Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1991

Rentrées solennelles

En 1991, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 7 janvier, en présence de M. Alain Poher, Président du Sénat, de M. Laurent Fabius, président de l’Assemblée nationale, de M. Henri Nallet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, et de M. Georges

Discours prononcés :

Audience solennelle de début d’année judiciaire - 7 janvier 1991

 

Discours de Monsieur Pierre Drai, Premier président de la Cour de cassation

Monsieur le représentant de Monsieur le Président de la République,

Monsieur le Président du Sénat,

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

Monsieur le Garde des Sceaux, ministre de la Justice,

Monsieur le ministre délégué auprès du ministre de la Justice,

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

Mesdames, Messieurs,

Voici cinq courtes semaines, ici même et sous le signe de la Glorification de la Loi illustrée par l’excellent tableau de Paul Baudry, au-dessus de nos têtes, s’achevait le cycle des manifestations du bicentenaire de la Cour suprême de notre ordre judiciaire.

Ouvert par une brillante évocation de son Premier président Tronchet, un avocat devenu juge, ce cycle s’est poursuivi sur trois journées, en présence, tout à la fois, des premiers présidents et procureurs généraux des tente-trois cours d’appel de France et d’Outre-Mer, des premiers présidents et procureurs généraux des Cours suprêmes de notre Europe communautaire, de l’Europe encore plus largement étendue aux pays de l’Est, du continent africain et du continent américain.

Durant trois journées, des voix autorisées, toutes extérieures à la Cour de cassation " il fallait, en effet, s’éviter le reproche de l’auto-célébration ou de l’autosatisfaction " des voix autorisées, donc, ont proclamé que la Cour de cassation existait bien et qu’on l’avait même rencontrée " dans son " aura " de qualité et de dignité.

Que ce soit pour évoquer les difficultés de gestation de ce qui devait devenir la loi des 27 novembre-1er décembre 1790, que ce soit pour illustrer l’action proprement judiciaire du Tribunal de cassation, devenu Cour de cassation, aux termes du sénatus-consulte du 28 floréal An XII, chacun s’est plu à constater qu’en vingt décennies, la mission avait été remplie : " annuler les procédures dans lesquelles les formes avaient été violées et les jugements qui contiendraient une contravention expresse au texte de la loi ".

S’interdisant de connaître du fond des affaires le Cour de cassation a su " pour ne citer que quelques exemples " aménager la protection du droit moral de l’auteur et de l’artiste, mettre un terme à une affaire douloureuse qui divisait la France et les Français, proclamer la primauté du droit des conventions internationales sur le droit interne, assurer la protection des libertés individuelles fondamentales sans négliger l’intérêt général de notre société.

Et demain ? Demain verra la Cour de cassation aborder, avec prudence certes mais avec détermination, les problèmes d’une société évoluant à la vitesse V, souvent pour combler les silences ou les insuffisances de la loi : problèmes de la bio-éthique, de la famille divisée ou éclatée, de la déréglementation et de l’intrusion en force de l’économie de marché.

Tout en restant " la sentinelle du droit ", la Cour de cassation saura démontrer, dans un effort de sage imagination créatrice, que rien de ce qui est humain, social ou politique - largo sensu - ne lui est étranger.

Dans la cité et dans notre siècle, la Cour de cassation saura faire face : il appartiendra à nos lointains successeurs, ceux du troisième centenaire, de dresser un bilan et de faire de la prospective.

Faisons leur confiance.

Pour l’instant et en la circonstance, ce n’est pas à un exercice de prospective que nous nous livrerons : ce serait long, peut-être fastidieux et, en tous cas, fort hasardeux : les devins et astrologues de début d’année se trompent si souvent !

Contentons-nous d’un constat.

Monsieur le Procureur général, comme la loi l’y invite, a rendu compte de l’activité de la Cour de cassation, et il l’a fait avec grand scrupule et force précisions.

Les Cours suprêmes des grands et petits pays qui cultivent l’Etat de droit et qui en font assumer l’affirmation et la protection - non par des fonctionnaires mais par des juges - connaissent les mêmes maux.

