil supérieur de la magistrature qu’il doit se tourner pour réclamer tout à la fois protection et garantie.

Certes, une telle affirmation ne tend pas à nier ou à gommer le rôle et les attributions des organisations professionnelles ou syndicales des magistrats.

Mais, en définitive, c’est vers vous que doivent se porter plaintes et doléances des juges, jeunes ou moins jeunes : ce faisant, les uns et les autres éviteront le piège mortel d’une action qui, parce que militante ou désordonnée, ne peut être marquée au coin de l’impartialité et donc de la crédibilité.

Je sais qu’avec sérieux vous entendez exercer le pouvoir de proposition et d’avis que la loi vous reconnaît et je sais aussi, pour l’avoir bien perçu, lorsque, par malheur un juge subit l’action disciplinaire, qu’avec d’infinis scrupules, vous vous refusez à porter jugement ou appréciation sur la chose jugée.

Vos décisions proclament avec force que "le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du Siège, ne peut porter une quelconque appréciation sur les actes juridictionnels du juge, lesquels relèvent du seul pouvoir de ceux-ci et ne sauraient être critiqués que par l’exercice des voies de recours prévues par la loi en faveur des parties au litige".

Heureuse formule, s’il en est !

C’est face à cette conscience que le juge est placé, lorsqu’il a décidé et tranché et nul ne viendra lui demander des comptes, hormis les juges d’appel ou les juges de cassation, parce que la loi l’a voulu ainsi.

Le juge ne saurait être au-dessus de la loi.

Excellences, Messieurs les Ambassadeurs,

Les cérémonies du bicentenaire de la Cour de cassation ont vu venir vers nous les représentants des Cours suprêmes des pays que vous représentez.

Ces hauts magistrats nous ont donné le témoignage de l’estime et je dirais même, du respect qui sont portés à la Cour de cassation de notre pays.

Depuis lors, des relations se sont établies, qui tendent à permettre une meilleure connaissance des hommes et un rapprochement institutionnel des Cours suprêmes.

L’attachement de notre Cour de cassation au respect du droit et des principes fondamentaux qui sous-tendent chacune de nos règles écrites, constitue le point de mire de tous ceux qui, au-delà de nos frontières, veulent établir un Etat de droit : Etat de droit fondé sur une règle objective et pré-existante, interprétée, sanctionnée ou même imposée par des juges dont l’indépendance et l’impartialité sont établies et garanties.

Le Premier président de la Cour de cassation française conserve encore, avec émotion, le souvenir de cette requête des juges de Prague et celle des juges de Bratislava : qu’il leur parle de l’éthique du juge, du rôle et de la place de ce même juge dans une société moderne.

Il se souvient encore, avec la même émotion, des observations et des réflexions du Premier juge de la République de Hongrie sur le sens et la portée de l’arrêt de notre assemblée plénière du 29 mars 1991, à propos de la responsabilité civile d’un établissement recevant et hébergeant à demeure des handicapés auteurs de dommages.

La règle français de droit - notre vieil article 1384 alinéa 1er du Code civil de 1804 - et l’interprétation qu’en ont donné les juges français, en 1991, recueillant approbation et admiration : aller au-delà du Code mais par le Code, n’était-ce pas le conseil donné aux juristes par Raymond Saleilles ?

Hommage était ainsi rendu à la justice et aux juges de notre pays.

Je me félicite, Monsieur le Garde des Sceaux, de voir créer, par votre arrêté du 1er octobre 1991, à votre initiative et au sein de votre chancellerie, un Service des affaires européennes et internationales : placé sous la direction de mon ancien et brillant collaborateur, Monsieur André Potocki. Ce service assurera, j’en suis convaincu, cette nécessaire coordination de nos efforts de coopération et d’entraide à l’égard de tous ceux pour qui la règle française de droit, qu’elle protège ou qu’elle libère, est le fruit d’un heureux mariage de la rationalité, de la clarté et de la concision.

"O temps, suspens ton vol..."

Seul le poète, sous le coup de la passion, peut se permettre, par l’incantation ou la prière, d’invoquer les dieux et de les sommer d’arrêter la machine à dérouler le temps.

Tempus fugit...

