Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1976

Rentrées solennelles

En 1976, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 3 janvier, en présence de monsieur Jacques Chirac, Premier ministre, de monsieur Edgar Faure, président de l’Assemblée nationale, de monsieur Jean Lecanuet, ministre d’Etat, garde des Sceaux, ministre de la Justice, et de madame Hélène Dorlhac, secrétaire d’Etat à la condition pénitentiaire.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Albert Monguilan, premier président de la Cour de cassation

Le texte récent (27 février 1974) qui a aligné l’année judiciaire sur l’année civile prévoit expressément, dans son article 6, que la Cour de cassation tient, chaque année, une audience solennelle le 3 janvier, à moins que le 3 janvier ne soit un dimanche.

Voilà pourquoi nous vous avons dérangés ce samedi.

Le jour était si malencontreux cette année que nous avons, un instant, envisagé une autre date, mais la Cour de cassation, gardienne des textes et chargée de veiller à leur exacte application, ne pouvait tout de même pas donner le mauvais exemple d’une contestation… Nous laissons cela à d’autres .

Monsieur le premier ministre,

Votre présence à notre audience d’ouverture ce samedi 3 janvier est d’autant plus remarquable… et méritoire.

Nous ressentons pleinement l’honneur manifeste que vous nous avez fait en venant.

Vous nous montrez ainsi, de façon éclatante, l’intérêt que le chef du Gouvernement prend à nos travaux - ce dont nous ne pouvons que nous féliciter - et l’attention toute particulière qu’il porte aux questions (on dit aujourd’hui : aux problèmes) qui intéressent - que dis-je - qui assaillent main­tenant l’autorité judiciaire.

Ces questions méritent, en effet, une réflexion commune de tous les pou­voirs de l’État.

Je sais que monsieur le Président de la République et vous-même en avez pleine­ment conscience et qu’il est, comme vous, particulièrement ouvert aux pro­blèmes de notre temps, ce qui nous stimule et nous encourage.

Monsieur le président de l’Assemblée nationale,

Vous êtes chez vous dans tous les palais, que ce soit le palais Bourbon ou le palais de Justice, mais vous vous faites de plus en plus rare dans ce dernier et la Cour de cassation ressent d’autant plus l’honneur que vous lui réservez puisqu’elle a, aujourd’hui, le privilège de votre visite.

Elle salue, en votre personne, le parlement, le pouvoir législatif, dont elle a pour mission d’interpréter et d’appliquer la volonté.

Elle se félicite de ce que le chef de l’Assemblée nationale soit un homme dont la brillante carrière a commencé au palais de Justice et dont beaucoup de magistrats, qui sont maintenant ici, ont autrefois bien connu et apprécié les qualités et le talent.

Vous me permettrez, monsieur le Président, d’ajouter au salut officiel que vous doit la Cour la chaleur de sentiments personnels.

Monsieur le garde des Sceaux,

Les difficultés auxquelles les magistrats sont souvent affrontés sont aussi durement ressenties par vous.

S’il n’est pas facile d’être magistrat à l’heure actuelle, j’imagine sans peine qu’il est fort difficile d’être le ministre de la justice, mais je ne pense pas que, parmi toutes vos préoccupations, ce soit la Cour de cassation qui vous donne le plus de souci.

Vous nous faites, en tout cas, l’honneur d’assister avec une grande fidélité à nos audiences solennelles, ce qui nous flatte. Mais plus encore qu’à votre présence physique, nous sommes sensibles à la présence et à l’efficacité de votre esprit.

Nous sentons que, de plus en plus, vous nous comprenez, que, de plus en plus, vous vous intéressez à nos travaux, à nos responsabilités, à la sauve­garde de notre indépendance et à l’effort de justice qui nous anime.

Aussi sommes-nous particulièrement heureux de vous accueillir.

Madame le secrétaire d’Etat à la condition pénitentiaire,

C’est, si j’ai bonne mémoire, la seconde fois que vous nous faites la grâce de venir. Voilà donc deux excellents « précédents » comme nous disons dans notre jargon... un jargon qui, ainsi que vous le voyez, n’a rien d’ésotérique.

Deux précédents constituent déjà une habitude.

L’année de la femme vient de s’achever, mais j’espère vivement que l’habi­tude subsistera et que, chaque année, nous aurons le plaisir et l’honneur de vous voir.

La Cour vous salue respectueusement et vous remercie.