Toutes en sont plus ou moins atteintes et les remèdes qu’elles utilisent varient suivant l’histoire, les traditions ou les exigences des mentalités.

Deux de ces maux méritent aujourd’hui qu’on y prête sérieusement attention et qu’on y porte remède.

Il y a urgence.

Il y va de l’avenir de notre Cour de cassation, de son prestige et de la place éminente que chacun, au-delà de nos frontières, lui reconnaît bien volontiers.

I. Le flot montant et grossissant des dossiers vers le sommet de la hiérarchie des juridictions rassure et inquiète, tout à la fois.

Expression d’une volonté affirmée de combattre pour le droit, jusqu’au bout et quels que soient le coût et la durée de ce qui tourne si facilement à l’aventure judiciaire, le phénomène peut rassurer : il nous faudra toujours et de plus en plus, des juges et il est sain que seuls ceux-ci soient chargés de la mission et de l’honneur d’écouter les plaintes, de trancher les litiges et de savoir, le cas échéant, dire non.

Mais l’inquiétude ne peut que tarauder les cœurs et les esprits lorsque ceux-ci qui, grands juges, jugent les jugements, dans leur régularité et dans leur conformité avec les exigences de la loi souveraine, se voient inviter et même sommer de juger les litiges concrets, tous les litiges dans leur présentation et dans leur complexité factuelles.

Alors, pointe gravement le risque d’apoplexie.

La Justice - il faut le répéter - est rendue par les seuls tribunaux et par les seules cours d’appel.

C’est la tâche exclusive des juges qui composent ces juridictions, juges professionnels nommés par l’autorité publique, juges consulaires et juges des conseils de prud’hommes élus par leurs pairs.

C’est leur rendre le plus juste et le plus exigeant hommage que d’exiger que leurs décisions reçoivent d’abord exécution avant que soit exercé ce recours vraiment extraordinaire qu’est le pourvoi en cassation.

C’est le devoir et l’honneur de ces juges du fond de rendre une " bonne justice ", c’est-à-dire de se comporter en juges attentifs, responsables, soumis à la seule loi et se refusant à tout impressionnisme générateur d’insécurité et d’inéquité.

Moyennant quoi, les portes de la Cour de cassation doivent, par principe, rester closes à tous ceux qui, dans le désir malsain d’épuiser leur adversaire, de gagner du temps et donc, de l’argent, affichent avec arrogance, leur mépris des décisions des juges.

Dans cette arrogance et dans ce mépris, les juges d’Outre-Manche ne seraient pas éloignés de voir une forme de contempt of court, d’outrage à la justice.

Le " droit au pourvoi ", oui, mais sachons, avec détermination et sans faiblesse, refuser l’exercice de ce droit hors les seuls cas prévus par notre loi fondamentale.

II. L’autre mal, dont souffre notre Cour de cassation, c’est celui de l’indifférenciation dans le traitement des causes et des litiges : le sérieux et le futile, l’évident et le complexe, le problème de société et la querelle insupportable d’un " fou de la procédure ", tout est scruté, fouillé, étudié selon la même démarche, en observant les mêmes délais et en imposant les mêmes formes.

Les statistiques - Monsieur le Procureur général l’a rappelé - font apparaître une augmentation toujours croissante du nombre des pourvois : d’ailleurs cette augmentation est inscrite dans la nature de l’évolution rapide de notre société.

Alors, de bons esprits proposeront : augmentez donc le nombre de magistrats présents à la Cour de cassation et, par là même, le nombre de chambres ou de sections.

D’autres suggèreront sur le ton du persiflage ou de l’ironie, qu’il suffit d’augmenter le " rendement " de chaque conseiller et d’instaurer, au sein de notre Cour suprême, la loi des cadences.

Trente mois passés à la tête de la Cour de cassation m’ont profondément convaincu de l’irréalité et même de la dangereuse injustice d’une conception purement mathématique et mécaniste des remèdes à proposer.

