Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1988

Rentrées solennelles

En 1988, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 6 janvier, en présence de M. Alain Poher, président du Sénat, et de M. Albin Chalandon, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

Discours prononcés :

 

Audience solennelle de début d’année judiciaire
6 janvier 1988

Discours de Simone Rozès, premier président de la Cour de cassation

Monsieur le garde des Sceaux, représentant monsieur le Premier ministre,

Monsieur le Premier ministre m’a fait part de ses regrets de ne pouvoir assister en personne à cette audience et de son souhait d’y voir le Gouvernement représenté par vous-même. Puis-je vous demander de lui transmettre les remerciements de la Cour, qui est sensible à cette attention.

Mais vous accueillir aujourd’hui, monsieur le garde des Sceaux, est un agréable devoir.

Au-delà des traditions qui se perpétuent, la véritable signification d’une rentrée solennelle mérite d’être soulignée : alors que vient de s’achever une année et que se profile une nouvelle période de l’activité judiciaire, il est nécessaire de faire un bilan de l’oeuvre entreprise et de s’interroger sur notre mission de magistrat, ainsi que sur les conditions de son accomplissement. La présence du garde des Sceaux à cette occasion nous est particulièrement précieuse, en mon nom personnel comme en celui de tous les membres de la Cour, je vous adresse de très chaleureux remerciements.

Monsieur le président du Sénat,

Votre présence en ce jour est devenue aussi traditionnelle que notre audience solennelle de rentrée, et nous nous en réjouissons. Nous y sommes non seulement sensibles mais encore attachés et les liens que vous avez ainsi établis entre la haute assemblée que vous présidez et notre juridiction nous sont précieux : nous y voyons l’hommage du législateur à ceux qui sont chargés de veiller à l’application de la loi.

Permettez-moi de vous assurer de notre très vive gratitude.

Mesdames et Messieurs les Hautes personnalités,

Vous venez des horizons divers qui animent la vie de la cité. La Cour de cassation tient à vous associer à son audience de rentrée en signe d’amitié entre nos différentes institutions dans l’accomplissement du service public. Vous répondez à ce souhait avec beaucoup de fidélité et de compréhension. Nous apprécions les témoignages de sympathie dont vous êtes les messagers et nous vous disons tous nos remerciements.

Mesdames et messieurs les avocats aux Conseils,

Vous partagez avec nous le souci de la bonne marche de notre Cour, nos interrogations sont souvent les vôtres, et nos difficultés, liées à l’exigence de notre mission sont aussi partagées. Les relations confiantes qui existent entre nous, la franchise de nos échanges, la qualité de nos rapports, donnent la mesure des liens qui nous unissent et que votre présence aujourd’hui souligne heureusement.

Mesdames et messieurs les fonctionnaires et agents de notre Cour,

Je sais les lourdes tâches qui sont les vôtres et je tiens à vous remercier pour le dynamisme et le courage avec lequel vous y faites face, en sachant vous adapter aux nouvelles et nécessaires méthodes de travail de notre temps.

Pour tous ces efforts, je tiens à vous remercier personnellement et à vous assurer du rôle important qui est le vôtre dans les améliorations du fonctionnement de la Cour.

Mesdames, messieurs,

Notre traditionnelle audience solennelle de début d’année judiciaire me confère une fois encore la possibilité d’évoquer devant vous le fonctionnement de la Cour de cassation et son rôle au sein de l’institution judiciaire.

Du point de vue quantitatif, notre juridiction est dans l’ensemble parvenue à maintenir son activité au rythme commandé par le flux des affaires.

Ce simple constat d’équilibre ne doit pas dissimuler la somme d’efforts individuels consentis par chacun, l’accablement d’une charge considérable qui n’est assumée qu’au prix d’un travail sans relâche, d’une vie d’ascète et d’étude imposant trop souvent le sacrifice de loisirs justifiés aux dossiers dont beaucoup sont dénués du moindre intérêt juridique et inspirés du seul désir de retarder l’issue du procès et d’épuiser "jusqu’au bout " les voies de recours.

Il en résulte une pesante impression de saturation éprouvée chaque année davantage par les membres de cette Cour.

De la chambre criminelle - dont le rôle déjà lourd d’affaires d’importance primordiale s’encombre de plus en plus de procédure de contrôle à brefs délais et de désignations diverses, au risque de lui faire perdre de vue l’essentiel de sa mission - à la chambre sociale, où le nombre considérable de pourvois reçus n’a pas fléchi, toutes les formations de jugements ressentent, à des degrés divers, une pression croissante due à un effet de masse peu propice à la sérénité de la réflexion. Toutes cherchent cependant à adapter leur activité au nombre d’affaires en instance et à statuer sans excessives dégradations des délais.