La Cour tient aussi à saluer et à exprimer tous ses remerciements à messieurs les représentants des assemblées, à monsieur le vice-président du Conseil d’État, à messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature, à monsieur le premier président de la Cour des comptes, à messieurs les préfets, ainsi qu’à toutes les hautes personnalités, qui ont bien voulu, en répondant à notre invitation, nous manifester estime et amitié.

Dans une pièce de théâtre célèbre, récemment reprise, Jean Giraudoux faisait dire à Hector : « Nous savons tous ici que le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi libre­ment qu’un juriste la réalité. »

Poète ou juriste, lorsqu’un premier président évoque le sort de sa juri­diction, il balance toujours entre le témoignage d’autosatisfaction et le cahier des doléances.

J’aurais bien voulu échapper à la tradition mais, avant de donner la parole à monsieur le procureur général, il faut, monsieur le garde des Sceaux, monsieur le Premier ministre, que j’attire votre attention sur deux points.

Premier point : avec ses effectifs actuels la Cour de cassation, dans ses cham­bres civiles, ne parvient plus à absorber l’augmentation toujours croissante des pourvois. Il faut voir les choses en face et ne pas se bercer d’illusions sur les effets de telles ou telles réformes de procédure à envisager. Demain, peut-être, avec le secours de l’informatique ?... mais laissons cela aux générations à venir et voyons les réalités présentes : la Cour de cassation est en train de prendre du retard dans ses chambres civiles.

Pourtant je puis porter témoignage du labeur incessant que tous fournissent : présidents, conseillers, conseillers référendaires, avocats généraux, secrétaires­ greffiers, mais je dois dire que, malgré tant d’efforts, nous sommes submergés par la montée constante du nombre des affaires et j’ai grand peur que même les meilleurs d’entre nous ne finissent par se décourager car le travail de chacun est maintenant à la limite extrême du possible et le rythme ne peut plus être augmenté par un effort supplémentaire.

Jugez-en : je prends l’année 1920, le début des « années folles » : la Cour de cassation comprenait alors trois chambres, la criminelle et deux chambres pour les affaires civiles, avec chacune 15 conseillers (chiffre statutaire), soit au total 45 conseillers ; elle a rendu 2 000 arrêts environ. Année 1975 : au total 78 conseillers ; arrêts rendus, 10 000 environ.

Ainsi, entre 1920 et 1975, le nombre des décisions rendues a quintuplé ; le nombre des conseillers n’a même pas doublé.

Depuis 1967, nous n’avons plus, dans les chambres civiles, 15 conseillers par chambre, car, curieusement, on a augmenté le nombre des chambres (il y en a maintenant six) - la chambre criminelle et cinq chambres civiles - mais on n’a pas augmenté, en proportion, le chiffre des conseillers ; ils étaient, l’an dernier, 78 seulement ; ils vont être, cette année, 80, grâce à la prévision de deux postes nouveaux dans le dernier budget.

Je sais bien que l’équilibre des masses budgétaires et les arbitrages néces­saires ne nous permettent pas d’espérer un miracle immédiat, mais je dis qu’il est indispensable de rétablir le plus tôt possible au moins le nombre de 15 conseillers par chambre. Et encore, la chambre criminelle, qui a dû se diviser en sections, a-t-elle des besoins bien plus considérables auxquels nous ne pouvons faire face qu’en dépeuplant plus ou moins les chambres civiles... mais passons.

15 conseillers par chambre, cela nous donnerait un total de 90 conseillers, chiffre qui me paraît à peine suffisant pour nous permettre de tenir la tête hors de l’eau, comme disait Winston Churchill.

A l’époque où les Français réclament une justice à la fois accélérée et ouverte à tous, ce n’est pas le moment de nous laisser embouteiller.

La mise en oeuvre de nos voies de recours, y compris le pourvoi en cassation, doit être réglée non pas en fonction de la commodité du juge, mais en fonction de l’intérêt et de la sécurité des justiciables.

Voilà mon premier point.

Sans doute - et c’est mon second point - nous avons reçu, depuis 1967, le concours d’une vingtaine de conseillers référendaires mais leurs tâches sont multiples et leur nombre est insuffisant pour qu’ils remplissent partout le rôle d’assistants auquel ils étaient destinés et pour que leur aide puisse imprimer à l’examen des affaires le rythme maintenant nécessaire.

Certes, ils nous sont précieux et forment un corps de jeunes magistrats connaissant déjà à fond la jurisprudence et la technique de la Cour de cassation et leur nécessité se révélera encore plus éclatante lors des prochains grands brassages qui nous attendent au détour des années 1977 et 1978, mais leur statut est tel qu’ils n’ont pas voix délibérative, même pour les affaires qu’ils rapportent, en sorte qu’ils ne peuvent pas, à proprement parler, compléter une chambre.