Les hommes et les sociétés sont des forces qui vont...parce que tel est le sens de la vie et puisqu’il est vrai "qu’on n’évite pas l’avenir" (Oscar Wilde), alors c’est de face qu’il nous faut embrasser l’horizon.

De grâce, permettez-moi, Mesdames, Messieurs, un furtif regard - un seul - sur le rétroviseur.

Voici à peine treize mois, ici même, en présence de Monsieur le Président de la République, président du Conseil supérieur de la magistrature, de personnalités éminentes et sous le signe de La Glorification de la Loi, illustrée par l’excellent tableau de Paul Baudry, au-dessus de nos têtes, s’achevait le cycle des manifestations du bicentenaire de la Cour suprême de notre Ordre judiciaire.

Tout au long de ces manifestations, des voix autorisées ont proclamé que la Cour de cassation existait bien et qu’on l’avait même rencontrée, dans son " aura " de qualité et de dignité.

Et cette Cour, suprême par le rang et souveraine par sa démarche, n’a jamais perdu de vue ce qu’a été sa mission initiale : "annuler les procédures dans lesquelles les formes ont été violées et les jugements qui contiendraient une contravention expresse au texte de la loi".

Cette "mission" est celle d’une sentinelle, "la sentinelle du droit", c’est-à-dire de la règle générale, objective et pré-existante, dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’elle est un facteur de civilisation, parce qu’elle se substitue à la force et à la violence, qu’elle est un facteur de confiance parce qu’elle impose la sécurité et la prévisibilité, qu’elle est enfin un facteur de richesse parce qu’elle favorise la communication entre les hommes et les échanges de biens et de services.

Affirmer l’avènement de l’Etat de droit, c’est constater que la loi s’applique à tous, y compris à l’Etat et à ses émanations, selon le principe d’équité et d’égalité de tous devant la loi, c’est veiller à chasser du jeu politique ou économique toutes les distorsions flagrantes ou cachées et c’est se refuser à l’opacité des règles du jeu.

C’est faire en sorte, lorsque la règle a été méconnue ou violée, que chacun puisse sentir ou constater que "le mépris du droit coûte cher", suivant l’heureuse formule d’un des princes qui nous gouvernent.

Affirmer l’Etat de droit, c’est aussi proclamer que le droit ne saurait jamais être la chose exclusive des spécialistes mais qu’il doit être accessible à celui qui, dans sa personne ou dans ses biens, subit une atteinte effrontée ou une intrusion dissimulée dans ce qui constitue sa raison d’être et de vivre, sa liberté et sa dignité.

Combattre pour le droit, c’est en connaître les règles pour pouvoir en exiger l’application : que peut donc aujourd’hui le citoyen, pour pénétrer ce maquis, chaque jour plus épais, des 360 000 textes législatifs et réglementaires français et des 20 000 directives et règlements européens ?

Nul n’est censé ignorer la loi ! C’est une nécessité de toujours l’affirmer mais qui ne sent que l’affirmation relève, de plus en plus, de l’incantation et que la fiction devient, de plus en plus, "fictive" ?

Et demain ? De quoi sera-t-il fait ? Alors beaucoup de bons esprits évoquent, pour en éprouver craintes et inquiétudes, l’avènement d’une "eurocratie" accouchant de la règle de droit dans le clair obscur des bureaux et voient dans le "mythe du législateur suprême" la source d’un affadissement de l’esprit de lutte et donc d’un affaiblissement des libertés.

Certes, nous assistons, depuis quelques décennies, à la mise en place de mécanismes propres à sanctionner et à priver d’effet la prétendue règle qui ne respecterait pas le principe de légalité ou le principe de constitutionnalité, car seul le "droit sanctionné" (Hans Kelsen) mérite de figurer au rang des concepts d’une démocratie libérale et seul un juge, indépendant et impartial, agissant dans la clarté et la publicité, peut en être le moteur.

Chacun, ici et au-dehors, sent bien que le droit n’atteint sa plénitude qu’en se réalisant et que, hors les spéculations abstraites, c’est dans le "microcosme des cas d’espèce" (Henri Motulsky) qu’un juge, en interprétant le fait et en "disant le droit" agit selon une démarche qui lui est propre, puisqu’elle est, dans le même temps, acte de connaissance et acte de volonté.