Dans une formule d’une brièveté impériale, l’article 111-1 du Code de l’organisation judiciaire proclame : " il y a pour toute la République, une Cour de cassation ".

De grâce, veillons à ne pas créer, en notre sein, de multiples petites cours de cassation, jalouses des limites de leurs compétences respectives ou s’accrochant désespérément aux solutions un jour données à tel ou tel problème.

Seule l’unité du droit appliqué et imposé en assure la force ou le crédit et seule cette même unité est garante du prestige de la Cour de cassation.

Augmenter les cadences et donc le rendement de chaque juge, la formule a de quoi choquer et, qui plus est, elle est une insulte : dans l’étude d’un dossier et dans l’élaboration d’une décision, il faut du temps et de la patience, du calme et de la sérénité.

Je puis témoigner que tous, ici, conseillers et conseillers référendaires, sont à la limite de leurs possibilités et que l’effet de " noria " incessante et inépuisable dans ses rapports de dossiers et ses sorties de décisions, a de quoi pousser à une certaine désespérance.

Aux juges qui nous rejoignent, avec leur volonté de bien faire, nous ne saurions opposer la formule de Dante : " Vous qui entrez en enfer - laissez ici toute espérance (lasciate ogni speranza) ".

Avec mes collègues, pour qui plus de la moitié des pourvois sont voués à l’échec, soit parce qu’ils prétendent remettre en cause des éléments de pur fait, soit parce qu’ils font dire à l’arrêt attaqué ce qu’il ne dit pas, je pense qu’il est nécessaire et qu’il est urgent de séparer le bon grain de l’ivraie, d’opérer ce tri sélectif entre les recours fondés sur des moyens sérieux et ceux qui n’ont été formés que pour gagner du temps, épuiser son adversaire ou prolonger une désespérante incertitude.

Aux premiers, toute l’attention des juges est due et le temps ne comptera pas pour leur examen, mais les seconds doivent être traités avec la hauteur dédaigneuse d’un juge souverain, sans gaspillage de temps, d’énergie et de compétence.

Quasiment, toutes les Cours suprêmes dans le monde ont adopté un mécanisme de filtrage des affaires, plus ou moins élaboré et plus ou moins contraignant.

La porte est largement ouverte à toutes les réflexions et à toute les suggestions qui permettraient, chez nous, la mise en place d’un tel mécanisme.

Faut-il rétablir la Chambre de requêtes, un jour supprimée parce que l’encombrement de son rôle en faisait une chambre " comme les autres " ?

Faut-il, à l’intérieur de chaque chambre, envisager la mise en place obligatoire d’une cellule de sélection des affaires ? A cet égard, doit être louée l’initiative prise par la première chambre civile et par son président, à compter du 1er janvier de cette année 1991. Ses résultats seront l’objet d’un examen attentif.

Faut-il, à l’instar du Conseil d’Etat, instituer une commission d’admission des recours, située en amont des formations juridictionnelles ?

Faut-il transposer le système établi par l’Etat lui-même, lorsqu’il s’agit d’accorder à un justiciable le bénéfice de l’Aide judiciaire : alors sont appréciés, par le Bureau d’Aide judiciaire, le sérieux et le raisonnable des moyens du pourvoi ?

Quoi qu’il en soit, il faut agir et agir vite.

A mes collègues de la Cour de cassation, magistrats du siège et magistrats du parquet général, je dis : " faisons mentir le propos selon lequel jamais une modification ne vient du corps lui-même, car il se trouve toujours une bonne raison pour rester dans l’immobilisme et il faut une volonté tenace, sans relâche, pour faire prospérer une idée même évidente ".

Provoquons et prouvons le mouvement : dans dix ans, dans cent ans, nos petits-neveux, nos successeurs dans cette enceinte, nous témoigneront gratitude et reconnaissance, car nous aurons laissé entre leurs mains un outil efficace.