Spécialement pour la chambre sociale, dont l’encombrement et les difficultés de fonctionnement, dues pour une bonne part à la complaisante facilité d’introduction des recours, ont été régulièrement - rituellement - signalés depuis une dizaine d’années, le redressement est spectaculaire.

Ce rétablissement décisif est le résultat d’une volonté courageuse et délibérée de dépasser une situation de crise endémique, vieille de plus d’une décennie, par une administration rigoureuse, une organisation stricte, des méthodes renouvelées, la mobilisation de moyens nouveaux, et le souffle d’un opiniâtre dynamisme.

Ces conditions cumulées, ajoutées à l’exemple mobilisateur de ceux qui ont dirigé ce mouvement, ont permis un renversement de tendance et nourrissent la conviction que l’encombrement n’était plus subi mais qu’il était possible, au contraire, d’agir sur la masse et avec elle ; que le flux des affaires pouvait être dominé, et le retard accumulé progressivement résorbé, à terme raisonnable.

Mais, au-delà de ces considérations purement statistiques, à la chambre sociale comme dans les autres chambres, cet énergique effort s’accompagne d’une réflexion en profondeur sur les méthodes, le rôle et les missions de la Cour, propre à renforcer l’autorité et le crédit de l’instance supérieure de l’appareil judiciaire.

A l’occasion de travaux préparatoires à certains aménagements de procédure, la Cour s’est très unanimement montrée attachée aux cas d’ouverture du pourvoi tels qu’une pratique bicentenaire les a fixés ; elle s’est aussi déclarée convaincue que la méthode traditionnelle d’examen des affaires, que nous appelons " la technique du pourvoi ", était l’instrument nécessaire et intangible d’un raisonnement juridique de qualité.

Mais toutes les chambres sont désormais résolues à ne recourir à cette mécanique intellectuelle lourde, sophistiquée et coûteuse en juristes du plus haut niveau que pour statuer sur les pourvois fondés sur une critique sérieuse de la décision attaquée ou sur des questions pertinentes de jurisprudence.

 

De leur côté, les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, confrontés à l’éventualité de voir réduire le nombre des pourvois par l’instauration de procédures plus contraignantes destinées à éliminer d’emblée les recours sans fondement, se disent prêts à adhérer à ce principe de sélection afin de maintenir, à son niveau de qualité, l’instrument exceptionnel de contrôle et d’harmonisation de l’œuvre judiciaire qu’est la Cour de cassation.

Cette démarche convergente est, à n’en pas douter, la condition indispensable à l’adoption de procédés réalistes et appropriés visant à restaurer le fonctionnement équilibré et de qualité de notre juridiction, attendu des justiciables.

Cependant il est non moins certain qu’il s’agira, pour y parvenir durablement, de désolidariser de manière radicale le nombre des décisions jurisprudentiellement significatives de la masse des recours.

Les moyens à engager sont connus ; ils ont été imaginés, créés, initiés par tous ceux qui, comme moi-même, ont acquis la conviction que les pourvois ne devaient être traités qu’en considération de leur valeur et que la cohérence jurisprudentielle n’est pas compatible avec une pléthore de décisions.

Qu’il s’agisse des systèmes d’analyse préalable informatisés pratiqués au service de documentation et d’études, qui intéresseront désormais toutes les chambres civiles, qu’il s’agisse encore des formations restreintes, ou des cellules de tri et de pré-traitement des dossiers, il convient de rechercher une mise en oeuvre coordonnée et systématique de ces méthodes en les adaptant aux caractéristiques spécifiques du contentieux de chacune des chambres.

Le moment est venu de provoquer, sur ces questions, essentielles pour le devenir de l’institution, au sein de la Cour, un débat d’ensemble et en profondeur ; à cette fin, le bureau a décidé la constitution d’une commission des méthodes, animée par Monsieur le Président Doyen Aubouin, qui a reçu mission d’établir un rapport sur les processus de jugement simplifié, qui peuvent être mis en œuvre et de soumettre des propositions à la discussion de l’assemblée générale.

Tout ce travail préparatoire, comme les dispositifs d’allégement n’auraient que peu de sens s’ils ne visaient qu’à accroître les capacités de jugement de la Cour. Ils doivent essentiellement tendre à lui donner les moyens d’exercer pleinement sa fonction jurisprudentielle, et de jouer avec rigueur, assurance et autorité son rôle normatif.

La Cour doit, à cet égard, affirmer avec force et détermination son pouvoir propre, l’exercer complètement pour imposer sans contestation les seules méthodes compatibles avec sa place dans l’organisation judiciaire, l’attente des vrais plaideurs mais aussi l’attente de toutes nos juridictions.