Tout jugement est action, mais une action qui, à la pure juridicité, jeu savant de l’esprit, allie nécessairement, l’esprit et l’idéal de justice.

Le juge est un "praticien de l’idéal" : à cette définition, donnée ici même, voici peu, par le professeur Bruno Oppetit, tout juge, dans ce pays et ailleurs, ne peut que donner, d’enthousiasme, son suffrage plein et entier.

Durant l’année qui vient de s’écouler, la Cour de cassation a continué de remplir sa mission : juger les jugements et les arrêts et veiller à leur conformité à la règle de droit.

Elle l’a fait avec la conscience et la volonté de bien faire que chacun ici et hors de nos frontières, lui reconnaît spontanément.

J’en porte formellement le témoignage et pourtant les difficultés n’ont pas fait défaut, celles, essentiellement, qui tiennent au flot montant et grossissant des dossiers.

Certes, le phénomène n’est pas nouveau et il n’est pas propre à notre Cour suprême de l’Ordre judiciaire.

Expression d’une volonté affirmée de combattre pour le droit jusqu’au bout et quels que soient le coût et la durée de ce qui tourne si facilement à l’aventure judiciaire, le phénomène rassure et inquiète, tout à la fois.

S’il est sain que des juges - et seulement des juges - soient chargés de la mission et de l’honneur d’écouter les plaintes, de trancher les différends et apaiser les contestations, il est non moins périlleux de faire courir aux juges du droit un risque d’apoplexie ou de les pousser à la désespérance, sous la seule loi de la cadence et dans le cliquetis de la "noria" des entrées de dossiers et des sorties de décisions.

Notre loi - ici, à la Cour de cassation – c’est celle de l’unité du droit appliqué et, au besoin, imposé, et seule cette même unité est garante du prestige de notre maison.

Dans l’étude d’un dossier et dans l’élaboration d’une décision, il faut du temps et de la patience, du calme et de la sérénité.

Sur les chemins multiples et variés qui nous conduisent vers le droit de l’an 2000, la Cour de cassation a donné, en 1991, des réponses aux problèmes de société perçus au travers de conflits individuels et concrets.

L’homme qui combat pour sa liberté, pour son bien-être et sa dignité, dans un milieu économique et social inquiétant par sa complexité et âpre par ses exigences, a vu la Cour de cassation faire oeuvre de bâtisseur.

Elle l’a fait, non dans le désir malsain de se substituer au législateur, (la volonté nationale s’exprime par la seule loi votée, promulguée et publiée au Journal officiel), mais parce que, dans le silence ou l’insuffisance de la loi, il lui faut, malgré tout, "dire le droit" et trancher le litige qui lui est soumis.

Elle l’a fait parce qu’à ses décisions se sont attachés et continuent de s’attacher l’autorité et le crédit que la conscience populaire et les docteurs de la loi finissent toujours par reconnaître à l’oeuvre de raison, d’équilibre et, en définitive, de sagesse.

Elle l’a fait avec une volonté d’ouverture sur le monde extérieur - ce qui lui vaut parfois des critiques - mais peut-on exiger d’un juge qu’il construise une solution par la voie du seul syllogisme - opération de pure logique formelle - sans se préoccuper de la réception et des effets de son oeuvre - le jugement - chez ceux qui l’attendent et sont même en droit de l’exiger ?

Elle l’a fait, avec la détermination de faire comprendre ses décisions, par la chasse aux inflexions de style et aux sous-entendus, dispensateurs d’insécurité et pourvoyeurs de nouveaux recours.

Certes, la tentation est grande, pour le Premier président, de dresser un inventaire complet et détaillé des solutions jaillies de ce qu’il faut bien appeler "la jurisprudence de la Cour de cassation".

Il le ferait avec le sentiment et la fierté qu’on a beaucoup et bien travaillé, au cours de l’année 1991.

Il le ferait parce que ce ne serait que justice de rendre hommage à ces grands juges qui, jour après jour, dossier après dossier, sans tapage médiatique, dans l’austérité d’un cabinet de travail personnel et dans la seule compagnie du Bulletin de la Cour de cassation, s’efforcent de découvrir une solution sûre, claire et prévisible, une solution demain utilisable par d’autres.