Aux avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, nos éminents et savants collaborateurs dans l’œuvre de justice, je dis qu’avec eux, sans arrière-pensée et sans agressivité, nous devons penser fortement et réaliser avec énergie ce que nous imposent nos charges respectives et ce qu’imposent la survie et l’illustration de notre Cour suprême de l’ordre judiciaire.

Avec Monsieur le Président Jacques Boré, qui assume la présidence de l’Ordre, depuis le 1er janvier, comme avec son prédécesseur, Monsieur le Président Charles Choucroy, c’est avec une volonté loyale et ouverte que nous nous engagerons dans la voie des réalisations concrètes.

Aux autorités de l’Etat, le Parlement par qui s’exprime la souveraineté nationale, à Monsieur le Garde des Sceaux, ministre de la Justice et à Monsieur le ministre délégué auprès du Garde des Sceaux, nous disons : les murs de notre maison sont solides et capables d’affronter le poids des ans et les changements que notre société française aura à supporter. Seul le train de la maison mérite et impose même qu’il entre dans la voie du moderne et de l’efficace ; un simple ravalement n’y suffirait pas.

Nous sommes sûrs, Monsieur le Garde des Sceaux, que vos services et notamment la Direction des Affaires civiles et du Sceau nous apporteront l’aide nécessaire à la réalisation des réformes et des évolutions que rien n’autorise à différer.

En ces réformes et ces évolutions, nous fondons de grands espoirs : il nous faudra user de patience et d’énergie, beaucoup se concerter et longuement communiquer.

C’est notre tâche pour demain.

Veillons à ne pas être en défaut.

 

 

Discours De Monsieur Pierre Bézio

Procureur général

près la Cour de cassation

Monsieur le Directeur de cabinet représentant Monsieur le Président de la République,

Monsieur le Président de la République retenu par ses lourdes obligations n’a pu assister à cette audience.

Si nous le regrettons, nous sommes aussi particulièrement sensibles à la marque d’estime qu’il nous donne en se faisant représenter par un de ses plus éminents collaborateurs. Nous sommes heureux, Monsieur le Directeur, de vous accueillir et nous vous prions de transmettre au chef de l’Etat l’expression de notre très haute et très déférente considération.

Monsieur le Président du Sénat,

Nous avons une fois de plus le plaisir et le privilège de vous compter parmi nous. Votre constante fidélité à nos audiences solennelles prouverait s’il en était besoin l’attention soutenue que la haute Assemblée que vous présidez et vous-même portez à nos travaux et au corps judiciaire.

Soyez-en profondément remercié.

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

Nous sommes particulièrement sensibles à votre venue. Vous témoignez ainsi de l’intérêt de l’Assemblée nationale pour notre mission qui est de veiller à une exacte application de la loi par les juridictions de l’Ordre judiciaire.

Votre présence particulièrement appréciée est pour nous un encouragement, et, au nom de la Cour, je vous exprime notre vive gratitude.

Monsieur le Garde des Sceaux,

Vous avez en charge l’administration de la justice et chacun ici mesure l’étendue et le poids de vos responsabilités alors que vous ne disposez pas toujours des moyens matériels suffisants pour y faire face.

Votre prédécesseur a obtenu que votre ministère ne soit plus condamné à gérer la pénurie. Nous souhaitons que ce renversement de tendance déjà conforté par vous s’affirme encore pour devenir irréversible.

Permettez-nous aussi, Monsieur le Garde des Sceaux, de penser que, par votre présence dont nous nous réjouissons, vous entendez prouver une fois encore votre volonté de rester à l’écoute des juridictions.

Monsieur le ministre délégué auprès de Monsieur le Garde des Sceaux,

Nous savons que vous êtes un fidèle et talentueux défenseur de l’Etat de droit.

Vous avez en outre une parfaite connaissance des difficultés auxquelles se heurtent le corps judiciaire et certains de ses partenaires.

Nous savons qu’avec Monsieur le Garde des Sceaux, vous vous attachez à les résoudre et tous nos vœux vous accompagnent.