Ultime recours de l’ordre judiciaire, en matière criminelle comme en matière civile, elle est, pour l’ensemble de la magistrature, une référence morale autant que juridique ; c’est un rôle primordial qu’elle est déterminée à exercer avec sérénité mais avec conviction et sans faiblesse.

De sa mission traditionnelle de maintenir l’unité du droit, la Cour de cassation tient le pouvoir de fixer l’interprétation de la loi pour l’ensemble des juridictions judiciaires, mieux encore, d’énoncer les maximes générales qui suppléent à l’absence ou à l’insuffisance de règles législatives.

 

II est, par conséquent, contraire à son statut et à l’idée même de sa fonction de mettre en cause, en quelque matière que ce soit relevant de la compétence judiciaire, son rôle créateur de droit ou de contester que des arrêts fixent des règles d’application générale en des domaines que le législateur s’est abstenu de codifier.

D’une manière générale, on ne saurait nier l’évolution constante qui, depuis un siècle, a considérablement accru la fonction judiciaire en faisant du juge une véritable puissance créatrice de droit et de la Cour de cassation, selon l’expression empruntée au Doyen Geny " la souveraine interprète pour l’ensemble du domaine juridique privé ".

Bien au contraire, les mutations de la doctrine d’intervention de l’État dans le domaine économique et social qui tendent à substituer à une réglementation pointilleuse et détaillée, et à des autorisations administratives préalables, un contrôle juridictionnel a posteriori au regard de principes généraux, placent de plus en plus l’autorité judiciaire en position d’arbitre du monde économique et lui délèguent, partiellement au moins, l’organisation de l’ordre social.

Dans le domaine du droit des affaires, celui de la consommation et de la concurrence, comme dans bien d’autres, il appartient souvent au juge de fixer les règles de la constitution, du financement et des transformations de l’appareil de production et de circulation des richesses, de la fabrication et de la distribution des marchandises et de l’offre des prestations de service tout en assurant la nécessaire liberté du commerce et de l’industrie.

Moins la réglementation est précise et contraignante plus le champ d’appréciation, laissé au juge, est vaste et sa liberté de décision étendue, bien que naturellement bornée par le respect des principes généraux et fondamentaux tout en évitant les excès d’un gouvernement des juges.

Au cours des vingt dernières années, l’émergence de règles supranationales issues des traités organisant les Communautés économiques européennes et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme à partir desquelles se construit un droit nouveau, immédiatement et directement applicable dans l’ordre juridique interne, confère au juge un rôle supplémentaire, celui d’adapter la loi nationale à ces normes de droit supérieures.

De cette oeuvre créatrice originale dépend l’intégration de notre système juridique et de nos structures socio-économiques dans le champ européen ; elle conditionne en d’autres termes notre préparation, notre aptitude et notre force à relever le défi du marché unique et d’en acquérir les avantages.

Un tel enjeu impose un renouveau de l’image du juge et de ses compétences. Les exigences professionnelles se sont considérablement accrues par rapport à un passé très proche. Elles requièrent désormais la capacité de saisir des techniques, des méthodes et des mécanismes d’une grande complexité.

Les connaissances du juge, son intelligence, son ouverture d’esprit et son expérience sont perçues comme les composantes nécessaires de son crédit. Le temps n’est plus à accepter une sentence du seul fait qu’elle émane d’une autorité constituée. N’oublions pas qu’exécutoire par son dispositif, une décision de justice n’a de réalité pour celui qui la reçoit que par l’argumentation nécessaire qui la soutient et l’explique et si elle lui permet de vérifier, qu’à tout le moins, sa position, ses prétentions et ses arguments ont été correctement compris et que la solution s’inscrit dans une logique perceptible.

Naguère limitée à un corps de règles assez constantes, la culture juridique porte désormais sur un vaste domaine de droits spécialisés, s’étend, nous l’avons vu, aux droits supranationaux, et doit être entretenue au rythme d’une production législative et réglementaire accélérée.

C’est donc une lourde tâche : il s’agit d’un véritable renouveau judiciaire mais s’il doit intervenir il procèdera autant de la volonté politique qui le décidera, que de l’ampleur de la réflexion qui le préparera, des moyens qui l’accompagneront, de la détermination et de la dimension de ceux qui le supporteront, mais certainement pas de considérations idéologiques, dogmatiques ou corporatistes.

Quoi qu’en laissent penser les annonces complaisamment réitérées de crise, de désaffection pour l’institution, de déconsidérations des juges, le citoyen attend beaucoup de la justice autant pour la protection de ses libertés que pour la régulation des circuits économiques et des rapports sociaux.