De plus, ces collègues discrets, qui jamais ne se plaignent et qui constituent pourtant une rare sélection de juristes, sont fort mal récompensés du travail qu’ils fournissent et du dévouement dont ils font preuve. Certaines règles entra­vent même leur avancement, ce qui est pour le moins paradoxal, puisque nous avons besoin des meilleurs et que nous risquons, au contraire, de voir, faute d’attrait de carrière, leur recrutement se tarir.

En un mot, il me paraît urgent de réviser leur statut.

J’arrête là mon propos qui était, comme vous le voyez, tourné vers l’avenir. Il nous faut maintenant revenir en arrière pour vous exposer l’activité de notre juridiction durant l’année écoulée.

Monsieur le procureur général, vous avez la parole.

 

 

 

Discours de monsieur Adolphe Touffait, procureur général près la Cour de cassation

Monsieur le Premier ministre,

Votre présence parmi nous, trois fois renouvelée en un an, montre l’im­portance que l’administration de la Justice présente à vos yeux.

Jamais aucun premier ministre ne nous avait réservé un tel honneur. Étant donné le poids de vos charges, elle nous montre que vous êtes à l’écoute de nos décisions, mais elle nous rappelle - s’il en était besoin - les responsa­bilités qui sont les nôtres dans le jeu harmonieux de nos institutions et l’appli­cation des lois de la République.

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

C’est une grande joie pour nous tous de vous saluer dans ce palais. La politique vous en éloigne.

Pour notre enseignement, nous le regrettons, car nous aimions entendre vos plaidoiries éblouissantes et enrichissantes.

Maintenant, nous vous lisons et notre plaisir est encore très grand, surtout quand nous voyons tous les efforts que vous déployez pour améliorer le tra­vail législatif et nous donner comme instrument de travail des textes clairs et précis dans leur concision.

Nous interprétons votre venue comme un signe d’amitié et d’intérêt au­quel nous sommes très sensibles.

Monsieur le garde des Sceaux,

Nous avons le privilège de vous avoir reçu dans cette salle à plusieurs occa­sions et maintenant vous nous connaissez.

Permettez-moi de vous dire que pour notre part nous vous avons découvert - avant tout - homme de dialogue.

Incités par vos propos, poussés par vos questions, nous n’hésitons pas à vous faire connaître le fond de notre pensée - quelquefois trop vigoureuse­ment, nous le reconnaissons et nous nous en excusons - mais sachez bien que nous n’oublions pas que vous êtes autorité de décision ministérielle et que lorsque vous avez tranché, votre décision est devenue la nôtre, c’est la règle de nos institutions démocratiques, et nous en sommes très respectueux.

Madame le secrétaire d’Etat à la condition pénitentiaire,

Nous suivons vos efforts dans une des tâches les plus difficiles de l’admi­nistration de la justice, celle de la « diversification » et même de la « per­sonnalisation » des conditions de détention des condamnés en fonction de leurs possibilités de réinsertion sociale, mais aussi du danger que certains d’entre eux font courir à la société.

Travail difficile, ingrat, qui nécessiterait des crédits à la mesure de vos légi­times ambitions.

Mais nous avons appris à apprécier votre ténacité dans l’exécution de la ligne que vous vous êtes fixée malgré les difficultés quasi quotidiennes que vous rencontrez.

Aussi, madame, soyez assurée de notre respectueuse sympathie.

Le parquet général se joint à monsieur le premier président pour saluer et remercier toutes les hautes personnalités qui ont bien voulu nous marquer leur sympathie en rehaussant par leur présence l’éclat de cette cérémonie.

L’article 6 du décret du 27 février 1974 prescrit qu’au cours de cette audience « il est fait un exposé de l’activité de notre juridiction durant l’année écoulée ».

Ce texte m’impose donc de parler des travaux de la Cour pendant l’année 1975.

Ceux-ci se marquent d’abord dans les statistiques.

En 1974, la chambre criminelle avait reçu 3 582 affaires et en avait ter­miné 3 443.

En 1975, elle en a reçu 100 de moins et terminé 300 de plus. Son bilan continue donc d’être des plus satisfaisants.

A mon grand regret, je ne puis faire la même remarque pour les affaires civiles.

En 1974, la Cour avait reçu 6 872 affaires civiles, ce qui dépassait les 6 100 ou 6 200 qui étaient enregistrée habituellement les années précédentes.