Monsieur le Bâtonnier représentant Monsieur le Président du Conseil constitutionnel,

Vous nous apportez cette année encore le témoignage de la considération dont nous honore la haute juridiction à laquelle vous appartenez et de la force des liens qui nous unissent.

Nous vous prions, Monsieur le Bâtonnier, de transmettre à Monsieur le Président du Conseil constitutionnel l’expression de notre profonde reconnaissance et de croire vous-même à la sincérité de notre amitié.

Mesdames et Messieurs les Hautes personnalités,

Je suis désolé de ne pouvoir vous saluer individuellement. Je tiens cependant à vous dire que la Cour a conscience de l’effort que vous consentez pour assister à notre audience en dépit de vos obligations. Elle en apprécie d’autant plus votre présence, gage d’estime et de sympathie à son égard.

Mesdames, Messieurs,

Pour rendre compte, comme la loi m’en fait l’obligation, de l’activité de notre juridiction, il me paraît d’abord nécessaire, sans entrer dans le détail de statistiques qui seront commentées dans notre rapport annuel, de mettre en relief les principaux mouvements qui en ressortent.

Le nombre des affaires enregistrées est pratiquement resté stable par rapport à l’année dernière puisqu’il s’établit à 27 279 contre 27 186 en 1989.

25 951 affaires ont reçu une solution contre 26 780 l’année précédente. Cette baisse de 829 affaires n’est pas due à un ralentissement, même léger, de l’activité des chambres, mais s’explique par trois raisons :

- en premier lieu, si le contentieux des listes électorales - dont le caractère répétitif permet une évacuation en général rapide -, a été important en 1989, il a subi cette année une baisse de 741 affaires ;

- en deuxième lieu, le nombre des pourvois principaux intéressant une même affaire s’accroît. Groupés sous le même numéro bien que fondés sur des moyens différents, ils nécessitent des analyses distinctes dont la statistique ne rend pas compte ;

- enfin, à une diminution des affaires dites de forme correspond une augmentation de celles nécessitant une étude approfondie.

Pour avoir une vue plus exacte de l’activité des magistrats de notre juridiction, il faut souligner aussi que la plupart d’entre eux participent à l’extérieur aux travaux de cent seize conseils, juridictions ou comités.

Sur les 25 951 affaires contentieuses clôturées, 7898 ordonnances ou arrêts constatant des désistements ou des déchéances témoignent de l’effort accompli, cette année encore, par les avocats aux Conseils pour dissuader leurs clients de persévérer dans des pourvois voués à l’échec. Ils méritent nos félicitations pour l’aide qu’ils apportent ainsi à notre Cour.

Il serait cependant inexact de croire que ces affaires ne nous ont imposé aucun travail : le greffe intervient dans chacune d’elles et les magistrats aussi lorsque le désistement se réalise après dépôt du rapport ou des conclusions de l’avocat général.

Si en dix ans le nombre d’arrêts rendus par notre juridiction a suivi une courbe ascendante au point qu’il est aujourd’hui trois fois supérieur à ce qu’il était en 1980, le stock a, hélas !, progressé plus vite pour atteindre au 31 décembre dernier 33 858 dossiers.

Ce chiffre, rapproché du nombre de décisions rendues en 1990, permet d’évaluer à dix-sept mois le temps moyen pris pour traiter une procédure.

Deux considérations conduisent cependant à affiner cette estimation. D’une part, chaque affaire est neutralisée pendant les délais - le plus souvent huit mois - ouvert aux parties pour déposer leur mémoire. D’autre part, de nombreux dossiers sont traités dans un laps de temps très bref, certains en moins de trois mois comme la loi nous l’impose, ce qui a évidemment pour effet de porter à deux ans, voire trois le temps utilisé pour apporter une solution aux autres.

Comme ces chiffres le démontrent, malgré des efforts importants, nous sommes loin de satisfaire normalement à la demande de tous les justiciables.