Pour illustrer mon propos sans abuser de votre patience, permettez-moi de réunir et de vous présenter, en un simple bouquet, ces produits d’une activité jurisprudentielle tournée seulement vers la protection de l’homme-sujet de droit.

Le 29 mars 1991, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation posait le principe général de responsabilité du fait d’autrui : le développement des méthodes libérales d’éducation, de traitement des maladies mentales et de rééducation des délinquants n’implique t-il pas que les "gardiens d’autrui" se voient tenus d’assurer ce risque social créé par ceux dont ils ont pris professionnellement la charge d’organiser et de contrôler la vie courante ?

Par une démarche similaire à celle de leurs collègues de 1930, dans l’arrêt Jand’heur et à propos des accidents causés par une circulation automobile naissante, les grands juges de 1991 ont affirmé la nécessaire solidarité des hommes dans le malheur et ils l’ont fait - comme je l’ai dit - en allant au-delà du Code civil mais par le Code civil.

Deux mois plus tard, le 31 mai 1991, la Cour de cassation, toujours dans sa formation suprême de l’Assemblée plénière et sur le pourvoi de Monsieur le Procureur général formé dans l’intérêt de la loi, proclamait que "le corps humain ne se prête pas, ne se loue pas, ne se vend pas", suivant la belle formule utilisée par Monsieur le Premier avocat général Henri Dontenwille.

La Cour, après avoir entendu Monsieur le Professeur Jean Bernard, président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, et recueilli un rapport de deux de ses conseillers, une femme et un homme, a proclamé le principe de l’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes et a ainsi, sans détour, condamné le contrat "dit de la mère porteuse".

Dans la liste des questions suscitées par le formidable développement des sciences biologiques, la Cour de cassation, après le Conseil d’Etat, a fait entendre sa voix, une voix qui affirme la dignité de l’être humain - un et indivisible - et le refus de l’inclure, comme objet, dans la sphère des transactions commerciales.

La Cour de cassation a dit ce qu’elle tenait pour être le droit, en la matière, et le législateur dira, peut-être demain, s’il est bon d’imposer une loi qui, par le détour d’une "maternité d’autrui" consacrera un prétendu "droit à l’enfant".

Dans les semaines qui viennent, l’Assemblée plénière sera appelée à dire si le titre de "déporté" réservé jusqu’ici à ceux qui, au temps des années noires, ont connu les camps de concentration et les camps d’extermination nazis, peut être étendu à ceux qui, durant les mêmes années noires, ont été soumis au service du travail obligatoire (STO).

Et demain encore, la Cour de cassation devra se prononcer, en fonction de la jurisprudence communautaire, sur le point de savoir si la vitamine C800 est ou non un médicament.

J’arrête là mon inventaire : rien de ce qui agite les esprits, les préoccupe ou les inquiète, en cette fin de siècle, ne demeure étranger à notre Cour suprême.

Dans le même temps, chaque chambre de notre Cour, suivant ses compétences, débat et tranche : qu’il s’agisse de la protection du droit moral d’un auteur, à propos de la colorisation d’un film, de la détermination des conséquences de la cession d’un logiciel, de la protection du citoyen dans sa vie privée et sa liberté d’expression, partout et toujours, la Cour de cassation dit le droit et démontre que celui-ci n’est pas une pure théorie mais qu’il est une force vive (R. von Ihering) qui assure et protège.

Hommage doit, ici, être rendu aux avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, nos éminents et savants collaborateurs dans l’oeuvre de justice.

C’est avec eux, loyalement et sans arrière-pensée, que nous devons penser fortement et réaliser avec énergie ce que nous imposent nos charges respectives et ce qu’imposent la survie et l’illustration de notre Cour suprême de l’Ordre judiciaire.

L’Etat de droit se construit donc chaque jour, sans aucune prétention à l’hégémonie judiciaire ou à un quelconque gouvernement des juges : il faut à nos grands juges de la Cour de cassation que le temps de la réflexion ne leur soit pas compté, que leur énergie ne se dissipe pas dans un traitement indifférencié du sérieux et du futile, de l’évident et du complexe, que la foi dans une "justice de qualité" demeure intacte, au fil des années et que jamais ils ne se transforment en "juges habitués", ces juges morts pour la justice (Charles Péguy).