Expliquant cette augmentation, je constatais l’an dernier qu’elle était due à l’ampleur de la législation nouvelle, à l’abondance des dispositions réglemen­taires, nécessaires à l’adaptation des textes aux changements de la société et je présumais une augmentation des pourvois dans les années à venir.

La crainte que j’avais exprimée l’an dernier s’est réalisée et s’est même accentuée.

Le greffe civil a reçu cette année 7 625 affaires, soit 753 de plus que l’an dernier, donc un pourcentage de 10 % d’augmentation.

Or, en 1974, vous aviez terminé 6 141 affaires. Accentuant encore vos cadences en 1975, vous en avez expédié 6 525, soit 384 de plus que l’an der­nier ; la comparaison de ces chiffres avec le nombre d’affaires enregistrées cette année, je le rappelle 7 625, montre que vous ne pourrez régler dans l’année - ce qui était notre règle d’or - étant donné les délais légaux qui enserrent notre procédure - le même nombre de pourvois que vous avez reçus et que notre déficit, compte tenu du retard de l’an dernier et de celui de cette année, est de près de 2 000 dossiers.

Peut-on alors espérer, maintenant que la jurisprudence est fixée sur plusieurs points importants qui prêtaient jusqu’alors à controverse, une diminution du nombre des pourvois.

Je crois pouvoir vous répondre avec certitude par la négative. Pourquoi ?

Pour la bonne raison qu’une société en mutation rapide comme la nôtre est dans l’obligation de modifier profondément ses lois qui étaient, hier, ses piliers quasiment immuables.

A la fin des derniers travaux parlementaires, monsieur le Premier ministre, vous avez déclaré : « Cette session a été marquée par un travail intense et un esprit de réforme qui ont permis de voter un grand nombre de textes très importants dans le cadre de l’effort général de transformation et d’adaptation de notre société. »

Mais la loi ne reste pas lettre morte. Quand elle est promulguée, elle vit, elle modifie des situations juridiques, elle en crée de nouvelles, des conflits naissent. Les textes doivent être interprétés et, comme vous venez de le rap­peler au Sénat, monsieur le garde des Sceaux, « le rôle, la mission, la raison d’être de la Cour de cassation est d’unifier la jurisprudence ».

Beaucoup de ces textes ont été applicables dès leur promulgation, mais c’est avant-hier, 1er janvier 1976, que sont entrés notamment en vigueur : le monument de 972 articles paru au Journal Officiel du 9 décembre dernier qu’est le nouveau Code de procédure civile qui comporte de nombreuses ini­tiatives heureuses, mais qui poseront inéluctablement des problèmes dans leur application ; la nouvelle loi sur le divorce avec son décret d’application por­tant réforme de la procédure de divorce ; la loi sur le recouvrement public des pensions alimentaires ; la loi sur les chèques sans provision avec un décret et un arrêté d’application ; la loi du 11 juillet 1975 modifiant et complétant des dispositions du Code pénal sur des points importants avec trois décrets d’application ; la loi du 6 août 1975 modifiant et complétant certaines dispo­sitions de procédure pénale avec deux décrets d’application.

Quand vous saurez en outre, qu’en ce qui concerne seulement les textes pénaux, la Chancellerie a cru nécessaire de les présenter et les expliciter dans sept circulaires comportant en tout cent trente pages, vous comprenez que je puisse avan­cer sans crainte de me tromper que le nombre de pourvois même au pénal augmentera encore et que notre retard s’accentuera si nous restons dans le statu quo.

Nous sommes au point de rupture.

Quelle solution proposer ?

Ce qu’il y a de certain, c’est que nous ne pouvons demander des efforts supplémentaires aux magistrats de la Cour de cassation.

Déjà, plusieurs d’entre nous, par surmenage, ont été éloignés de nos tra­vaux et j’ai une pensée émue pour ce conseiller qui est décédé cette année à sa table de travail.

D’autre part, un travail plus rapide ne pourrait se faire qu’au détriment de la qualité de nos arrêts et peut-être même de leur certitude juridique.

Faut-il augmenter le nombre de conseillers et revenir au nombre de 15 conseillers par chambre, comme le suggère monsieur le premier président ?