Sans doute, notre Cour ayant pour mission de dire le droit, on ne saurait apprécier sa réussite ou son échec en termes exclusivement statistiques ; nous savons en effet appréhender rapidement les affaires posant des problèmes de société et leur apporter des solutions appréciées en général par la doctrine et les praticiens. Nous parvenons aussi depuis peu à traiter avec plus de célérité certaines catégories de contentieux qui par leur nature appellent une solution rapide, par exemple en matière de licenciement pour cause réelle et sérieuse.

Mais il n’en demeure pas moins que c’est un droit fondamental du citoyen de pouvoir intenter un ultime recours et que c’est donc un devoir pour nous de lui répondre toujours dans un délai raisonnable, comme d’ailleurs la Convention européenne des droits de l’homme en fait obligation.

La progression du nombre d’affaires en attente de décision est due, bien sûr, à une multiplication et parfois à une complexité croissante des textes législatifs et réglementaires. Mais elle est aussi imputable à la volonté de notre Cour de multiplier ses contrôles.

L’intention est louable.

Mais comment ne pas souligner que, parallèlement, des efforts doivent se développer, pour tenter d’endiguer l’augmentation du nombre des pourvois et modifier des méthodes de travail, dont récemment nous aurions pu, pour un certain nombre d’entre elles, célébrer également le bicentenaire.

Il nous appartient tout d’abord de mener une meilleure politique d’information.

Au cours de l’audience solennelle de janvier dernier, j’avais suggéré un certain nombre de mesures en ce sens.

Un an plus tard, qu’en est-il ?

Force est de constater qu’en dehors des mises en garde données par des membres de notre Cour, et par un certain nombre d’huissiers de justice sensibilisés à ce problème par leur chambre nationale, bien peu a été fait pour rappeler au plaideur que la Cour de cassation n’est pas un troisième degré de juridiction.

Je m’étais félicité des dispositions nouvelles de l’article 1009-1 du nouveau Code de procédure civile qui, dans les matières civiles, permettent au défendeur de demander le retrait du rôle d’un pourvoi formé par son adversaire tant que la décision attaquée n’a pas été exécutée.

Sous l’impulsion du président de leur chambre nationale auquel je rends hommage, les huissiers de justice nous apportent là encore leur concours en faisant de plus en plus souvent état de la faculté ouverte par l’article 1009-1 lorsqu’ils notifient des pourvois. Le greffe social de notre Cour donne le même avis aux défendeurs. Néanmoins, il demeure souhaitable qu’une disposition légale rende cette information obligatoire.

L’année dernière vous aviez été saisi, Monsieur le Premier président, de quinze requêtes de ce type et vous aviez ordonné chaque fois le retrait du rôle.

Cette année, ce sont 267 demandes qui ont été déposées dont 141 ont été accueillies.

Six affaires seulement - et c’est symptomatique - ont fait l’objet à ce jour d’une réinscription après exécution de la décision attaquée.

Mais ne nous leurrons pas. Le recours de plus en plus fréquent à l’article 1009-1 ne constituera pas le remède à tous nos maux, et il convient d’explorer dès lors d’autres voies.

J’avais relevé l’année dernière que l’unité de la jurisprudence au sein de la Cour de cassation serait de nature à freiner à terme l’accroissement des affaires et permettrait d’éviter en outre - situation navrante - que la solution d’un pourvoi dépende de son orientation vers telle ou telle chambre.

Un effort important, qui n’exclut pas cependant quelques exceptions regrettables, a été consenti par les chambres pour adopter, lorsqu’elles sont saisies d’un moyen ne relevant pas de leurs attributions, la jurisprudence de la formation compétente ou renvoyer l’affaire à celle-ci.

Mais, les compétences concurrentes de deux ou plusieurs chambres dans certains domaines peuvent, malgré tout, entraîner des solutions divergentes.

Le parquet général les a recensées. Certaines ont été réglées par voie de consultation interne, d’autres par des assemblées plénières et des chambres mixtes. Il m’est permis d’espérer que toutes celles subsistant à l’heure actuelle seront bientôt tranchées par nos formations solennelles.