Faisons-leur confiance : ils sauront faire mentir le propos selon lequel jamais une modification ne vient du corps lui-même ; ils sauront trouver en eux l’énergie suffisante pour refuser le mortel immobilisme et, s’il est vrai que le droit est une grande école d’imagination, ils sauront faire preuve d’imagination et découvrir les voies et les moyens nécessaires pour assurer, dans la continuité de la tradition, les réponses de notre justice aux questions et aux exigences de l’homme et de la femme de l’an 2000.

 

Discours de Monsieur Pierre Bézio

Procureur général près la Cour de cassation

Madame le représentant de Monsieur le Président de la République,

Monsieur le Président du Sénat,

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

Monsieur le Garde des Sceaux, ministre de la Justice,

Monsieur le ministre délégué à la Justice,

Monsieur le représentant de Monsieur le Président du Conseil constitutionnel,

Madame et Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

Messieurs les Ambassadeurs,

Mesdames et Messieurs les hautes personnalités,

Mesdames et Messieurs,

Je m’associe avec un très vif plaisir aux paroles de bienvenue qui viennent de vous être adressées par M. le Premier président.

Pour les membres de notre juridiction, c’est en effet un grand honneur de vous recevoir et votre présence constitue pour nous un précieux encouragement, puisque chacun de vous témoigne ainsi l’intérêt qu’il porte à nos travaux certes, mais aussi et surtout à la Justice, fondement indispensable de l’Etat de droit comme vient de le rappeler M. le Premier président.

En me faisant obligation de rendre compte au cours de notre première audience solennelle de janvier de l’activité de notre juridiction, le législateur m’invite à entreprendre une véritable opération de communication.

Pour la mener à bien, je ne peux effectivement rêver d’une meilleure occasion, puisque j’ai le privilège de m’acquitter de cette mission non seulement en présence de hautes personnalités dont chacune détient une part souvent importante de la puissance publique, mais aussi de représentants éminents de pays étrangers auxquels nous lie une amitié profonde, source d’étroite coopération.

La tentation est grande pour moi de commenter un certain nombre d’arrêts rendus au cours de l’année écoulée, preuve de la participation active de notre Cour à la vie de la Nation.

Il n’est guère de secteur en effet dans lequel ne soit intervenue une décision de notre juridiction qui influe sur le sort des habitants de notre pays et il est peu de faits de société que nos arrêts n’aient juridiquement balisés.

M. le Premier président vient de l’illustrer par quelques exemples.

Cependant, la tradition veut que le compte rendu fait à cette audience par le Procureur général vise essentiellement l’activité statistique de la juridiction. Je vais donc me conformer à cet usage, d’ailleurs utile, puisqu’il permet de vous renseigner, Mesdames et Messieurs, sur le travail et les efforts des membres de notre compagnie, à ceux-ci, de prendre conscience du chemin parcouru, et à l’orateur de proposer quelques solutions pour vaincre les difficultés qui jalonnent notre route.

C’est dans cet esprit que je présenterai notre bilan.

Je m’arrêterai tout d’abord aux grands équilibres : combien avons-nous reçu d’affaires nouvelles, combien en avons-nous jugé, combien en reste-t-il encore ?

Le nombre des affaires enregistrées, qui était à peu près stable en 1989 et 1990, a connu cette année une baisse de 878 unités pour s’établir au chiffre de 26 401.

Si ce mouvement n’est pas négligeable, il faut se garder d’en inférer l’apparition d’une tendance à long terme. Nos statistiques ont déjà enregistré de telles diminutions, qui sont, hélas, restées sans lendemain.

En outre, la baisse que nous observons cette année est exclusivement imputable au contentieux criminel, le contentieux civil, notamment en ce qui concerne les affaires avec représentation obligatoire, enregistrant une légère augmentation.