C’est probable et je suis de cet avis, car d’une part cette solution permet­trait d’attendre quelques mois les nominations destinées à combler les vides creusés par les mises à la retraite ou par toute autre cause ; d’autre part, et nous le considérons comme un honneur, il est fait appel de plus en plus à des membres de la Cour pour faire partie de commissions instituées pour étu­dier des réformes de structures importantes ou pour diriger ou participer aux cabinets présidentiels ou ministériels, mais nous n’avons aucun volant de magis­trats - comme dans les autres corps - pour répondre à ces demandes, enfin le nombre des assemblées plénières et des chambres mixtes augmente chaque année en raison de la complexité des affaires.

Mais il faut voir les choses en face et nous pouvons dire qu’étant donné la composition actuelle de notre corps combinée avec la loi sur l’abaissement de la limite d’âge, aucune augmentation sérieuse ne pourra être envisagée avant au moins cinq ans.

Cette proposition ne peut donc résoudre dans l’immédiat le problème qui se pose à notre Cour. On ne peut d’ailleurs s’engager qu’avec prudence dans une politique d’augmentation continuelle de magistrats, car la démultiplication des chambres ou même de sections dans la même chambre ne pourrait manquer d’aboutir à des contrariétés de décisions perturbatrices de notre rôle d’unifi­cateur de la jurisprudence, puisqu’elles aboutissent au même effet néfaste que s’il existait deux lois contradictoires sur le même sujet.

Il faut donc trouver un moyen.

Vous avez sans doute admis cette idée, monsieur le garde des Sceaux, puisque dans le nouveau Code de procédure civile vous avez laissé en blanc son titre VII consacré à la procédure devant la Cour de cassation.

L’an dernier, j’avais émis l’idée de mettre en place un filtre institutionnel, chambre des requêtes améliorée dans chaque chambre.

Je comprends que cette idée, reconnue indispensable par certains, critiquée par d’autres ou même rejetée purement et simplement, puisse être largement améliorée.

J’avais remarqué, il y a quelques années, qu’une idée lancée pour une réforme indispensable dans notre organisation judiciaire, étant donné sa pesan­teur, mettait près de dix années pour franchir les trois étapes rappelées hier par monsieur le Président de la République lors des aveux à l’Élysée. L’avantage de cette méthode était qu’au bout de ce laps de temps, la réforme rencontrait un accord quasi général, mais maintenant, dans ce monde exigeant qui bouge de plus en plus vite, les réformes judiciaires et en particulier l’amélioration de notre technique de règlement des affaires doit être réalisée rapidement.

J’ajoute que cette réforme pourrait être moins absolue, d’une part, si le filtre pouvait se placer - comme il l’a été longtemps et comme il lui arrive de l’être encore, mais il faut le reconnaître de moins en moins - avant la saisine de la Cour de cassation et, d’autre part, si les conclusions prises devant les cours d’appel étaient présentées dans la forme souhaitée par un groupe de travail composé de magistrats et d’avoués près les cours d’appel.

Pour survoler l’activité de notre juridiction, signalons aussi les travaux de la Commission d’indemnisation créée par la loi du 17 juillet 1970 qui permet d’accorder une indemnité à la personne ayant fait l’objet d’une déten­tion provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard, par une décision de non-lieu ou d’acquittement, lorsque cette détention lui a causé un préju­dice manifestement anormal et d’une particulière gravité.

Cette commission est saisie d’affaires qui mettent en cause le bon fonc­tionnement du service de la justice et elle va encore avoir cette année à connaî­tre d’affaires délicates.

Le nombre d’affaires dont elle est saisie augmente chaque année : 21 en 1972, 23 en 1973, 31 en 1974 et 40 en 1975. Elle a accordé, en 1974, 33 000 F répartis entre deux personnes et en 1975, 25 000 F répartis entre quatre personnes.

Je ne saurais trop souligner, pour leur rendre hommage, que les travaux de cette commission sont assumés par des magistrats qui ont bien voulu s’en char­ger en sus de ceux de leur chambre.

Pour ne pas alourdir cette assemblée solennelle, je ne parlerai pas des tra­vaux extra juridictionnels extrêmement diversifiés des membres de notre compa­gnie, mais je dois dire un mot de l’état des travaux du C.E.D.I.J., c’est-à-dire du Centre d’information juridique.

Dès à présent, cinq années de jurisprudence ont été mises en mémoire. La préparation automatique des manuscrits des prochaines tables analytiques de notre bulletin va être réalisée.

Il est envisagé, dans une perspective relativement prochaine, d’installer des terminaux à l’Assemblée nationale, au Sénat, à la Chancellerie et dans les prin­cipales juridictions. Un service limité de « questions - réponses » va, à titre expérimental, être mis en place, permettant l’interrogation de nos bases de données.