Ainsi s’accomplira la volonté du législateur qui, en créant il y deux cents ans le tribunal de cassation unique et sédentaire, a voulu lui permettre d’être le régulateur des décisions rendues par toutes les juridictions de l’ordre judiciaire de notre pays. Comment notre cour pourrait-elle s’acquitter de ce rôle et conserver sa crédibilité si les formations qui la composent ne parviennent pas à se réguler elles-mêmes et à harmoniser en particulier l’étendue de leur contrôle ?

Un exemple topique n’est-il pas fourni par la baisse du contentieux consécutif aux accidents de la circulation, due aux efforts concertés de la deuxième chambre civile et de la chambre criminelle pour prolonger par une jurisprudence claire et précise l’action novatrice du législateur.

J’avais souligné aussi la tendance de notre juridiction à faire, sous le couvert du défaut de base légale, de fréquentes incursions dans le domaine du fait, génératrices d’insécurité juridique. Cette constatation a été confirmée quelques mois plus tard par les premiers présidents de cours d’appel réunis sur votre initiative, Monsieur le Premier président.

Je crains que cette déviance se perpétue parfois, mais je dois relever que, pour se prémunir contre cette tentation, certaines chambres donnent de plus en plus fréquemment une valeur normative à leurs arrêts de cassation motivés par un défaut de base légale.

Enfin, j’ai aussi constaté qu’un effort a été consenti par toutes les chambres, dont l’une, la chambre sociale, y a un mérite particulier à raison de l’abondance de son contentieux, pour assurer la cohésion interne de leur jurisprudence.

Il convient de saluer d’autant plus cette volonté, que les nombreux départs à la retraite entraînent un véritable bouleversement de la composition de nos formations : l’effectif de certaines sera en douze mois modifié dans la proportion des deux tiers.

Il reste cependant, pourquoi le dissimuler, un long chemin à parcourir avant que notre jurisprudence n’atteigne une cohérence totale.

En ce qui concerne la nécessaire modernisation de nos méthodes de travail, j’observe avec satisfaction que toutes les chambres, sauf une, sont maintenant divisées en sections.

On m’avait objecté l’année dernière que ce fractionnement entraînerait des contradictions de jurisprudence au sein d’une même chambre. L’expérience a prouvé que cette crainte n’était pas fondée. N’est-il pas vrai au surplus que l’absence de sections n’empêchait pas la même chambre d’adopter parfois, à bref intervalle, des solutions difficilement conciliables ?

Je remarque aussi que dans la plupart des cas le quorum légal de cinq reste largement dépassé.

Or, pour que la division en sections porte tous ses fruits, il est nécessaire de réduire le nombre de conseillers présents aux audiences de façon à ce que celles-ci puissent se poursuivre un jour de plus chaque semaine, sans que le rythme de travail des magistrats du siège en soit pour autant alourdi.

Mais pour ne pas surcharger inutilement ces audiences, il nous faut surtout mieux détecter les affaires simples, c’est-à-dire celles qui, ayant pour seul objet de remettre en cause les constatations souveraines des juges du fond, ou de poser une question déjà résolue par une jurisprudence récente, peuvent bénéficier d’un traitement allégé.

Nous sommes sur la bonne voie comme le démontre l’importance accrue donnée aux formations restreintes, puisque toutes les chambres, sauf une, y ont recours.

La proportion de dossiers traités dans ces formations augmente puisqu’elle est passée de 36 % l’année dernière à 45 % cette année. Elle demeure cependant fort inégale selon les chambres, dépassant 50 % dans certaines, atteignant même 61 % pour la chambre commerciale et se situant en dessous de 18 % pour deux autres.

Mais l’efficacité des formations restreintes demeurera limitée tant qu’elles ne fonctionneront pas comme de véritables formations d’admission chargées de trancher immédiatement les affaires les plus simples et d’orienter les autres vers des formations restreintes fonctionnant comme à l’heure actuelle ou vers des formations ordinaires.

L’expérience va être entreprise par la première chambre civile et elle sera suivie par tous avec la plus grande attention.