Dans le même temps, 26 144 dossiers ont été clôturés. 7 269 l’ont été par ordonnances de déchéance ou de désistement, ce qui une fois encore témoigne pour une large part des efforts consentis par les avocats aux Conseils pour dissuader les plaideurs de persévérer dans les pourvois manifestement non fondés.

Mais, de plus en plus souvent, le client passe outre aux objections de son avocat et c’est ainsi que même dans les affaires avec représentation obligatoire nous sommes saisis de très nombreux recours non seulement injustifiés mais encore outrageusement abusifs.

Il n’est pas inutile de rappeler aussi que les affaires terminées par ordonnance de désistement nécessitent un travail du greffe à peu de chose près aussi important que dans un dossier achevé par un arrêt au fond. Au surplus, bien souvent le rapport du conseiller a été déposé et les conclusions de l’avocat général ont été prises avant le désistement qui demeure, dès lors, sans grande incidence sur le volume de leur travail.

364 affaires civiles ont été retirées du rôle par application de l’article 1009-1 du nouveau Code de procédure civile qui, sous certaines conditions, permet au défendeur au pourvoi de demander au Premier président ce retrait tant que son adversaire n’a pas exécuté la décision attaquée.

Depuis 1990, date de sa mise en vigueur, ce texte est de plus en plus souvent invoqué et l’on peut tenir pour certain qu’il le sera encore davantage dans l’avenir.

Pour apprécier le gain réel de cette procédure pour la Cour de cassation, il faut indiquer que seulement 34 plaideurs ont, après exécution, demandé au cours de l’année écoulée la réinscription de leur affaire au rôle.

Enfin, 16 199 arrêts au fond ont été rendus, soit une progression par rapport à l’année précédente de 579, dont 365 émanent de la chambre criminelle et 214 des chambres civiles.

Pour chacune de celles-ci la part n’est pas uniforme. Le détail en sera donné dans les statistiques qui seront publiées dans le rapport annuel, mais je peux dès maintenant indiquer que si certaines chambres ont accru jusqu’à près de 6 % le nombre d’arrêts rendus, d’autres enregistrent une baisse de 3 à 4 %.

En tout cas, le nombre d’affaires reçu étant, comme je l’ai indiqué, de 26 401 et celui des affaires terminées de 26 144, il en résulte que notre stock s’est accru de 257 et s’élève à 34 015 dossiers.

Cette relative stabilisation depuis deux ans du nombre de décisions rendues révèle que la Cour de cassation a atteint ses limites quantitatives. Pour permettre à nos auditeurs de mieux en prendre conscience, je rappellerai que le nombre de dossiers traités par magistrat, qu’il appartienne au Siège ou au Parquet, a été multiplié par plus de deux depuis 1976.

Or, cette date constitue une référence de choix, puisque cette année-là furent dénoncés pour la première fois, à ma connaissance, l’encombrement de la Cour de cassation et la surcharge de travail inacceptable en résultant pour ses membres.

Je rappellerai aussi qu’en sus de leur travail au sein de notre Cour, nos collègues se partagent la tâche d’assurer en tout ou partie le fonctionnement de plus de 80 juridictions, comités ou commissions, dont certains soit n’existaient pas en 1976 - je pense à la commission de révision - soit ont pris depuis cette date une grande extension - la commission d’indemnisation des détentions provisoires par exemple qui depuis 1976 a multiplié son activité par quatre.

Ainsi, et je m’en porte garant, tous les magistrats et fonctionnaires - ou presque - ne peuvent travailler davantage, et donc, à conditions égales, traiter un plus grand nombre d’affaires.

La Cour de cassation peut-elle accepter de se laisser submerger par les pourvois au risque d’être entraînée loin du champ d’action naturel d’une Cour suprême, au vrai sens du terme ?

Cette question est posée avec constance depuis une quinzaine d’année par les chefs successifs de notre juridiction et, dès 1978, Monsieur le Premier président Bellet proclamait : "Rien de valable ne se fera sans être accompagné d’une transformation des méthodes et d’un rajeunissement des mentalités".

Il serait profondément injuste de prétendre que nos collègues sont restés sourds à ces appels, que, depuis plus de trois ans, à notre tour, M. le Premier président et moi-même multiplions.