Bien que ces travaux se fassent avec des moyens très limités, dans le silence et la réserve habituels à notre Cour, il s’agit là d’une véritable révolution. Monsieur le garde des Sceaux a déjà bien voulu nous encourager en venant poser quelques questions. Il a pu juger de la fiabilité de la machine en recherche jurisprudentielle.

Puis-je prendre, monsieur le Premier ministre, la grande liberté de vous prier d’examiner si un jour vous ne pourriez disposer de quelques instants, pour juger de la qualité de nos travaux qui supportent la comparaison avec ceux qui, en cette matière, se font de mieux dans le monde et surtout pour que vous puissiez mesurer leurs perspectives d’avenir pour toute l’Administration française.

Si je vous ai parlé, trop sans doute, de statistiques, on ne saurait oublier que derrière chaque numéro de ces dénombrements, il y a une affaire, derrière chaque affaire, des justiciables qui, quelquefois pendant une ou plusieurs années, ont été anxieux de la solution que nous allions lui donner.

Nous parlons de ces affaires, monsieur le garde des Sceaux, dans le rapport que nous aurons l’honneur de vous remettre en mains propres d’ici quelques temps.

Il ne saurait être question dans mon propos d’aujourd’hui de résumer ce rapport.

Tout au plus puis-je signaler l’orientation de la jurisprudence de la Cour dans des domaines présentant un intérêt particulier parce qu’ils ont été placés récemment sous les projecteurs de l’actualité.

Je citerai d’abord nos décisions en matière de droit communautaire et qui vient d’être d’actualité parlementaire.

Au mot actualité, j’ajoute parlementaire, pour spécifier que la grande presse n’y a guère fait écho, alors que le Sénat vient de consacrer sa journée du 16 décembre à la discussion de nombreuses questions orales avec débat, d’un intérêt primordial sur le développement institutionnel, politique, économique, monétaire, juridique des Communautés européennes et donc du niveau de vie actuel et futur de tous les Français.

Débats d’une haute tenue, d’une grande élévation de réflexion, notamment en ce qui concerne les rôles respectifs du Parlement, du Gouvernement et du domaine du Traité de Rome.

Ces grands principes, notre Cour, réunie en chambre mixte composée de toutes nos chambres en a débattu le 24 mai 1975 et dans un arrêt qui a été longuement commenté par la doctrine dans tous les États membres de la Communauté, elle a affirmé la primauté du Traité de Rome sur la loi natio­nale, même postérieure.

J’ajouterai que c’est cette question qui était à l’ordre du jour de la réu­nion en octobre dernier des chefs des Cours suprêmes des États membres de la Communauté que notre Cour de cassation a eu l’honneur d’organiser à Paris, et la Grande-Bretagne, le Danemark et l’Irlande, qui n’avaient pas encore eu l’occasion d’avoir à l’examiner, n’ont pas été insensibles à nos arguments.

Enfin, la Cour de cassation n’hésite pas à saisir la Cour de justice de Luxembourg, en vertu de l’article 177 du Traité quand elle se trouve en pré­sence d’une difficulté sérieuse d’interprétation du Traité. C’est ainsi que la chambre sociale, cette année, a eu l’occasion de régler une affaire après renvoi, une autre en appliquant directement le droit communautaire, ainsi d’ailleurs que la chambre commerciale, illustrant la manière dont le droit européen s’affirme et progresse grâce aux efforts combinés des juridictions nationales et de la Cour de justice.

Parmi l’actualité - sans qualificatif - citons le domaine des accidents du travail et celui de la responsabilité pénale du chef d’entreprise qui viennent de sensibiliser l’opinion et ont donné lieu à d’abondants commentaires souvent contradictoires.

Mais connaît-on la jurisprudence de la Cour de cassation en ces matières ?

En ce qui concerne les accidents du travail, elle n’a jamais cessé de rap­peler avec vigueur que les règlements de sécurité et d’hygiène doivent être très vigoureusement respectés.

Je pourrais vous citer des dizaines d’arrêts condamnant l’employeur « s’abs­tenant de prendre les mesures que les circonstances commandaient, comme relevant de l’organisation générale de sécurité qui lui incombait » (29 octo­bre 1968, B. 274, p. 656) ou le déclarant « responsable pénalement de l’acci­dent du travail qui s’est produit en raison de l’insuffisance des mesures de sécurité qu’il a prescrites » (21 octobre 1969, B. 260, p. 625).