Cette attente est très réelle. Elle nous autorise à penser que si certaines observations peuvent être fécondes, d’autres ne paraissent poursuivre d’autre but que le discrédit de l’institution. Or, il faut être bien conscient que les facteurs de valorisation comme de dévalorisation sont cumulatifs, et que le reflet social renvoyé par le juge aujourd’hui détermine l’attrait des fonctions, et par conséquent le recrutement et la qualité de la justice de demain. N’oublions jamais qu’il n’est pas d’État démocratique sans justice de qualité.

Si le nouvel équilibre des fonctions essentielles de l’État s’accompagne, comme nous l’avons vu, du renforcement des pouvoirs du juge, un véritable défi est alors lancé à l’institution judiciaire, défi qui doit mobiliser tous ceux qui ont la responsabilité de l’organisation et du fonctionnement de l’appareil judiciaire.

Poser la justice en arbitre du monde économique et financier, comme elle l’est déjà des relations sociales et des rapports de droit privé, suppose que pour les acteurs économiques, les partenaires sociaux, et plus généralement, dans l’opinion des citoyens, le juge possède à la fois une légitimité et un crédit à la mesure de son rôle.

Sa légitimité et son crédit procèdent indivisément des garanties que lui donne le statut de la magistrature, mais encore et surtout de ce qu’il est.

Du point de vue statutaire se pose essentiellement la question de indépendance de l’autorité judiciaire ; il n’est ni de ma fonction ni de ce lieu de débattre des conditions constitutionnelles d’une garantie réelle et efficace.

Mais il me paraît nécessaire de rappeler que l’indépendance ne peut être postulée comme une valeur en soi qui ne serait organisée que pour valoriser la position sociale du juge, son agrément, son plaisir, son confort ou pour lui permettre d’introduire dans son exercice professionnel une idéologie personnelle ou des positions partisanes.

Loin d’être une garantie, une telle conception de l’indépendance de la magistrature, placerait au contraire le citoyen sous l’arbitraire de juges irresponsables sans obligations ni contrôles.

L’indépendance ne peut, en effet, être considérée comme une garantie de bonne justice que si elle ménage l’impartialité, l’objectivité et la neutralité du juge. A cet égard, elle est pour lui un devoir autant qu’une protection le mettant à l’abri de l’intrusion des autres pouvoirs... de tous les autres pouvoirs... ceux de l’État et ceux des groupes de pressions.

Être magistrat, c’est en effet, impérativement avoir le sens de l’objectivité, savoir se prémunir de l’influence de son milieu, de sa culture, de ses préjugés et de ses conceptions religieuses, éthiques ou philosophiques comme de ses opinions politiques ; l’impartialité, c’est l’âme du juge.

Être magistrat, c’est aussi éviter de céder aux sollicitations de l’opinion publique ou corporatiste et préférer une vérité parfois impopulaire, embarrassante ou incommode aux facilités de la démagogie ; l’impartialité, c’est le courage du juge.

C’est encore comprendre que toute position militante ou partisane, toute décision suggérée ou orientée, toute faiblesse ou concession à des pressions d’où qu’elles viennent, compromet l’autorité de la fonction judiciaire, trompe la justice et trahit le citoyen ; l’impartialité, c’est la conscience du juge.

Si elle n’est pas innée, cette qualité professionnelle indispensable doit être apprise et entretenue jusqu’à devenir un réflexe, un élément instinctif de la démarche intellectuelle, une partie essentielle de la technique ; l’impartialité, c’est le métier du juge.

Être magistrat c’est tenir les faits pour ce qu’ils sont..., ce qu’ils sont exactement et objectivement au regard des éléments sûrs d’un dossier, ne pas les infléchir en considération de la décision souhaitée, ni spéculer sur des considérations extérieures ; l’impartialité, c’est la rigueur intellectuelle du juge.

Être magistrat, c’est enfin admettre que la neutralité est une valeur déontologique majeure dont la transgression, pour quelque cause que ce soit, est contraire aux obligations et à la morale professionnelle ; l’impartialité, c’est l’honneur du juge.

C’est seulement parce qu’il est assuré que son juge ne se détermine qu’en considération de la loi, de l’équité, de sa conscience, et d’un examen attentif et rigoureux des faits au regard de valeurs éthiques et sociales communément acceptées, que le citoyen admet le pouvoir de juger,... la force obligatoire de la décision de justice, et tient pour légitime l’autorité de celui qui la rend.

 

Discours de Pierre Arpaillange, procureur général près la Cour de cassation

 

Monsieur le garde des Sceaux,

En cette occasion, vous représentez Monsieur le Premier ministre. Qu’il soit remercié de l’intérêt qu’il porte à la Cour de cassation et à travers elle à l’institution judiciaire. Soyez, je vous prie, notre interprète auprès de lui.