C’est ainsi que certaines chambres recourent de plus en plus fréquemment comme nous le souhaitons aux formations restreintes, par exemple dans une proportion de 63 % pour la chambre commerciale...mais d’autres chambres civiles utilisent beaucoup moins cette procédure, dans 20 % seulement des cas pour l’une d’elles.

La réforme législative du 6 août 1981 qui, ramenant le quorum à cinq, a été saluée à l’époque par certains comme un instrument juridique efficace, n’est pratiquement jamais observée dans les audiences ordinaires, même par les chambres qui ont accepté de se diviser en sections.

Pourtant, sauf dans les affaires présentant des difficultés exceptionnelles, le strict respect de ce quorum permettrait, sans alourdir la tâche des magistrats du Siège, d’accroître la durée des audiences, et d’instituer en outre pour chaque chambre un organisme veillant à la cohésion de sa jurisprudence.

Prolonger certaines audiences d’une journée permettrait sans nul doute d’écouler les quelques 3 500 dossiers en état d’être jugés qui stagnent actuellement au Parquet général, faute de possibilité d’enrôlement.

Mais il faut surtout séparer, dès le dépôt des mémoires, les pourvois posant une difficulté sérieuse, de ceux qui n’en présentent pas.

Aux premiers l’examen approfondi, aux autres un traitement attentif, mais rapide.

C’est l’intérêt de notre juridiction qui, ainsi, se défendra contre le dévoiement du pourvoi en cassation utilisé de plus en plus fréquemment, soit pour retarder une échéance inéluctable, soit pour tenter de circonvenir la Cour en lui présentant une contestation de fait camouflée avec art sous de prétendues critiques de droit.

Mais c’est aussi, et je peux dire surtout, l’intérêt du justiciable dont la prétention a été admise avec raison par nos collègues du fond et qui voit se déchaîner contre lui des critiques fallacieuses dont le seul but est de spéculer sur sa faiblesse ou sa lassitude pour le contraindre à une renonciation partielle et parfois totale à ses intérêts les plus légitimes.

D’ailleurs, comme le rappelait très récemment l’éminent Président Jacques Bore, "l’élimination du pourvoi non sérieux n’est en définitive que le refoulement de l’abus du droit d’ester en justice".

Si la Cour de cassation est la sentinelle du droit, elle se doit d’être une sentinelle avisée qui ne se laisse pas abuser par les leurres et sache en tout cas très vite les détecter.

C’est la finalité des suggestions que je présente depuis plusieurs années. Elles n’ont pas pour but d’assurer le confort des membres de notre Cour - est-il besoin de le préciser - mais de restaurer celle-ci dans son rôle normatif et régulateur.

Pourquoi traiter en effet sur un pied d’égalité et consacrer la même somme de travail aux moyens de fait, ou qui manquent en fait, et à ceux qui interrogent véritablement le droit ?

Pourquoi examiner de la même manière les pourvois relevant du contrôle dit disciplinaire, et ceux posant des problèmes juridiques ?

Pourquoi mobiliser une section entière de chambre, comptant sept à huit magistrats du Siège, quand ce n’est pas toute une chambre, pour statuer sur un pourvoi qui, sous couvert de manque de base légale ou d’insuffisance de motifs, remet en cause l’appréciation souveraine des juges du fond ou se heurte à une jurisprudence bien établie ?

Toutes les propositions que M. le Premier président et moi-même avons faites depuis plus de trois ans s’inscrivent dans une seule perspective : dépister au plus tôt les pourvois infondés ou posant des questions simples, les orienter ensuite vers un circuit de traitement court, y répondre enfin au sein d’une formation restreinte par un arrêt lapidaire.

Si la Cour parvient à instituer ce système sur la plus vaste échelle possible, dans toutes les chambres, elle pourra réserver ses audiences aux seuls pourvois dignes de ce nom, c’est-à-dire à ceux qui la conduisent à dire le droit.

Ce défi a été relevé tout particulièrement par la première chambre civile, qui, depuis le mois de juin dernier, statue rapidement sur des pourvois ne posant aucune difficulté, au cours d’audiences présidées par vous, M. le Premier président, assisté du Président de la première chambre et d’un conseiller référendaire, certains de mes collègues ou moi-même assurant le siège du Ministère public.