La chambre criminelle rappelle encore que les chefs d’entreprise ne peu­vent invoquer pour échapper à leur responsabilité ni l’imprudence de la victime, ni l’inobservation du règlement d’atelier, pas davantage les difficultés de fait ou de droit, même sérieuses, auxquelles ils peuvent avoir à faire face pour assu­rer le respect des prescriptions réglementaires, ni enfin, le fait qu’ils n’ont pu surveiller les divers chantiers qu’ils exploitent. C’est ainsi qu’une cour d’appel avait relaxé le chef d’entreprise au motif :« que l’on ne saurait rendre le chef d’entreprise, qui a de nombreux chantiers à visiter chaque jour, responsable d’un défaut de surveillance sur l’un d’eux... ». La Cour de cassation a cassé avec la formule suivante qui revient souvent dans ses décisions :« Les dispo­sitions édictées par les règlements dans le dessein d’assurer la sécurité et l’hy­giène des travailleurs sont d’application stricte et il appartient au chef d’entre­prise de veiller personnellement et à tout moment à leur constante application » (18-1-1973, B. 25, p. 67).

L’employeur peut cependant s’exonérer de sa responsabilité s’il apporte la preuve qu’il a délégué la direction des travaux à un préposé investi de la compé­tence et de l’autorité nécessaire pour y veiller efficacement.

Mais la portée de cette exception a été précisée dans un arrêt du 19 jan­vier 1975 qui a déclaré que la délégation de pouvoirs, exonérations de toute responsabilité, ne pouvait pas se déduire d’une mission générale donnée dans le contrat d’engagement du directeur des travaux.

La chambre criminelle rappelle aussi souvent que les procès-verbaux en cette matière font foi jusqu’à preuve contraire et qu’en conséquence les juridictions de jugement ne peuvent dénier l’existence de l’infraction relevée à moins qu’il ne leur soit apporté des éléments de preuve contraire.

Voici dans ses grandes lignes la jurisprudence de la chambre criminelle et qu’on ne vienne pas dire qu’elle est nouvelle, alors qu’elle a été rappelée aux chefs des cours d’appel dans des circulaires datant des 19 décembre 1966 et 28 septembre 1972.

Il faut y ajouter les sanctions civiles très sévères qui résultent de la juris­prudence de la chambre sociale telles que : « les compléments d’indemnisation en cas de faute inexcusable, les majorations des taux de cotisation d’accidents du travail et les pénalités en cas d’inexécution des mesures de prévention im­parties ».

L’ancienneté de ces jurisprudences, leur constance, leur fermeté s’appuyant sur la volonté du législateur qui, le 5 juillet 1972, a augmenté les pénalités applicables aux infractions au droit du travail ne peuvent être inconnues des instances du monde du travail.

Elle avait cependant besoin, m’a-t-il semblé, d’être rappelée dans la solen­nité de cette audience.

Ne doit-on pas aussi mentionner notre jurisprudence en matière de détention provisoire ?

Il suffit alors de renvoyer à nos rapports. Nous lisons notamment, dans celui de 1972-1973 : « La Cour de cassation manquerait à une partie essentielle de sa mission si elle ne veillait pas avec la plus grande attention au respect de la liberté individuelle ».

Elle le fait, en effet, scrupuleusement, avec le souci de laisser les juges d’instruction ou les chambres d’accusation prendre les mesures légales que leur dicte leur conscience, mais elle est obligée de rappeler à leurs devoirs ceux qui seraient tentés de recourir à cette mesure exceptionnelle en dehors des conditions strictement énoncées par la loi.

Aussi leur impose-t-elle de nous mettre en mesure d’exercer notre contrôle en motivant spécialement, d’après les éléments de l’espèce, la mise ou le maintien sous mandat de dépôt, et la chambre criminelle casse les décisions qui se bornent à reproduire les termes généraux de l’article 144 du Code de procédure pénale.

C’est ainsi que les 28 avril, 2 octobre, 22 octobre 1975, la chambre criminelle a cassé trois arrêts de chambre d’accusation en rappelant qu’il ne suffit pas d’invoquer la préservation de l’Ordre public, ou l’empêchement d’une pression sur les témoins pour placer sous mandat de dépôt, mais qu’il faut que sa délivrance soit spécialement motivée par le cas d’espèce et ses éléments, car les dispositions de l’article 144 du Code de procédure pénale sont substantielles.

On pourrait, à partir de ce rappel de notre jurisprudence sur les accidents du travail et la détention provisoire, avoir la tentation d’analyser la vive polémique qui vient de se développer dans la presse orale et écrite au sujet de certaines décisions judiciaires approuvées avec enthousiasme par certains, contrebattues véhémentement par d’autres.