Si toutes ces réformes traduisent une prise de conscience de nos problèmes et une volonté novatrice de notre juridiction, elles doivent être nécessairement accompagnées par un recours accru aux techniques modernes de la bureautique et de l’informatique.

A quoi bon réorganiser les chambres pour rendre davantage d’arrêts, si les services en amont et en aval n’ont pas les moyens d’accroître leur capacité de traitement ?

N’équipant qu’une partie des services, notre système informatique mériterait d’être étendu ; mais l’insuffisante puissance de notre unité de traitement ne permet pas de l’envisager, et ses défaillances actuelles nous font même craindre l’arrêt de toute prestation dans un avenir proche.

Pouvons-nous au moins compter sur les moyens traditionnels ?

Nous attendons beaucoup, pour l’aide à la décision, du Service de documentation et d’études.

Il ne pourra cependant évoluer vers plus d’efficacité sans que des moyens supplémentaires en personnel lui soient attribués.

Je rappelle qu’occupant le grade le moins élevé de notre hiérarchie, les magistrats en fonction dans ce service dont l’effectif budgétaire de dix-huit n’est jamais atteint, doivent le quitter pour obtenir leur premier avancement. C’est une source de grande instabilité puisque en moyenne les magistrats n’y demeurent pas plus de trois ans. J’avais donc souligné l’année dernière l’impérieuse nécessité d’y créer des postes d’un niveau hiérarchique plus élevé. Deux l’ont été cette année, et il faut persister résolument dans cette voie.

Pour des raisons que j’avais données, il faut également augmenter l’effectif des conseillers référendaires par la création de quelques postes du premier grade, l’effectif des autres magistrats de la Cour devant demeurer stable.

J’avais aussi proposé que soit réduite à trois ans la durée pendant laquelle les anciens conseillers référendaires sont tenus de siéger dans les juridictions du fond avant de pouvoir bénéficier d’une nomination hors hiérarchie à la Cour de cassation.

Cet aménagement vient d’être adopté par le Parlement, et nous nous en réjouissons tous.

Le greffe et le secrétariat du Parquet ne parviennent pas avec leur effectif actuel, à alimenter les flux et accomplir les nombreuses formalités pour la plupart essentielles qui leur incombent. Il convient donc de les renforcer au plus tôt.

Le magistrat doit appliquer la loi, c’est son premier devoir. Mais pour mieux s’en acquitter, il doit disposer des moyens indispensables.

Comment dès lors ne souhaiterait-il pas instamment qu’avant l’entrée en vigueur d’un texte nouveau soit menée une étude pour déterminer s’il en résultera des charges supplémentaires pour nos juridictions, qui seraient alors mises en mesure d’y faire face.

On imagine sans peine le sentiment d’impuissance ressenti par ceux qui, après avoir consenti pendant des années de lourds sacrifices pour assurer le fonctionnement de leurs juridictions, voient celles-ci submergées par un contentieux nouveau.

A leur découragement s’ajoute une vive amertume lorsqu’ils sont tenus pour responsables par l’opinion publique du retard pris dans l’application d’un texte dont les effets bénéfiques annoncés sont impatiemment attendus.

Avec l’anniversaire du Tribunal de cassation nous avons célébré l’avènement de l’Etat de droit qui est indissociable d’une justice de haute qualité. Si le législateur y contribue largement par les textes qu’il adopte, encore faut-il que magistrats et fonctionnaires, ici comme ailleurs, soient mis en mesure d’appliquer la loi avec célérité et efficacité.

Malgré tout le chemin restant à parcourir, les réformes que nous voyons poindre au sein même de notre juridiction constituent la preuve que la Cour de cassation sait analyser avec lucidité ses propres défauts et dispose en elle-même des ressources pour se régénérer.

Mais cet effort et cette volonté ne se concrétiseront pas, si nous nous ne recevons pas les concours matériels indispensables.

Puisse 1991 nous les apporter !

Lundi 7 janvier 1991

Cour de cassation

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