Cette procédure qui a déjà donné des résultats particulièrement prometteurs suppose - je ne crains pas de le répéter - le choix délibéré d’une discipline intellectuelle stricte : ne pas chercher à éclaircir des moyens quand ils sont confus - surtout lorsque leur obscurité a pour seul but de masquer une critique non fondée - ni à susciter des difficultés juridiques lorsque le pourvoi ne le mérite pas.

Cela suppose également que chacun prenne pleinement conscience que l’indépendance est reconnue au juge pour assurer la sécurité du justiciable, et non pour y porter atteinte par des revirements que ne justifie pas l’évolution de la société ou par des divergences entre chambres, impossible en pratique à régler par le recours aux formations solennelles dont le rôle est déjà complet pour près de vingt mois.

Cela nécessite aussi des moyens matériels accrus et le dissimuler serait sombrer dans un total irréalisme voire une lamentable démagogie.

Si la prolongation de la durée des audiences n’alourdit pas la charge des magistrats du Siège puisqu’ils seront moins nombreux à y siéger, il en est autrement pour les avocats généraux et il conviendra d’en tirer les conséquences au plan des effectifs.

De même, pour procéder en toute sécurité au traitement sélectif des pourvois, il faut renforcer le service de documentation et d’études et améliorer encore sa liaison avec les formations de jugement.

En outre, alors que les très nombreux départs à la retraite entraînent une grave déstabilisation des chambres, il convient de réformer le statut des conseillers référendaires pour permettre à ceux-ci de nous apporter leur concours pendant une période plus longue.

Il est évident enfin que l’augmentation du nombre de décisions rendues obtenue par des méthodes plus performantes suppose un accroissement des effectifs du greffe et une amélioration des systèmes informatiques.

La science, la conscience et les scrupules qui honorent les magistrats de cette Cour ne doivent pas conduire celle-ci à s’auto-asphyxier et à faire, bien malgré elle, le jeu des plaideurs de mauvaise foi.

S’il faut bannir la notion de rendement, cette exclusion ne vaut que pour les vrais recours en cassation, c’est-à-dire ceux qui satisfont aux conditions strictes imposées par le législateur pour que cette voie extraordinaire soit utilisée.

Il en est autrement, dès lors qu’il s’agit d’évacuer ces milliers de faux pourvois, formés au prix d’un véritable détournement de procédure.

En apprenant à les détecter au plus tôt et à les éliminer au plus vite, la Cour de cassation pourra enfin consacrer toutes ses ressources à sa seule mission : dire le droit.

C’est le souhait qu’en ce début d’année je forme pour elle.

Adresse de Monsieur Pierre Drai

Prière pour notre justice

et pour nos juges

En cette période de l’année, où s’échangent des voeux et où s’expriment des espérances, la Cour de cassation, par ma voix et par celle de Monsieur le Procureur général Pierre Bézio, souhaite que prenne fin cette "crise de la justice" qui s’étire depuis des années et n’en finit plus de durer, qui, de langueurs en états d’âme ou de frondes en manifestations médiatiques, évolue sur une mer de sarcasmes indignés ou de mortelle indifférence dans le public de nos concitoyens.

Que tous ceux qui, à un titre quelconque, participent à cette oeuvre essentielle pour la paix publique - la Justice et sa bonne administration - voient reconnaître et consacrer leur place dans la société et dans l’opinion publique.

Que tous, juges, fonctionnaires, avocats, huissiers de justice, soient défendus contre les attaques verbales ou physiques.

Car, tous, méritent l’estime et le respect d’une société, qui, malgré les clichés d’une imagerie populaire ou les polémiques acerbes, entend se reconnaître dans sa justice.

Et il est vrai qu’une société qui méprise ses juges tend à se décomposer : nous devons tous, citoyens d’une libre démocratie, cesser d’être les témoins passifs de la dégradation et de la détérioration de l’image du juge.

Chacun en est convaincu : il nous faudra encore et toujours des juges : alors, veillons à ne pas les décourager et veillons à attirer vers nous les meilleurs de notre jeunesse.

Lundi 6 janvier 1992

Cour de cassation

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