Je ne pense pas que ce soit notre rôle. Je crois qu’il suffit de rappeler calmement, sereinement mais avec force, quelles sont les lignes directrices de notre jurisprudence issues de la volonté du législateur, pour que celles-ci s’imposent - comme le veut notre organisation judiciaire - aux juridictions du fait.

Cette attitude ne peut que conforter nos concitoyens, ouvriers, employeurs, dans la crédibilité de notre justice et conduire, comme vous l’avez dit, monsieur le garde des Sceaux, notre société à s’interroger sur elle-même avant de critiquer ses juges, car finalement dans une société démocratique où les juges sont nommés, celle-ci se donne les juges qu’elle veut.

Mais ces réflexions n’aboutissent-elles pas à se poser la question de la place de la Justice dans nos institutions et des rapports du juge et de la loi ?

Ce thème dépasse mon propos qui n’est réservé réglementairement qu’à l’examen de l’activité de notre juridiction.

Il mériterait d’ailleurs de très longs développements, notamment au point de vue historique.

Cependant, je voudrais l’évoquer, même d’une manière très sommaire et donc très incomplète, à travers une formule dont nous sommes très fiers et que nous ne manquons jamais de citer :

Nous jugeons « au nom du peuple français ».

Quelle magnifique formule dans son raccourci et dans sa force, elle grandit sans doute ceux qui ont le pouvoir de l’utiliser pour en revêtir leur décision.

Cependant, je n’ai jamais rencontré un développement approfondi sur ce pouvoir redoutable qui nous est confié.

Par qui ? Comment ?

Autrement dit : « Qui t’a fait juge ? Qui t’a fait roi ? »

Je pense que personne ne soutiendra que c’est grâce à l’examen que nous avons passé pour être nommé magistrat, et maintenant au passage à l’Ecole nationale de la magistrature, que nous avons acquis cette dignité.

Alors par qui ? Et comment ?

Sans remonter à la Révolution française et en ne prenant la situation qu’après 1962, il me suffira de citer le général de Gaulle, analysant son élec­tion en qualité de président de la République au suffrage universel direct, qui déclarait le 31 janvier 1964 :

« L’autorité indivisible de l’État est confiée toute entière au président de la République par le peuple qui l’a élu ; il n’en est aucune autre, ni minis­térielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne soit conférée et maintenue par lui. Or, il lui appartient d’ajuster le domaine suprême qui lui est propre, avec ceux dont il attribue la gestion à d’autres. »

C’est clair. La souveraineté nationale appartient au peuple qui la remet par la voie de l’élection au président de la République qui l’attribue pour sa gestion à d’autres qu’il nomme.

Il les nomme dans les formes prévues par la Constitution.

C’est ainsi qu’il nomme les magistrats inamovibles sur proposition ou sur avis du Conseil supérieur de la magistrature et leur délègue ainsi directement ce pouvoir de juger au nom de la souveraineté nationale, au nom du peuple français et il est le garant de notre indépendance pour nous éviter toute pres­sion d’où qu’elle puisse venir.

C’est pourquoi il ne peut y avoir de divorce entre les décisions du juge et la loi qui est l’expression démocratique du peuple par la voie de ses repré­sentants.

La loi promulguée, expression de volonté collective, entraîne un consensus social et c’est pourquoi, dès qu’elle est tournée ou violée par un juge, elle entraîne trouble, malaise, affrontement.

D’ailleurs, le juge, avant d’entrer en fonction, doit prêter serment de bien et fidèlement remplir ses fonctions - qui sont d’abord d’appliquer la loi - et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat, ce qui souligne qu’il doit l’appliquer dans sa finalité, qu’il ne doit pas la détourner du but qu’elle se propose et qu’il doit rechercher avec probité.

Il apparaît bien d’ailleurs de la jurisprudence que l’obligation de loyauté du magistrat dépasse la stricte neutralité qui s’impose à tout agent collabo­rant à un service public et que le juge doit avoir un devoir de loyauté totale envers les institutions.

Ce ne sont d’ailleurs pas là des principes particuliers à notre pays, ce sont sensiblement les mêmes avec des nuances plus ou moins grandes existant dans tous les pays du monde.

En tout cas, ce sont ceux que les membres de la Cour de cassation tout en gardant leur libre arbitre de citoyens, appliquent avec sérénité dans la recherche minutieuse de l’application de la loi.

Samedi 3 janvier 1976

Cour de cassation

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