Au cours de cette audience solennelle, la Cour de cassation présente le bilan de ses activités, proclame ses réussites, ou confesse ses échecs, fait l’aveu de ses craintes, ou expose ses raisons d’espérer. Je pense qu’il est bon et utile que ce bilan soit fait en votre présence.

Nous vous remercions de l’attention que vous y porterez.

Monsieur le président du Sénat,

Chaque année vous nous témoignez votre estime et votre fidélité en consacrant une part de votre temps à la plus solennelle de nos cérémonies.

Cette attention renouvelée, par le prestige que vous apportez à notre audience, touche très profondément tous les magistrats de la Cour de cassation.

M’associant aux propos de Madame le premier président, je tiens, au nom de tous les magistrats de la Cour de cassation, à dire aux hautes personnalités qui nous ont fait l’honneur de répondre à notre invitation, combien nous sommes sensibles à leur témoignage, à l’intérêt qu’elles nous manifestent, à leur fidélité aussi bien souvent. Ces sentiments sont pour nous un signe et un encouragement très précieux.

Mesdames et messieurs les avocats aux Conseils,

Comme chaque année, la cordialité de nos relations se manifeste par votre présence à cette audience. Nous devons souhaiter, d’une manière particulière, une sincère bienvenue à votre nouveau président, Me Charles Choucroy, en disant en même temps tous les regrets que nous laisse le départ, à la fin de son mandat, de Monsieur le Président Jacques Rouvière, que nous avons vu pendant trois années se dévouer avec passion et foi, dans des fonctions dont il avait rapidement su prendre la mesure.

Messieurs le président et les membres du Bureau d’aide judiciaire,

La Cour vous témoigne sa reconnaissance pour la tâche souvent trop méconnue que vous accomplissez, chaque année, et qui ne cesse de croître en volume sans rien perdre de sa qualité.

Mesdames et messieurs les greffiers, secrétaires et fonctionnaires de la Cour de cassation,

Messieurs les huissiers de justice,

Le Parquet général à son tour vous remercie de votre participation à cette audience. Il est heureux que, dans la solennité de certaines occasions, tous ceux qui, à des titres divers, assurent quotidiennement le fonctionnement de notre Cour, se rassemblent, puisque nous partageons succès et revers, doutes et espérances.

Mesdames et messieurs,

Je cède maintenant la parole à madame l’avocat général Myriam Ezratty qui va vous présenter le bilan de la Cour de cassation pour l’année écoulée.

 

 

Discours de Myriam Ezratty, avocat général à la Cour de cassation

 

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le président du Sénat,

Madame le premier Président,

Monsieur le procureur général,

Mesdames, messieurs,

Comme le veut la tradition, consacrée d’ailleurs par les textes, il revient au représentant du ministère public de rendre compte à l’occasion la cérémonie d’ouverture de l’année judiciaire, des activités de la Cour durant les douze mois écoulés.

Cette tâche m’est aujourd’hui dévolue.

J’ai bien conscience du peu d’agrément que présente pour les auditeurs l’énoncé de données statistiques.

Je ne puis oublier non plus qu’elles n’ont guère de signification pour le justiciable qui attend, souvent depuis de longues années, la solution de son litige particulier et, par là même unique, puisqu’il y a placé parfois son honneur, peut-être ses passions et, en tout cas, ses intérêts.

Pour le magistrat aussi, n’y a-t-il pas quelque sujet d’amertume à voir convertir en banales unités de compte des dossiers qui ont nécessité de nombreuses heures de recherche et dont la solution n’est apparue qu’au bout de jours, voire de semaines, de travail et d’interrogations parfois douloureuses ?

Pourtant il est normal, il est conforme aux principes démocratiques que la Cour de cassation, comme toute autre institution du service public, dresse sans fard son bilan pour l’information de nos concitoyens. Il est juste qu’elle rende compte aux pouvoirs publics de l’utilisation des moyens qui lui sont octroyés ; mais ce qui n’était, à l’origine, qu’une ardente obligation - pardonnez-moi cet emprunt - est devenu une impérieuse nécessité dans la période d’inflation des pourvois que nous subissons depuis une dizaine d’années.

Comment, en effet, espérer maîtriser un flux sans en connaître l’exacte ampleur ? A quelle aune mesurer les efforts accomplis et les objectifs à atteindre si l’on ne dispose pas d’indicateurs fiables et précis ?

Venons en donc à cette épreuve de vérité.

L’an passé un bilan médiocre et inquiétant vous fut présenté de l’année 1986. Alors qu’était enregistrée une légère baisse du nombre des pourvois nouveaux au regard de l’année précédente et une stabilité du nombre des arrêts rendus, il était cependant constaté un notable accroissement du nombre des affaires en attente de jugement. En bref, notre haute juridiction avait l’apparence d’une entreprise en sérieuse difficulté. Chacun ici pouvait avoir le sentiment - fort démoralisant - d’œuvrer tel Sisyphe pour étayer un édifice que la masse de ses immobilisations tirait inexorablement vers le gouffre.

Tout autre est le bilan qu’il m’est donné de vous présenter pour 1987. L’alarme ici lancée fut entendue. L’exercice écoulé fut celui de l’effort, de la volonté de réussir et de la recherche de l’efficacité.

Je crois pouvoir dire, sans outrer la réalité, que les résultats obtenus sont à la mesure du travail accompli et que le bilan 1987 est celui du redressement. Vous pourrez en juger par vous-même dans quelques instants.

Ne croyez pas cependant que le tableau que je vais brosser soit sans ombres. Mais vous y verrez, je pense, des raisons d’espérer.

Commençons par les points noirs puisqu’il s’agit des données de base - c’est-à-dire du nombre des pourvois nouveaux enregistrés en 1987 - et qui viennent, bien sûr, grossir la masse des affaires restant à juger.

La Cour de cassation a reçu, durant l’année écoulée, plus de 26 000 (26 178) recours, soit 12 % de plus qu’en 1986. Ainsi, en 10 ans seulement, le nombre des pourvois nouveaux a doublé. Cette croissance continue avait paru s’interrompre l’an dernier. La forte reprise constatée en 1987 a, hélas ! vérifié l’hypothèse, avancée l’an passé, d’un " accident dans l’ordre statistique ".

Les raisons de cette croissance du nombre des pourvois ont été souvent et attentivement recherchées sans que l’on parvienne à des conclusions certaines. Elle s’explique, dans une grande mesure, par l’augmentation générale des contentieux judiciaires en première instance et appel. Mais force est de constater que le nombre des pourvois a augmenté dans des proportions plus importantes que le contentieux porté devant les juges du fond. Ceci, je pense, mérite réflexion.

C’est pourquoi vous me pardonnerez, je l’espère, de détailler quelque peu, les éléments qui caractérisent les flux pour 1987.

En matière civile, commerciale et sociale, la Cour a reçu près de 18 500 (18 467) pourvois nouveaux. La masse des entrées est ainsi supérieure de plus de 12 % au chiffre de 1986.

Contrairement à la situation qui prévalait jusqu’en 1986, cette inflation a épargné le contentieux du droit du travail. En effet, ce contentieux, qui avait diminué de 15 % entre 1985 et 1986, a enregistré en 1987 une augmentation de moins de 2%. Cette stabilisation, si elle se confirmait sur une plus longue période, constituerait une donnée d’importance.

La reprise de la croissance globale tient donc pour l’essentiel à d’autres contentieux. Pour partie - mais seulement pour partie - il y a une explication circonstancielle : les élections prud’homales ont donné lieu à près de 1 500 pourvois qui furent tous jugés avant le 9 décembre 1987 par la 2ème chambre civile, dans les conditions très difficiles que l’on imagine.

Dans les matières où la représentation par un avocat est obligatoire, le nombre des affaires nouvelles a augmenté de 6%. Cet accroissement est toutefois inférieur à celui qui avait été constaté en 1986 où leur nombre avait crû de près d’un dixième par rapport à l’année précédente.

Enfin pour parachever le tableau ainsi dépeint des flux d’entrée, je dois signaler que la progression du nombre des pourvois n’a pas épargné la chambre criminelle puisque le nombre des affaires nouvelles, qui était demeuré presque stable en 1986, est en nette hausse, 11,5 %, pour l’année 1987. En effet, plus de 7 500 (7 711) pourvois nouveaux relevant du contentieux pénal ont été enregistrés.

Ainsi la course poursuite, si souvent dénoncée, entre les pourvois nouveaux et les arrêts rendus continue implacablement.

Mais, cette année, je l’ai déjà laissé entendre, nous pouvons puiser quelques raisons d’optimisme en nous transportant vers l’aval - c’est-à-dire en considérant les affaires jugées.

Le nombre des affaires terminées en 1987 pour l’ensemble des matières civile, commerciale et sociale est de plus de 18 000 (18 126), ce qui représente par rapport à 1986 un accroissement global de près de 30 % (29,6 %).

 

Voilà qui traduit, mieux que tout commentaire, l’effort accompli durant l’année écoulée. Cet effort, toutes les chambres l’ont partagé. Je ne veux pas présenter de palmarès, je ne citerai à ce stade qu’un exemple, celui de la chambre sociale en raison des très sérieuses difficultés qui avaient été, ici même, soulignées avec persistance les années passées, ainsi que vient de le rappeler Madame le premier président. En 1987, dans cette chambre, le nombre des arrêts rendus, toutes procédures confondues, a augmenté de 46 % et, pour les seules affaires prud’homales, le pourcentage d’augmentation est de 57 %. Il en résulte, pour ce contentieux, une décroissance de près de 4 % du volume des affaires non jugées : ainsi, et pour la première fois depuis vingt ans, il a été jugé plus d’affaires prud’homales qu’il n’en est rentré.

La durée moyenne des procédures en matière civile, commerciale et sociale, a, elle aussi, baissé en 1987. Elle était de plus de 20 mois en 1985. Elle est aujourd’hui de 18 mois et demi environ. C’est une donnée importante puisqu’elle mesure l’attente du justiciable.

L’approche statistique ne permet pas, bien sûr, de rendre compte de situations très diverses d’un contentieux à l’autre, d’une espèce à l’autre.

Il demeure que les résultats constatés en 1987 en ce qui concerne les délais d’écoulement des affaires hors contentieux pénal sont, dans l’ensemble, en net progrès. Ici encore, la courbe jusque-là ascendante, a commencé à s’inverser.

En ce qui concerne les dossiers jugés par la chambre criminelle, on constate qu’elle a traité en 1987 plus de 7 000 (7 281) affaires, soit 7 % de plus qu’en 1986 malgré la très importante augmentation des recours que j’ai signalée, la durée moyenne des procédures pénales est restée pratiquement stable, soit environ 7 mois.

Ces résultats n’ont pu être obtenus qu’au prix d’un effort supplémentaire des magistrats de cette Chambre. C’est grâce à cet effort que la situation du contentieux criminel est demeurée satisfaisante, eu égard à l’augmentation précédemment signalée du nombre des recours.

Ces évolutions favorables ne sont ni le fruit d’un heureux hasard, ni l’effet d’un accroissement notable des moyens. Pour atteindre de tels résultats, il a fallu travailler plus, il a fallu surtout mieux s’organiser.

Madame le premier président a évoqué les études qui ont été menées depuis plusieurs années, en diverses instances, sur les méthodes de travail de la Cour de cassation. Je m’attarderai un peu sur une réforme issue de ces réflexions et traduite dans la loi : il s’agit, à la suite d’un tri sélectif des pourvois, de la possibilité de faire juger des affaires simples ou, pour reprendre les termes de la loi, celles " dont la solution paraît s’imposer ", par des formations restreintes composées de trois magistrats et d’un avocat général. La mise en place de cette nouvelle procédure a nécessité une importante réorganisation interne.

Mais c’est dans cette voie que se sont progressivement engagées quatre des cinq chambres civiles, selon des procédures et des modalités diverses, encore empiriques et qui demandent à être confrontées et évaluées. Elles le seront, comme il vous l’a été dit.

En effet, si le principe est aisé à énoncer, il laisse entier le problème du moment du tri, celui du choix des méthodes et des instances chargées de l’orientation des pourvois ainsi que celui des contrôles.

Quoi qu’il en soit, en 1987, dans les matières civiles, commerciales et sociales, 32 % des arrêts ont été rendus par des formations restreintes, dont 21 % étaient des arrêts de cassation. Cette pratique a, sans nul doute, contribué au bon écoulement des affaires dans les chambres concernées. Ainsi, les arrêts rendus par la 1ère chambre civile ont augmenté plus de 60 % en 1987. Il y a là sans doute d’importants développements à attendre.

Mais les formations restreintes ne constituent pas l’unique clé d’une plus grande efficacité. D’autres mesures d’aménagement des procédures peuvent être mises en oeuvre et l’ont été avec succès : ainsi la troisième chambre civile a augmenté de plus de 40 % le nombre de ses arrêts sans recourir aux formations restreintes.

Le développement de l’informatique de gestion a, lui aussi, grandement contribué à l’amélioration constatée dans le fonctionnement des chambres civiles, sociale et commerciale.

Par ailleurs, les moyens informatiques d’aide à la décision, mis en oeuvre par le service de documentation et d’études, ont été utilisés avec succès par la chambre commerciale. Ils seront, par la suite, mis au service des autres chambres civiles.

Je rappellerai aussi la mise en place, en octobre 1987, d’un système informatique pour le traitement des dossiers de la chambre criminelle. Il est notamment destiné à assurer un meilleur contrôle des procédures, dont certaines se trouvent enserrées dans des délais stricts, et à faciliter ainsi le travail des magistrats et des greffiers.

Il serait tentant de s’arrêter ici car il est toujours agréable, lorsqu’on dresse un bilan, de terminer sur des résultats positifs. Et ceux que je viens relater le sont, incontestablement.

Toutefois, cet optimisme doit être nuancé. La balance globale entre les entrées et les sorties, révèle que le nombre des affaires restant à juger a encore légèrement augmenté : 1,2 % dans les matières civiles, commerciales et sociales, 10 % environ pour le contentieux pénal.

Ce déficit persistant nous interdit tout relâchement de l’effort. II indique aussi que, quelle que soit l’ampleur de cet effort interne, il ne sera sans doute pas possible d’éluder trop longtemps des réformes propres à amener une meilleure régulation des flux. Mais ce n’est ni le moment ni le lieu d’en débattre et je n’aurai pas la témérité d’ajouter aux nombreuses propositions déjà formulées en ce sens.

En l’état présent - et la conjoncture 1987 étant ce qu’elle est - je crois cependant pouvoir conclure que le bilan de l’année écoulée a été le meilleur des bilans possibles.

Ces résultats, permettez-moi d’insister, sont le fruit d’un travail collectif dont chacun a pris sa part : les magistrats du siège bien sûr et au premier chef, mais aussi les magistrats du ministère public.

En effet, et ceci est parfois ignoré, le Parquet général de la Cour de cassation n’est pas seulement le commissaire de la loi et le représentant de l’intérêt général ; il a des responsabilités importantes dans la gestion des procédures, celle en particulier d’apporter les affaires au rôle des chambres. Je n’aurais garde aussi d’omettre l’effort tout particulier des greffiers et de l’ensemble des fonctionnaires qui se sont trouvés, très directement, confrontés au flux croissant des affaires.

Est-il besoin d’ajouter que les réformes et les aménagements qui ont favorisé le redressement de la situation de la Cour de cassation n’auraient pu produire leur plein effet sans la coopération des avocats qui ont ainsi montré leur souci de seconder le bon fonctionnement de l’institution.

Je viens de vous livrer, trop longuement sans doute, trop incomplètement encore, le bilan quantitatif des activités de la Cour. Bien entendu, son action ne peut se réduire à cet énoncé chiffré, qui ne rend pas compte de certaines de ses dimensions essentielles. Selon le mot d’un parlementaire du début du XIXème siècle, la Cour de cassation ne doit triompher que par ses oeuvres. Ce voeu paraît largement exaucé, et madame le premier président a tout à l’heure souligné le rôle croissant joué par notre Cour dans l’interprétation de la loi et la modernisation du droit. Pour en prendre une connaissance concrète, je ne puis que vous inviter à la lecture du rapport annuel 1987 qui paraîtra dans quelques semaines.

Je pourrais m’arrêter à ce tableau d’ensemble, mais sans doute manquerait-il un peu de vie s’il n’était fait mention des conditions dans lesquelles notre Cour accomplit ses travaux.

En effet, les affaires traitées ici n’ont rien d’abstrait. Même si elle ne juge pas directement les litiges, la Cour de cassation est amenée en fait à arbitrer en dernier ressort des conflits. Le développement médiatique dans nos sociétés modernes conduit inévitablement à donner à certains de nos débats une résonance qui peut paraître insolite.

Il y a peu de temps, la Cour de cassation fut sous les feux de l’actualité. Elle peut, à tous moments, s’y trouver à nouveau.

C’est une donnée de fait qu’il serait vain, me semble-t-il, de feindre d’ignorer. Les responsabilités attachées à nos fonctions nous interdisent d’en être troublés. En effet, notre devoir n’est ni de séduire, ni de complaire.

Il paraît essentiel, en revanche, si nous voulons conserver à notre Cour la place qui est la sienne depuis près de deux siècles, que nos concitoyens gardent pleine confiance en l’institution judiciaire suprême.

Et si chacun de nous entend s’y attacher, ce n’est pas pour conserver un quelconque privilège. C’est parce qu’il semble indispensable au maintien de la paix publique comme à l’équilibre des rapports sociaux qu’une instance au plus haut niveau assure et garantisse le respect du droit, l’égalité dans l’application de la loi, la cohérence juridique, en un mot satisfasse au désir de justice.

C’est dire la grande difficulté de notre tâche. Mais n’est-ce pas aussi une irrésistible incitation à persévérer dans la mission qui a été donnée à la Cour de cassation dès ses origines : " montrer que la loi est vivante et souveraine, conserver à la France son renom de bonne justice, enseigner à aimer le droit par le respect qu’imprime une intelligente impartialité ".

Mercredi 6 janvier 1988

Cour de cassation

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